Sections

Astrochimie, dans les cuisines cosmiques

Astrochimie, dans les cuisines cosmiques

22.10.2024, par
Un nuage interstellaire, constitué de molécules simples et complexes comme le méthane ou l'acide acétique, à proximité d'une étoile en formation. Image infrarouge prise par le télescope spatial James Webb.
Étudier la chimie du milieu interstellaire et récolter des indices sur l’origine de la vie sur Terre. Tel est l’objectif de l’astrochimie, une « jeune » science qui connaît depuis quelques années de formidables progrès.

Née à la fin des années 1930 avec le développement de la spectroscopie et de la radio astronomie, l’astrochimie, science à la frontière de l’astrophysique et de la chimie, a atteint l’âge de la maturité. Non seulement les nouveaux moyens d’observation du ciel dans les domaines infrarouge et radio ont démultiplié sa capacité de détection à distance des molécules de l’espace, mais couplés à la masse d’informations envoyées par les sondes qui sillonnent le Système solaire, les progrès de l’instrumentation lui ont fourni les outils nécessaires pour tester ses hypothèses par des expériences réalistes.

C’est que « le milieu interstellaire n’est pas constitué de vide », révèle Grégoire Danger, enseignant-chercheur au laboratoire Physique des interactions ioniques et moléculaires1. Dans les régions de formation d’étoiles, ce serait même plutôt le contraire. On y trouve, figés dans l’obscurité à des températures comprises entre -253 °C et -263 °C, de grands nuages composés à 99 % d’hydrogène moléculaire et de traces d’éléments volatils. Ces gaz, en réagissant avec les atomes adsorbésFermer Phénomène par lequel des atomes, des ions ou des molécules, se fixent sur une surface solide. à la surface des grains de poussière micrométriques qui circulent dans ces milieux, permettent la formation de glaces d’eau, d’ammoniac, de dioxyde de carbone, de méthane et de méthanol. Sous l’influence des rayons cosmiques, celles-ci vont se charger d’autres composés chimiques : monoxyde de carbone, formaldéhyde… plus de deux cents de ces espèces gazeuses et solides sont connues.
 

Infographie décrivant en partie les réactions chimiques qui ont lieu dans l’atmosphère de Titan, une des lunes de Saturne, menant à la synthèse de composés organiques complexes comme le benzène.
Infographie décrivant en partie les réactions chimiques qui ont lieu dans l’atmosphère de Titan, une des lunes de Saturne, menant à la synthèse de composés organiques complexes comme le benzène.

Plus tard, ces gigantesques structures s’effondreront sur elles-mêmes pour donner naissance à des étoiles et des planètes qui, en accrétant le gaz environnant, permettront à la lumière de circuler librement pour aller chauffer les couches superficielles des « grumeaux » de matière restés en orbite tels que les comètes et autres astéroïdes. Cette « photolyse » provoquera une nouvelle chaîne de réactions chimiques qui aboutira à l’apparition de molécules encore plus complexes… Ces corps glacés et rocheux, trop petits pour avoir été totalement modifiés par leur chaleur interne, ont massivement bombardé la Terre voici quatre milliards d’années. C’est pourquoi une thèse bien connue veut qu’ils y aient apporté les briques nécessaires à l’apparition de… la Vie.

Des analogues de glaces extraterrestres

Quelles sont ces briques ? Et en quelles quantités ? C’est ce qu’essaient de préciser Grégoire Danger et ses collègues en synthétisant des avatars de glaces extraterrestres. « Ces chercheurs placent des mélanges d’eau, d’ammoniac, de méthane et de gaz carbonique dans les conditions de températures et de pression régnant dans l’espace, en vue de provoquer leur condensation sur des substrats mimant des grains de poussières, des aérosols ou des météorites », explique Grégoire Danger. Puis, ils irradient et réchauffent ces surfaces, entre autres à l’aide de rayonnements UV comparables à ceux émis par les étoiles, de façon à produire des résidus analogues à ceux que l’on pourrait trouver dans des nuages moléculaires, sur les lunes Europe ou Titan de Jupiter et de Saturne, voire, en augmentant progressivement l’intensité de la lumière, sur le noyau d’une comète en approche du Soleil. Ils créent ainsi des échantillons riches de dizaines de milliers de molécules organiques d’espèces différentes, parmi lesquelles des sucres et des acides aminés, de la même famille que ceux entrant dans la composition des protéines ou de l’ADN et de l’ARN des êtres vivants.

La probabilité de remonter le fil de l’histoire du vivant est proche de zéro. 

Avec l’aide de Pauline Poinot, qui travaille dans son laboratoire de l’Institut de chimie des milieux et matériaux de Poitiers2 à adapter des outils de la biologie aux procédés de spectrométrie de masse haute résolution et de chromatographie en phase gazeuse et liquide, l’équipe a pu démontrer en les analysant qu’un composé aussi complexe que la cytosine, l’une des cinq bases nucléiques constitutives des brins d’ADN et d’ARN, avait pu être synthétisée dans la nébuleuse d’où est sortie le Système solaire !

Et ce n’est qu’un début. En effet, avec le démarrage en 2025 de la plateforme MIRRPLA3, dans le cadre du Programme et équipement prioritaire de recherche « Origins »4, ces spécialistes seront bientôt capables d’associer au rayonnement UV une irradiation des glaces par des faisceaux d’électrons et d’ions, en vue de simuler l’effet des rayons cosmiques sur cette chimie de l’espace. Une première mondiale même si, explique Grégoire Danger, reproduire précisément les réactions qui furent impliquées dans l’apparition de la vie sur Terre n’est pas l’objectif. « La probabilité de remonter le fil de cette histoire est proche de zéro. Notamment, parce que l’émergence du vivant ne fut pas le produit d’une accumulation de molécules complexes sur notre planète mais de leur sélection, de leur réplication et de leur évolution, sur un mode proto-darwinien. C’est-à-dire par le biais d’une auto-organisation de la matière et d’une chimie basée sur des systèmes “autocatalytiques” dont on ne sait quasiment rien ».

Image composite en infrarouge de Titan, une des lunes de Saturne, prise par la sonde Cassini.
Image composite en infrarouge de Titan, une des lunes de Saturne, prise par la sonde Cassini.

C’est cette voie qu’entendent explorer Grégoire Danger et Pauline Poinot, l’un en développant, des réacteurs microfluidiques, où pourraient être testées des solutions dans les conditions de la Terre primitive, l’autre en essayant de mettre au point des méthodes d’analyse. « Il s’agira de recourir à des traitements statistiques de données pour détecter, dans des échantillons, des réactions d’autoréplication ou d’auto-organisation caractéristiques du vivant », précise la chercheuse.

Une spécificité du vivant : l’homochiralité

Le domaine du vivant dispose d’au moins une propriété connue : l’homochiralité. De nombreuses molécules biologiques sont dites « chirales ». Elles peuvent exister sous deux versions dissymétriques appelées « énantiomères », qui sont parfaitement identiques si ce n’est qu’elles sont l’image dans un miroir l’une de l’autre mais non superposables, exactement comme nos deux mains. Or, on le sait depuis les travaux de Louis Pasteur au XIXe siècle, la plupart des acides aminés constitutifs des protéines et des peptides qu’utilisent les êtres vivants sont de forme gauche ou « lévogyres », c’est-à-dire qui ont tendance à dévier une lumière polarisée vers la gauche. A contrario, les sucres que l’on trouve dans leur ADN sont tous de forme droite ou « dextrogyres ». Une étrangeté, car synthétisées en laboratoire, ces molécules chirales sont produites en quantité égale dans leurs deux conformations.

 

Exemple générique de la chiralité d’une molécule de type acide aminé. Comme nos mains, les molécules dites « chirales » sont les images l’une de l’autre dans un miroir mais ne sont pas superposables.
Exemple générique de la chiralité d’une molécule de type acide aminé. Comme nos mains, les molécules dites « chirales » sont les images l’une de l’autre dans un miroir mais ne sont pas superposables.

Pourquoi ces préférences ? Et comment expliquer que sur Terre, ces composés n’existent pratiquement que sous une seule variante ? C’est à ce problème que s’intéresse Uwe Meierhenrich. Directeur de l’Institut de chimie de Nice5, il a consacré l’ensemble de sa carrière à élaborer avec ses collègues des méthodes analytiques pour séparer les énantiomères des hydrocarbures, des alcools, des acides aminés et de nombreuses autres familles de molécules. Entre autres, son équipe a développé un procédé de chromatographie en phase gazeuse énantiosélective qui lui a valu d’être sollicité par l’Agence spatiale européenne (ESA) pour participer à la mission Rosetta (2004-2016) dédiée à l’exploration de la comète 67P/Tchourioumov-Guérassimenko.
 

Si une forte asymétrie devait être détectée sur certaines molécules chirales, comme des hydrocarbures, cela fournirait un indice sérieux qu’une forme de vie a existé sur Mars, dans un passé lointain !

Installé sur l’instrument Cosac de l’atterrisseur Philae, dont était équipée la sonde, le chromatographe couplé à un spectromètre de masse devait mesurer la chiralité des molécules de la surface de l’objet. Certaines théories, soutenues par des expériences de laboratoire voulant que le Soleil ait produit, au moment de sa formation, une forme limitée d’asymétrie, les scientifiques espéraient accéder à des informations en étudiant cet astre primordial où Rosetta finira par détecter la présence d’un acide aminé : la glycine. 

Malheureusement, raconte le chercheur, « lors de son arrivée le 12 novembre 2014, Philae a rebondi plusieurs fois avant de s’immobiliser contre un rocher dans une position inclinée. Cosac a identifié une douzaine de molécules organiques mais il n’a pas récupéré suffisamment de matériel pour permettre la mesure des énantiomères ».

Mosaïque de quatre clichés saisis par la sonde Rosetta de la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko.
Mosaïque de quatre clichés saisis par la sonde Rosetta de la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko.

Cet aléa aurait pu décourager ces chimistes s’il ne leur avait, au contraire, servi de tremplin pour se lancer dans un autre projet : l’envoi d’une expérience sur la planète rouge dans le cadre de la mission « exo-Mars 2028 » de l’ESA. Programmée pour 2028, celle-ci va consister en un astromobile baptisé « Rosalind Franklin », chargé d’analyser pour la première fois des échantillons extraits du sous-sol martien. Notamment, grâce à l’instrument Moma qui comprend un chromatographe en phase gazeuse capable de séparer les énantiomères. Ce qui n’a rien d’anecdotique, comme l’explique Uwe Meierhenrich, « car si une forte asymétrie devait être détectée sur certaines molécules chirales, comme des hydrocarbures, alors cela fournirait un indice sérieux qu’une forme de vie a existé sur Mars, dans un passé lointain ! » 

Retour d’échantillons

Les météorites constituent une autre source de données pour les astrochimistes. Du moins à condition qu’elles n’aient pas été contaminées et transformées au moment de leur arrivée sur notre planète, et pour peu qu’on parvienne à les associer aux familles de corps célestes répertoriées par les astronomes. Francois-Régis Orthous-Daunay, à l’Institut de planétologie et d’astrophysique de Grenoble6 et Roland Thissen, à l’Institut de Chimie Physique7 de Paris-Saclay, ont eu l’occasion de s’intéresser de près au problème. Ces chercheurs ont développé un outil informatique à même de dépouiller les données des spectromètres de masse. Ces dispositifs accèdent à la composition des échantillons en séparant leurs constituants en fonction de leurs poids, explique Roland Thissen, puis « à la fin, on obtient un spectre dont chacun des milliers de pics représente une espèce particulière de molécule ».

À gauche, Un chercheur de l’université de Kyushu (Japon) traite un échantillon de l’astéroïde Ryugu largué sur Terre par la sonde Hayabusa 2 en 2020. À droite, trois échantillons de l’astéroïde préparés pour leur observation au microscope.
À gauche, Un chercheur de l’université de Kyushu (Japon) traite un échantillon de l’astéroïde Ryugu largué sur Terre par la sonde Hayabusa 2 en 2020. À droite, trois échantillons de l’astéroïde préparés pour leur observation au microscope.

Comment s’y retrouver ? L’équipe a élaboré un logiciel capable de classer ces signaux par famille chimique. Une expertise qu’elle a mis à profit pour analyser, en primeur, les échantillons de l’astéroïde Ryugu ramenés sur Terre en 2020 par la mission japonaise Hayabusa 2. Les résultats ont fait l’objet de deux articles parus l’année dernière dans la revue Science89. L’un, qui révèle la présence dans cet objet de certaines molécules d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), datant d’avant l’apparition du Système solaire. L’autre, qui établit une similitude entre la composition du corps céleste, riche en acides aminés et celle d’une météorite tombée en Tanzanie en 1938. Confirmant, là encore, que l’étude de la chimie des objets du Système solaire est l’une des clés pour comprendre les origines de la Vie.

À lire et à voir sur notre site
Quand la recherche fait parler les astéroïdes
Hayabusa 2 livre sa poussière d’astéroïde
La comète de laboratoire (vidéo)
Rosetta : Les comètes à l’origine de la vie?

Notes

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS