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Fariba Adelkhah, un combat pour la liberté
Demandez à celles et ceux qui la connaissent le mieux – collègues, étudiants, amis – de brosser en quelques touches la personnalité de Fariba Adelkhah, condamnée le 16 mai 2020 à cinq ans de prison pour « collusion en vue d'attenter à la sécurité nationale » iranienne, et à un an pour « propagande contre la République islamique ». Les formules de respect, d’affection, d’admiration, fusent aussitôt pour décrire une grande professionnelle de la recherche en sciences sociales qui a été honorée en décembre dernier par le prix Irène Joliot-Curie « Femme scientifique de l’année ».
« Iranienne jusqu’au bout des ongles mais éprouvant un vrai amour pour la France et sa culture, très curieuse, opiniâtre et parvenant toujours à remonter la pente même quand elle est dans le bas du bas », confie son compagnon Roland Marchal. « Extrêmement originale, donc inspirante, lumineuse, généreuse, travailleuse, dotée d’un sens prononcé de l’humour et de l’autodérision mais prenant au sérieux, ô combien ! son métier de chercheuse », glisse Béatrice Hibou, sa collègue au Centre de recherches internationales de Sciences Po1 (Ceri) et grande amie.
« Une personnalité d’une intégrité et d’une indépendance d’esprit absolues, prête à mourir en lionne au moment de sa grève de la faim fin 2019, pour protester contre son incarcération, défendre sa liberté, son métier et sa dignité », ajoute Jean-François Bayart, professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement, à Genève, et l’un des piliers de son comité de soutien.
Privée de liberté depuis deux ans
L’anthropologue franco-iranienne, en poste au Ceri, a été arrêtée le 5 juin 2019 par les Gardiens de la Révolution, l’armée idéologique du régime, à l’aéroport de Téhéran, avec Roland Marchal, lui aussi en poste au Ceri et venu la rejoindre pour une visite privée. Tous deux ont été détenus à la prison d’Evin, avant que Roland Marchal ne soit libéré en mars 2020. Sortie elle aussi de prison pour raison sanitaire le 3 octobre 2020, après un procès kafkaïen et une grève de la faim de 49 jours, la chercheuse est aujourd'hui encore assignée à résidence.
« Le CNRS condamne avec la plus grande fermeté la privation de libertés qui affecte encore aujourd’hui Fariba Adelkhah, anthropologue talentueuse et engagée, affirme Antoine Petit, président-directeur général du CNRS. Son emprisonnement arbitraire, sa condamnation puis cette assignation à résidence constituent une grave atteinte à la libre circulation indispensable à l’exercice de la recherche. Cela a trop duré. »
C'est avec un bracelet électronique à la cheville que la chercheuse a regagné son domicile dans le centre nord de Téhéran. Restant condamnée à la même peine et sans possibilité de contact hormis avec sa famille et quelques proches, « Fariba est visitée tous les jours par la police et elle a interdiction de se déplacer à plus de 300 mètres de chez elle, sauf autorisation exceptionnelle pour se rendre par exemple à l’hôpital ou sur la tombe de ses parents », précise Roland Marchal. Son moral ? Fluctuant, sans surprise. « Il y a des hauts et des très bas, d’autant que son ordinateur et la plupart de ses documents de travail lui ont été confisqués. Comme les autorités iraniennes ne reconnaissent pas la double nationalité, elle ne sera pas échangée contre un Iranien détenu en France ou en Belgique2. Elle-même, pour l’instant, ne désire pas quitter son pays d’origine. Elle veut retrouver sa liberté en Iran. Elle serait évidemment très heureuse de revenir en France, mais pas avant d’avoir été lavée des accusations dont elle est victime ni d’avoir obtenu la garantie de pouvoir retourner en Iran quand elle le souhaite. »
Cette soif de liberté, de savoir, d’émancipation, Fariba Adelkhah, née à Téhéran en 1959 dans une famille de la petite classe moyenne originaire du Khorassan (nord-est de l’Iran), la manifeste en quittant l’Iran jeune bachelière pour aller étudier en France grâce au soutien de son père, modeste fonctionnaire très pieux et très lettré qui a financé les études de sa fille quitte à ne pas pouvoir effectuer son pèlerinage à La Mecque.
Inspirée par Simone de Beauvoir
« La lecture – dans une traduction en farsi – du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir explique pour partie son choix d’entamer des études de sociologie à l’université de Strasbourg, à l’automne 1977, pense Jean-François Bayart. Ce livre a été pour elle une révélation. De même, comme la plupart des étudiants de sa génération, elle a été très marquée par l’exigence de vérité et de justice présente dans les écrits du philosophe islamique Ali Shari’ati qui avait fait lui-même ses études en France dans les années 1960 et qui est l’un des principaux inspirateurs de la révolution iranienne de 1979, avant que la République islamique ne le voue aux gémonies. »
Entrée à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 1984, Fariba Adelkhah y soutient une thèse de doctorat en 1990, thèse parue l'année suivante sous le titre La Révolution sous le voile : femmes islamiques d'Iran (Éd. Karthala, 1991). Son idée-force, étayée par des entretiens avec plusieurs dizaines de femmes ayant adhéré à la Révolution au nom de valeurs religieuses : montrer comment celles-ci se sont approprié le voile (hejâb) pour s’arracher à leur rôle traditionnel et sortir dans la rue, s’affirmer dans l’espace public, faire irruption sur la scène politique. « Cette catégorie très particulière de femmes révolutionnaires incarnait à sa manière une forme de féminisme islamique, commente Jean-François Bayart. Fariba Adelkhah connaît de l’intérieur la religiosité de son pays natal, elle est l’une des premières à avoir parlé du voile en Iran en tant que moyen d’"accès à la vie sociale". Alors qu’en Occident, la façon dont le voile a permis à des Iraniennes de s’affirmer et de jouer un rôle politique a parfois été mal compris. »
L’identité iranienne scrutée à la loupe
Au fil des années, bien d’autres problématiques centrées sur les mutations de l’Iran postrévolutionnaire, impossible à comprendre à l’aune du seul islam et à réduire à un régime dictatorial monolithique, vont mobiliser son intérêt. Son deuxième essai, Être moderne en Iran (Éd. Karthala, 2006), décortique les rouages complexes d’une société d’où la religion est loin de disparaître mais qui endosse certains habits de la modernité (développement de l’individualité, y compris des femmes, diffusion de la civilisation matérielle, débat autour de la sexualité…).
Autre facette de l’identité iranienne scrutée à la loupe par Fariba Adelkhah depuis le milieu des années 1990 et exposée dans son livre Les Mille et une frontières de l’Iran. Quand les voyages forment la nation (Éd. Karthala, 2012) : les relations de ce pays avec le reste du monde. Où l’on découvre comment « l’iranité » s’enracine dans une expérience pluriséculaire d’échanges avec l’extérieur, ce que démontre l’ouvrage à travers la figure de fidèles chiitesFermerAdeptes du chiisme, courant minoritaire de l’islam, alors que le sunnisme, courant majoritaire, rassemble environ 85 % des musulmans. iraniens se rendant sur les lieux saints de l’islam en Arabie saoudite, en Syrie, en Irak, etc. Ou via l’analyse de la diaspora iranienne en Californie, à Dubaï, au Japon, de la contrebande entre l'Iran, les pays du Golfe, la Turquie, le Pakistan, de la situation des millions d’Afghans réfugiés en Iran…
Plus récents mais non moins novateurs, les travaux conduits par Fariba Adelkhah en Afghanistan lui ont permis d’ausculter, parfois à ses risques et périls, la circulation des clercs chiites entre Kaboul (Afghanistan), Qom (Iran) et Nadjaf (Irak), le sort réservé aux femmes hazaras (ethnie minoritaire chiite), la gestion des conflits fonciers par les Talibans…
Qu’elle travaille sur l'évergétisme (don effectué par un particulier à la collectivité), la colombophilie (l’élevage de pigeons, une activité traditionnellement masculine) ou les évolutions du fiqh (droit islamique) en suivant des cours de théologie réservés d’ordinaire aux hommes, « Fariba part toujours du terrain, du quotidien, relève Béatrice Hibou. C’est pour elle, qui excelle dans l’art d’écouter et d’éclairer ces "petits riens" si fréquents qu’ils finissent par passer inaperçus alors qu’ils révèlent des actions ou des phénomènes riches de significations, la partie la plus fascinante du travail de recherche ».
Avant tout, « Fariba a le souci d’appréhender les transformations de la société iranienne ou afghane sous l’angle des pratiques, ajoute Jean-François Bayart. Elle a ainsi montré qu’un pèlerinage est non seulement une expérience religieuse, mais comporte aussi des aspects extra-confessionnels, profanes, économiques... ». Quant à ses qualités de plume, Fariba Adelkhah possède un style « extrêmement visuel, relève Agnès Devictor, maître de conférences à l’université Paris 1 et spécialiste du cinéma iranien. Son écriture alterne plans larges et gros plans. Ses observations, décrites avec une précision photographique et sans jargon, font ressentir de façon ultra-précise les enjeux économiques, politiques et sociaux d’une situation donnée ».
Prisonnière scientifique
Intervenues sur fond de vives tensions entre Téhéran et les capitales occidentales, l’arrestation et la condamnation de Fariba Adelkhah font de cette prisonnière scientifique « la victime collatérale de la décision de Donald Trump, début mai 2018, de retirer les États-Unis de l’accord de 2015 sur le programme nucléaire iranien, et des méthodes d’une fraction de l’establishment révolutionnaire de la République islamique opposée à tout rapprochement avec l’Occident et restée fidèle à son habitude de la prise d’otages, analyse Jean-François Bayart. Il se peut aussi que Fariba soit impliquée à son insu dans un règlement de comptes interne au régime et qu’elle ait été arrêtée sur ordre d’acteurs du système pour en embarrasser d’autres, un "jeu" sur lequel elle n’a aucune prise ». Ou serait-ce en tant que chercheuse que certains cercles du pouvoir la jugeraient menaçante ?
Un point, du moins, est sûr : travailler en Iran est chose de moins en moins simple pour les spécialistes de sciences sociales. « L’Iran est un terrain de recherche difficile d’accès, témoigne Agnès Devictor. Il est très compliqué d’obtenir un visa et des durées de séjour suffisantes alors qu’il faut disposer de temps pour comprendre des systèmes de vie politiques, économiques, sociaux, nécessaires à toute contextualisation de la recherche, même en histoire de l’art. Travailler uniquement avec des sources de deuxième main, c’est perdre le contact avec le réel. Le terrain long est indispensable, comme le sait mieux que personne Fariba. » Laquelle n’a cessé de défendre son métier et poursuit son combat pour la liberté scientifique, même dans les pires conditions.
« Fariba Adelkhah incarne les exigences d’une recherche libre, pointe Béatrice Hibou. Comme elle l’écrit joliment, "la recherche est l'abreuvoir de la liberté". Son combat est celui de tous ceux qui défendent la possibilité de produire du savoir dans le respect de leurs droits les plus fondamentaux. »
« Ce que nous dit inlassablement Fariba depuis son arrestation, c’est qu’il ne faut rien céder sur ce qui constitue le cœur de notre travail, c’est-à-dire la liberté de la recherche, renchérit Sandrine Revet, elle aussi membre du Ceri et l’une des initiatrices du numéro 90 de la revue Critique Internationale qui rend hommage aux travaux, au courage et à l’engagement de l’anthropologue. À travers des enquêtes de terrain parfois difficiles, Fariba revendique toujours la même posture : "Je ne fais pas de politique, je ne suis pas une militante, je fais de la science et, à ce titre, je dois pouvoir observer toutes les pratiques sociales d’une culture donnée". »
L'indispensable liberté de la recherche
Que de nombreux États autoritaires craignent aujourd’hui la menace que peut représenter la vérité scientifique, François-Joseph Ruggiu, directeur de l'Institut des sciences humaines et sociales du CNRS, le constate et le déplore lui aussi. « Les libertés de pensée, d'expression, voire de circulation des scientifiques, et avec eux de beaucoup de citoyens, sont remises en question, observe-t-il. C’est le cas en Iran mais aussi, entre autres, en Turquie d’où de nombreux universitaires ont été contraints de s’exiler. Même au cœur de l’Europe, il est indispensable d’offrir aux chercheuses et chercheurs la possibilité d’exercer leurs activités d’enquête, de réflexion et de diffusion de leurs résultats, dans des conditions de parfaite indépendance et de sérénité. C’est pour cette raison que le CNRS, qui soutient en la personne de Fariba Adelkhah une anthropologue et une chercheuse exemplaire, a voulu, avec ses partenaires du réseau du G6 qui réunit les principales organisations de la recherche européenne3 (4) et représente 135 000 professionnels, réaffirmer solennellement l’importance fondamentale du principe de liberté de la recherche. Je tiens aussi à rendre hommage au travail considérable de Sciences Po qui agit sans relâche pour qu’elle ne soit pas oubliée. »
L’anthropologue parle d’elle-même comme une « Iranienne aimant vivre en France pour des raisons affectives et professionnelles ». « Fille du désert », elle s’adonne aussi à la traduction de poésies françaises depuis une dizaine d’années. Cela fait maintenant plus de 700 jours qu'elle est injustement privée de sa liberté. ♦
À lire sur notre site
Roland Marchal : « J’ai été un otage académique »
À lire
- La Liberté académique. Enjeux et menaces, Vanessa Frangville, Aude Merlin, Jihane Sfeir et Pierre-Étienne Vandamme (dir.), Éditions de la MSH, 2021.
- « Écrits d’avant prison. Pour la libération de Fariba Adelkhah », Critique internationale, n° 90, Presses de Science Po, 2021/1.
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).
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