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Gérard Férey, architecte de la matière
La version originale de cet article est parue en décembre 2010 dans CNRS Le journal n° 251.
D’un pas mesuré, Gérard Férey traverse le salon de son appartement parisien pour prendre place au milieu du canapé. « Ma spécialité ? demande-t-il, malicieux. Concevoir des solides poreux (lire focus ci-dessous) hybrides organiques-inorganiquesFermerLa chimie organique concerne les éléments carbone, hydrogène, oxygène, azote, soufre et phosphore. Par opposition, on parle de chimie inorganique. Les minéraux sont généralement inorganiques. , c’est-à-dire des matériaux gruyère comportant à l’échelle atomique des arrangements réguliers de trous que je veux les plus grands possibles. L’intérêt ? Puisque la nature a horreur du vide, ces trous sont des pièges, pour le CO2 par exemple. » Avec son équipe de l’Institut Lavoisier de Versailles1, ce chimiste a appris à maîtriser la fabrication de ces matériaux aux nombreuses applications pour l’environnement et la santé. Mais il a aussi appris à prédire leur structure. « Nous avons déposé une dizaine de brevets CNRS, annonce-t-il. Beaucoup d’industriels s’y intéressent… »
Des débuts d’instituteur
Pour ce travail au retentissement international et pour l’ensemble de sa brillante carrière, Gérard Férey reçoit aujourd’hui la médaille d’or 2010 du CNRS, la plus importante distinction scientifique française. Chimiste de haut vol, ce Normand de 69 ans revendique en même temps le statut d’artiste. Pour s’en convaincre, un coup d’œil dans son bureau suffit : les livres d’art sont plus nombreux que ceux de chimie, les murs sont constellés de dessins et de gravures. « Je suis un grand admirateur de Michel-Ange », avoue-t-il de sa voix grave et légèrement voilée. D’ailleurs, si Gérard Férey s’est lancé dans la chimie, c’est notamment par amour pour le dessin, qu’il a découvert enfant grâce aux enseignements d’un oncle instituteur bienveillant. « À l’échelle atomique, l’ordre de la matière est magnifique, s’enthousiasme-t-il. On dirait du Vasarely ! »
À l’aube de sa carrière, le jeune homme résiste pourtant à la beauté des molécules. Poussé par son milieu familial, il devient instituteur à 19 ans et crée le collège de Saint-Clair-sur-l’Elle, en Basse-Normandie. Mais la lecture d’un ouvrage de Linus Pauling2 l’incite à renouer avec ses premières amours. « C’est lui, là-bas, dit-il en désignant une vieille photographie sur laquelle il pose, au côté du célèbre chimiste, et qui trône sur sa bibliothèque. Il était prix Nobel de chimie ET prix Nobel de la paix. Il s’est parfois trompé, mais il a aussi eu des idées de génie. Je lui voue une admiration sans bornes. »
Trois ans plus tard – nous sommes en 1963 –, Gérard Férey quitte le collège qu’il a créé pour continuer ses études à l’université de Caen. « Là, raconte-t-il, deux professeurs m’ont définitivement donné le goût de la chimie : Maurice Bernard, et sa présentation lumineuse de la discipline, et Alfred Deschanvres, qui savait extraire de la recherche ses mystères persistants pour nous montrer combien celle-ci était nécessaire. »
Une soif de connaissances
Le chimiste poursuit alors avec une thèse de troisième cycle, à l’issue de laquelle il est nommé assistant au département de chimie de l’IUT du Mans. Il y apprend les bases de la chimie du solide, une discipline nouvelle centrée sur les réactions au sein de solides et non au sein de solutions, comme dans la chimie classique. Après trois années à tâtonner sur un sujet stérile, il obtient carte blanche pour travailler sur ses propres idées et, au début des années 1970, il s’intéresse aux fluorures – les minéraux à base de fluor –, dont il deviendra un grand spécialiste.
Mais Gérard Férey veut aller plus loin : pénétrer les secrets de la matière, saisir comment s’arrangent entre elles les briques qui la composent. Il apprend l’art de la cristallographie, cette discipline empruntée à la physique qui consiste à localiser les atomes dans l’espace et à comprendre comment ils s’assemblent. Puis, à Grenoble, Félix Bertaut l’initie au magnétisme et à la diffraction des neutrons. C’est grâce à ces outils que le chimiste va plus tard devenir un véritable architecte de la matière.
« Vous savez, confie-t-il, je n’aime pas rester plus de dix ans sur un même sujet ou dans une même fonction. Au-delà, je m’ennuie. » Ainsi, en 1988, pour rompre l’habitude, il ouvre une nouvelle page de sa carrière : il est nommé directeur adjoint du département de chimie du CNRS. Là, il découvre l’envers du décor. « J’étais chargé des financements des laboratoires, explique Gérard Férey. Au lieu de réclamer des crédits comme avant, je les accordais… Pour être équitable, j’ai dû mieux connaître mon milieu, cerner chaque branche de la chimie. J’y ai énormément gagné en culture et en modestie. »
La bataille pour créer l’Institut Lavoisier
Mais, à la fin de son mandat, en 1992, la paillasse lui manque. Gérard Férey retourne au Mans et à sa recherche, presque en urgence, et s’attaque à un sujet qui le passionne depuis des années, mais qu’il n’a encore jamais eu l’occasion d’aborder : les solides poreux. Au départ, comme les autres chimistes, il se contente de créer de nouveaux composés. Mais il souhaite aller plus loin et savoir comment ces composés se forment. Il développe alors de nombreuses méthodes spectroscopiques in situ, complémentaires de la cristallographie, pour observer leur mécanisme de formation en temps réel. À force de persévérance, il finit par comprendre ce processus et observe l’existence de briques qui se retrouvent dans le solide final. « J’ai pu jouer avec elles, prédire leurs assemblages et explorer ainsi des centaines de possibilités de synthèses de pores sur mesure », se souvient-il. Il prend ainsi quelques années d’avance sur la concurrence et commence à imaginer la foule d’applications qu’offriront ces matériaux gruyère.
En 1996, le président de l’université de Versailles, fraîchement créée, lui propose d’y mettre en place un institut de recherche en chimie et en physique des solides. Une chance énorme. À ceci près que les crédits promis tardent à venir. Le petit monde de la chimie va alors comprendre que monsieur Férey n’a pas sa langue dans sa poche et sait se battre : « Les négociations ont été longues, au point de menacer de me retirer avec fracas si je n’obtenais pas rapidement les fonds nécessaires pour recruter du personnel et acheter le matériel. C’est comme ça que j’ai gagné la bataille ! » se rappelle le chercheur. Et que l’Institut Lavoisier a vu le jour.
Mise au point du fabuleux MIL-101
Grâce à son expertise des mécanismes de formation et à des outils informatiques spécifiquement conçus, Gérard Férey met au point avec sa très jeune équipe un de ses matériaux fétiches : le MIL-101 (Matériau de l’Institut Lavoisier 101). En 2005, après dix années d’efforts à « jouer aux Lego » avec les poreux, il obtient enfin le « matériau miracle » : une structure hybride dotée de cages de 4 nanomètres de diamètre3 et donc absolument immense à l’échelle atomique. Grâce à elles, le MIL-101 peut piéger 400 fois son volume de gaz ! N’espérez pas que le chimiste vous livre en détail sa recette. Les conditions de température, d’humidité requises et autres secrets de fabrication sont jalousement gardés. Toujours prudent, le chercheur a pris soin de déposer des brevets CNRS avant de rendre sa découverte publique. « Le lendemain de ma publication scientifique, j’ai reçu un coup de fil de Nissan, et d’autres industriels ont suivi », rapporte-t-il. C’est finalement BASF qui s’est lancé dans la fabrication du MIL-101. Aujourd’hui, le groupe mondial est capable d’en produire 1 tonne chaque jour en unité pilote4.
Quelle en serait l’utilisation optimale dans l’industrie ? « L’idéal, ce serait qu’une cimenterie l’achète pour piéger le CO2 dégagé par l’usine, puis – mais là, je rêve encore ! – qu’elle utilise après transformation le CO2 piégé comme combustible pour ses machines, et ainsi de suite… En résumé, ce que je sais faire, ce sont de grands trous sur mesure. À votre avis, à part piéger du CO2, à quoi peuvent bien servir ces cages ? interroge le chercheur. À encapsuler des médicaments ! » En effet, injecté dans le sang, un médicament est très fragile, et seule une faible quantité des principes actifs parvient à l’organe. Et pour cause, ceux-ci ne sont pas suffisamment protégés par les nanovecteurs utilisés à l’heure actuelle. La solution : mettre le médicament à l’abri dans les cages des fameux nanoporeux de Gérard Férey. « Dès que j’ai eu cette idée, j’ai demandé à un ami biochimiste de m’indiquer les médicaments tests susceptibles de valider mon intuition, indique-t-il. Après nos essais positifs, il est resté éberlué par les résultats. »
Aujourd’hui au point et brevetée, cette méthode révolutionnaire conserve intacts 75 à 100 % des principes actifs et les diffuse en continu dans le sang de souris de façon ciblée, pendant deux à trois semaines. Mieux encore, ces nanovecteurs d’un genre nouveau sont visibles en imagerie médicale, ce qui permet de suivre le trajet de l’injection intraveineuse jusqu’à la cible. Cette technologie, la théragnostique, pourrait être utilisée en particulier dans les traitements de la leucémie des enfants, du cancer du sein et du Sida. « Et nous avons prouvé sa non-toxicité lors de tests in vivo », assure Gérard Férey.
S’investir, encore et toujours
Des royalties à la clé de cette belle invention ? « Si tel est le cas, les plus grosses parts iront au CNRS, à notre laboratoire de l’Institut Lavoisier et, bien sûr, à mon équipe, qui a fait, au jour le jour, le gros du travail. Ce sont des jeunes extrêmement brillants, et d’une élégance rare, se réjouit-il. Ils ont toute mon admiration. Les poreux, c’est désormais leur vie. » En septembre 2009, le chercheur quitte son équipe, poussé par l’obligation de prendre sa retraite. Il se promet alors, par respect pour ses collaborateurs, de ne plus remettre les pieds à l’Institut. « Et j’ai tenu parole. Quand j’étais jeune, j’ai su ce que c’était d’avoir sur le dos un vieux patron qui, inconsciemment, bride le jeune en pleine créativité. Je m’étais juré de ne pas jouer ce rôle…, se souvient-il. Bien sûr, ils me manquent, l’Institut aussi, et la passion du métier m’habite toujours, mais c’est la règle du jeu. » La retraite du médaillé d’or promet toutefois d’être active. Investi dans l’Académie des sciences, il participe aussi à la rénovation de la Société chimique de France et œuvre à la préparation de l’Année internationale de la chimie, qui se tiendra en 2011. Il découvre aussi le bonheur intellectuel d’être membre du Comité consultatif national d’éthique. « S’ennuyer, conclut-il, c’est faire preuve d’un manque d’imagination ! »
Gérard Férey en 5 dates :
1941: Naissance à Bréhal (50)
1968 : Doctorat de chimie à l’université de Caen
1996 : Création de l’Institut Lavoisier de Versailles
2005 : Mise au point du révolutionnaire MIL-101
2010 : Médaille d’or du CNRS
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Focus
Les solides poreux : 250 ans d’histoire
« Les poreux ont été découverts en Suède, en 1756, par un homme qui avait l’amour des minéraux : Axel-Frédéric Crönstedt, raconte Gérard Férey. Il a eu l’idée de chauffer de la stiblite, un minéral naturel, et il s’est aperçu qu’à 150 °C celui-ci se couvrait de bulles. » Pour créer l’équivalent synthétique de ces étranges minéraux que Crönstedt appelle zéolithes – la pierre qui bout, en grec –, il faudra plus d’un siècle. Ce n’est qu’en 1930, avec Linus Pauling, que l’on commence à comprendre leur structure cristalline : l’assemblage des atomes dessine en effet des cages de quelques angströms1 de diamètre, disposées régulièrement dans le solide. Et des molécules, d’eau par exemple, s’y logent. Voilà pourquoi Crönstedt observait des bulles lors du chauffage. Industriels et chercheurs entrevoient immédiatement les applications que ces solides offrent, notamment leur capacité à absorber du gaz. Seulement voilà, ils sont souvent coûteux à fabriquer, et leurs cages sont encore trop petites pour stocker des quantités significatives. C’est là qu’intervient Gérard Férey. Il est l’un des premiers à mettre au point des solides poreux hybrides, dont le squelette est composé à la fois de parties organiques et inorganiques. Une astuce qui permet de faire varier la taille des cages sans pour autant compromettre la stabilité de l’ensemble. Les solides obtenus selon ce procédé sont par ailleurs non toxiques, biodégradables, faciles à préparer en grande quantité, et donc de moindre coût. Mais quels sont, parmi tous les arrangements atomiques possibles constituant des poreux hybrides, les plus performants ? Pour le savoir, l’équipe de l’Institut Lavoisier a créé des programmes informatiques qui sélectionnent les structures cristallographiques les mieux adaptées. C’est ainsi qu’est né le fameux MIL-101. Capable d’absorber 400 fois son volume de CO2, il détient le record du matériau qui stocke le plus de gaz.
- 1. Université CNRS/Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.
- 2. Chimiste et physicien américain (1901-1994).
- 3. Un nanomètre vaut 10–9 mètre.
- 4. Une unité pilote est un prototype à échelle réduite de ce que sera l’unité de production définitive. Celle-ci devrait produire quelques centaines de tonnes par jour.
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