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Jouer avec la science
Avez-vous jamais rêvé de vous glisser dans la peau d’un chirurgien au bloc opératoire ? d’explorer le sol d’un glacier rocheux ? ou encore d’étudier une carotte de glace ? C’est désormais possible… sans quitter votre chaise ! En effet, de telles expériences ont été simulées sous la forme de jeux vidéo lors de la dixième édition de la Scientific Game Jam à Grenoble, du 5 au 7 avril. Alors que la dernière édition de la saison vient de s’achever à Nantes, retour sur ce format atypique, entre la création artistique et la médiation scientifique.
Celui-ci a vu le jour en 2014, durant l’Année internationale de la cristallographie. Un groupe de scientifiques grenoblois, parmi lesquels Marc de Boissieu, aujourd’hui directeur de recherche émérite au CNRS au sein du laboratoire Sciences et ingénierie, matériaux, procédés1 et l’un des trois coordinateurs nationaux de l’événement, décide de saisir l’occasion pour vulgariser leur discipline en s’appropriant un défi courant dans les métiers de l’informatique : le hackathon2. Le projet est monté en partenariat avec l’université Grenoble Alpes, le CNRS, le CEA et l’établissement public de coopération culturelle Territoires de Sciences.
En 48 heures, de cinq à sept équipes par site – mêlant chacune un doctorant, des étudiants et techniciens en graphisme, informatique, game design et musique – doivent combiner leurs compétences pour créer, chacune, un jeu vidéo inspiré de recherches doctorales. Si, à l’origine, la première Scientific Game Jam était consacrée à la cristallographie, l’événement a depuis élargi sa gamme à l’ensemble des disciplines scientifiques ainsi qu’à d’autres villes que la préfecture iséroise. Marc de Boissieu se réjouit de ce succès : « Si les game jams sont fréquentes, nous sommes les premiers à en avoir dédié une spécifiquement aux jeux vidéo scientifiques ». En dix ans, plus d’une centaine de jeux de ce type ont ainsi vu le jour et, rien qu’en 2024, on compte une cinquantaine de nouveaux jeux.
Instruire et plaire par le jeu vidéo
Ce succès s’explique pour partie par l’envie des doctorants de partager leurs connaissances scientifiques avec d’autres publics à travers des formats originaux, comme les arts du spectacle vivant ou la bande-dessinée. S’il était déjà un habitué des ateliers et conférences pour le grand public, les scolaires et les entreprises autour du climat et de l’environnement, Alexis Lamothe, postdoctorant au CNRS au sein du Centre de recherche et d'enseignement des géosciences de l'environnement3 et membre de l’équipe « Les carottes sont cuites » (qui propose d’analyser des carottes de glace à travers une série de mini-jeux), a vu dans la Scientific Game Jam un moyen de « sortir de nos bulles et d’aller voir d’autres publics ».
Julia Agziou, doctorante à l’université Grenoble Alpes au sein du laboratoire Pacte4 et membre de l’équipe « The Floor is Permagelifrost » à l’origine d’un jeu dans lequel un géomorphologue sonde un glacier à l’aide d’un radar, considère pour sa part que la médiation scientifique induite par un tel défi éclaire d’un nouveau jour son travail de thèse en géographie physique : « Plus j’avance dans ma thèse, plus je cherche du sens à mon travail quotidien. C’est pourquoi j’ai souhaité élargir et partager la connaissance que je produis au-delà du cercle fermé des pairs. La Scientific Game Jam était pour moi le moyen d’allier mon intérêt croissant pour la vulgarisation et la jeune adolescente qui dort encore en moi qui a toujours aimé les jeux vidéo ».
Doctorantes et doctorants ne sont cependant pas les seuls à se préoccuper de transmettre des savoirs. Leurs camarades étudiants en graphisme ou en jeux vidéo partagent cette passion, à l’instar de Noé Masse, un habitué des Scientific Game Jams devenu programmeur chez Ubisoft, qui se dit « convaincu que l’éducation peut être ludique et qu’on apprend mieux quand c’est amusant, que ce soit par un jeu vidéo ou sous un autre format ». C’est là l’une des singularités de l’événement. À la différence des hackathons ordinaires, la Scientific Game Jam réunit de jeunes talents issus des mondes artistique et scientifique. En témoigne Alexis Lamothe qui, outre le plaisir de la vulgarisation, recherchait dans ce challenge « la rencontre avec d’autres personnes, non scientifiques : des artistes, des développeurs, etc. ». Cette ouverture à d’autres milieux professionnels l’amène en retour à reconsidérer la pratique de son propre métier.
De la difficulté de dessiner des accélérateurs de particules
Pour Sandrine Barbois, l’édition grenobloise a constitué l’occasion rêvée de mêler ses trois casquettes : à la fois praticien hospitalier aux Hospices civils de Lyon, doctorante à l’Inria et, le temps d’un weekend, membre de l’équipe « Doctor Strangeon », elle a pu simuler grandeur nature son travail de thèse, qui consiste à « rendre jouables dans un jeu vidéo les compétences techniques hospitalières et à envisager des scénarios au quotidien pour développer de grandes qualités relationnelles au sein du bloc opératoire ». C’est chose faite dans Doctor Strangeon, un point-and-clic5 qui place le joueur dans la peau d’un chirurgien en pleine intervention constamment dérangé par des éléments perturbateurs.
Il en va de même pour les étudiants en écoles de graphisme ou d’informatique, qui se heurtent aux difficultés de traduire de recherches scientifiques en un jeu vidéo et que résume Noé Masse, habitué de la manifestation et, cette année, game designer de « Doctor Strangeon » : « Designer un jeu dans une Scientific Game Jam est un exercice pas simple, qui consiste à jongler entre un jeu et un outil de médiation scientifique pédagogique. Il faut trouver un compromis à la fois amusant et instructif, alors qu’on a souvent tendance à tomber dans l’un des deux travers ». Ces difficultés, Stella Poignet, étudiante graphiste à l’École supérieure de design Villefontaine et game designeuse des « Carottes sont cuites », les a rencontrées deux années consécutives. Sa némésis ? Les accélérateurs de particules, que « je dois dessiner en vingt centimètres maximum, alors qu’ils font 20 kilomètres en vrai ! ».
Pour autant, les étudiants se réjouissent des contraintes, qui, comme le confesse Louis Yassa, étudiant développeur à l’École nationale supérieure d'informatique et de mathématiques appliquées et développeur des « Carottes sont cuites », « nous poussent à faire des choses qu’on n’aurait pas faites normalement ». Lever ces contraintes requiert par conséquent un « esprit de coopération » entre métiers que Marc de Boissieu juge propre à la Scientific Game Jam, à la différence d’autres hackathons. Cet esprit de coopération amène chacun, comme l’explique Louis Yassa, à « s’adapter aux contraintes des autres », à comprendre les problématiques et les obstacles. C’est d’ailleurs ce que les équipes mettent en avant lorsqu’elles présentent leurs jeux devant le jury et le public.
Partage des savoirs, réflexion sur sa propre pratique scientifique, professionnalisation des étudiants en école de graphisme ou d’informatique… Au cours de sa première décennie, la Scientific Game Jam a su remplir ses objectifs et rencontrer un public toujours plus nombreux. Si, fidèles à l’esprit de partage originel, ses coordinateurs n’envisagent pas une commercialisation des jeux vidéo créés à cette occasion, qui circulent par la suite entre divers événements de médiation scientifique tels que la Fête de la science, ils voient désormais plus loin que les frontières hexagonales. Deux éditions se sont tenues à Montréal cette année et une prochaine devrait voir le jour au Japon en décembre. ♦
Pour en savoir plus
Retrouvez toutes les infos sur la Scientific Game Jam et accédez gratuitement aux jeux, en ligne ou en téléchargement :
https://www.scientificgamejam.org/
À lire sur notre site
Raphaël Granier de Cassagnac : allier la science au jeu vidéo
- 1. Unité CNRS/UGA/Grenoble INP-UGA.
- 2. Un hackathon est un événement durant lequel des groupes de développeurs volontaires se réunissent pendant une période de temps donnée afin de travailler sur des projets de programmation informatique de manière collaborative.
- 3. Unité CNRS/Aix-Marseille Université/Inrae/IRD.
- 4. PACTE, laboratoire de sciences sociales (unité CNRS/Université Grenoble Alpes).
- 5. Jeu d'aventure graphique où le joueur commande généralement son personnage par le biais d'une interface de type pointer-cliquer.
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Auteur
Maxime Lerolle est rédacteur à la direction de la communication du CNRS.
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