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Raphaël Granier de Cassagnac : allier la science au jeu vidéo

Raphaël Granier de Cassagnac : allier la science au jeu vidéo

28.10.2019, par
Accro aux jeux vidéo depuis l'enfance, le physicien Raphaël Granier de Cassagnac a créé une chaire scientifique lui permettant d'allier ses deux passions.
Physicien des particules, auteur à succès, Raphaël Granier de Cassagnac est aussi un joueur invétéré ! Il vient de créer au sein de Polytechnique la chaire Science et jeu vidéo, en partenariat avec l'entreprise française Ubisoft, afin de diffuser la science à travers ce média ultra-populaire.

« J'avais dix ans quand mes parents m'ont offert mon premier ZX81, un ordinateur avec 1 kilo-octet de mémoire vive. J'y recopiais religieusement des codes de jeux vidéo que je trouvais dans des magazines spécialisés, j'étais déjà accro », se souvient Raphaël Granier de Cassagnac, directeur de recherche CNRS au Laboratoire Leprince-Ringuet (LLR) de l'École polytechnique1. C'est surtout pour ses romans et nouvelles de science-fiction (SF), plusieurs fois primés, que le grand public le connaît. Mais en plus d'être un auteur à succès et un physicien des particules reconnu, il est aussi un gameur invétéré. 

La recherche joue le jeu

Allure d'étudiant avec sa chemise à carreaux, ses cheveux qu'il dompte souvent, ses nombreuses bagues aux doigts, il déambule dans le centre de recherche abritant les laboratoires de l'École polytechnique, passant sa tête dans les bureaux, distribuant de chaleureux saluts à tous ceux qu'il croise, il est ici chez lui.
 

Le jeu vidéo représente l’industrie du divertissement la plus importante, devant le cinéma et la musique, c’est donc un formidable média pour diffuser de la science !

Derrière l'une des portes qu'il ouvre, ses quatre collègues sont agglutinés devant un grand écran. Ils testent un nouveau jeu de leur confection. Normal : Raphaël Granier de Cassagnac vient de créer une chaire de jeu vidéo au sein de l'auguste institution. C'est la première fois en France (et une des premières fois dans le monde) que ce loisir ultra-populaire gagne ainsi ses quartiers de noblesse académique. « Le jeu vidéo représente l’industrie du divertissement la plus importante, devant celles du cinéma et de la musique, c’est donc un formidable média pour diffuser de la science !, plaide le chercheur.  Cette chaire de mécénat, signée avec le concepteur de jeux Ubisoft, a justement pour ambition d’incorporer davantage de sciences dans les jeux ». 

Une équipe de professionnels du jeu vidéo a été recrutée autour du physicien pour développer la science dans ce média.
Une équipe de professionnels du jeu vidéo a été recrutée autour du physicien pour développer la science dans ce média.

Pour ce faire, quatre professionnels du jeu vidéo – un développeur, un game designer, un graphiste et une cheffe de projet (ceux-là même qui testaient leur jeu tout à l’heure) ont été embauchés. Et leur programme est chargé : « Nous commençons par organiser une conférence sur la science dans le jeu vidéo avec Ubisoft, au sein de Polytechnique, le 26 novembre, avec l’objectif de rendre cet événement pérenne et international. Côté enseignement, nous dispenserons des cours à des étudiants de 2e année qui auront pour mission de créer un jeu scientifique, détaille le chercheur. Par la suite, les étudiants de 3e et 4e année en profiteront, et nous avons même le souhait de créer un master spécialisé. 

Via ces cours, l'idée est de mener des projets collaboratifs innovants et transdisciplinaires. « Nous avons par exemple commencé à travailler avec le département de linguistique pour générer, au sein d’un jeu, des dialogues qui s’adaptent à un environnement changeant, comme la météo. Pour tous ces projets, nous tenons absolument à ce que la science soit très présente. »

Des particules à la science-fiction

C’est que le cœur de métier de ce gameur, c’est la recherche scientifique. La physique des particules, plus exactement. Sa carrière, il l'entame avec cette question existentielle : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Si le Big Bang avait créé autant de matière que d'antimatière, ces deux « versions » se seraient annihilées l'une l'autre, faisant disparaître en un éclair notre embryon d'Univers. Mais pour une raison encore obscure, la matière a triomphé de l'antimatière. C'est sur cette mystérieuse asymétrie matière/antimatière, salvatrice pour l'Univers, que porte la thèse de Raphaël Granier, qu'il soutient en 2000 au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives. 

Doctorat en poche, il intègre le CNRS au LPP de l'École polytechnique, notamment pour travailler sur l'expérience PHENIX au laboratoire national de Brookhaven, dans l'État de New York (États-Unis).

Nous avons commencé à travailler avec le département de linguistique pour générer, au sein d’un jeu, des dialogues qui s’adaptent à un environnement changeant, comme la météo.

« Nous utilisions l'accélérateur pour collisionner des ions lourds et ainsi générer un plasma de quarks et de gluons, semblable à celui qui composait l'Univers quelques microsecondes après le Big Bang, explique le chercheur. Étudier cette soupe très exotique nous donne des indices pour comprendre ce qui s'est tramé au commencement. Les quarks et les gluons étant les constituants fondamentaux des noyaux atomiques, cela nous aide aussi à mieux cerner le fonctionnement de l'interaction forteFermerForce fondamentale responsable, dans le cadre du modèle standard, de la cohésion des noyaux atomiques.»

En 2009, il poursuit sa quête des origines, cette fois avec le détecteur CMS (Compact Muon Solenoid) du Large Hadron Collider (LHC) au Cern à Genève, fraîchement mis en service. Il obtient pour ce faire le prestigieux financement du Conseil européen de la recherche (ERC).

Quarks, gluons, ions et autre soupe exotique, sont une source d'inspiration pour les jeux de R. Granier de Cassagnac, ici devant une photo de l'expérience CMS du Cern.
Quarks, gluons, ions et autre soupe exotique, sont une source d'inspiration pour les jeux de R. Granier de Cassagnac, ici devant une photo de l'expérience CMS du Cern.

Dans sa carrière, 2011 est une année charnière. En mai, ses premiers résultats avec CMS sont présentés lors de la conférence Quark Matter. « Avec les équipes que je coordonnais, nous avons été les premiers à observer notamment les bosons Z et les quarks b (certains types de particules élémentaires) lors de collisions de noyaux ultra-énergétiques, ce qui nous a donné des informations clefs sur les propriétés du plasma de quarks et de gluons, et donc sur les premiers instants de l’Univers », se souvient le physicien.

En juin de la même année, il publie son premier roman (après avoir déjà publié trois nouvelles), Eternity Incorporated, aux éditions Mnemos. Il n’y est question ni d’antimatière, ni de quarks, ni de Big Bang, mais des péripéties d'un groupe de survivants après l’anéantissement quasi total de l’humanité par un virus inconnu. Je ne m’inspire pas de la science sur laquelle je travaille pour écrire de la SF, je pense que je la connais trop pour avoir la distance nécessaire à l’émergence de quelque chose de fascinant », explique Raphaël Granier de Cassagnac.

Joueur de sciences

Pour les jeux vidéo, approche contraire. Entre ses succès de labo et ses succès de librairie, il continue évidemment de jouer, aussi bien à des jeux vidéo qu’à des jeux de société, ou de rôle d’ailleurs, et crée aussi ses propres mondes imaginaires. Ceux-là sont très fortement inspirés de la science qu'il connaît si bien.

Il développe en effet un jeu (dont le nom de travail est REVEAL) qui raconte la physique des particules, via des paysages fantasmagoriques dans lesquels le joueur peut voir tous nos objets de science invisibles, mais tellement fascinants : rayons cosmiques et autres particules élémentaires. « J’ai commencé à travailler sur ce concept en répondant à un appel à projet,  le “proof of concept” lancé lui aussi par le Conseil européen de la recherche, et qui valorise notamment les initiatives de vulgarisation et de valorisation des résultats scientifiques. Il se trouve que je n’ai pas obtenu le financement de l’ERC, mais l’idée était lancée, et je ne l’ai plus jamais lâchée », raconte le chercheur.

En cours de développement, le jeu vidéo REVEAL (ici en capture écran) promet d'intégrer la physique des particules aux mondes fantasmagoriques...
En cours de développement, le jeu vidéo REVEAL (ici en capture écran) promet d'intégrer la physique des particules aux mondes fantasmagoriques...

Pour la financer, il prend son bâton de pèlerin et frappe à plusieurs portes. Nous sommes en 2017. Les premiers soutiens obtenus sont ceux du Labex P2iO, le laboratoire d’excellence2 pour la physique des deux infinis et des origines, puis de l’Université Paris-Saclay et du LLR de Polytechnique. Ainsi sponsorisé, il avance dans le développement de son jeu, mais n’a pas oublié d’écrire. En 2014, son deuxième roman a paru chez Mnemos, Thinking Eternity, qui a reçu le prix du Lundi, un des grands prix de la science-fiction française. Il n’y est toujours pas question de physique ni de cosmologie, mais de transhumanisme et d’intelligence artificielle. Et entre 2014 et 2017, cinq autres nouvelles ont suivi.

 
Nous sommes très libres, notamment de travailler sur toutes les sciences et avec l’ensemble des acteurs de l’industrie du jeu.

« Quand je suis arrivé au bout de ces premiers euros, bienvenus mais limités, il me fallait trouver d’autres sources de financements pour mon jeu, raconte le physicien. J’ai alors eu la chance de rencontrer les bonnes personnes au bon moment, des gens comme Olivier Dauba, VP Editorial d’Ubisoft et David Louapre (fondateur de la chaîne YouTube Science étonnante, NDLR) qui venait d’être embauché en 2018 comme directeur scientifique de cette même société. Ils ont tout de suite accroché à mon idée, j’ai senti un appétit très fort pour la science. »

Ce qui l’a encouragé à leur soumettre le projet plus ambitieux qui lui trottait alors dans la tête : créer une chaire de jeu vidéo au Laboratoire Leprince-Ringuet, au sein de Polytechnique. « Chez Ubisoft comme à l’X, tout le monde a accueilli l’idée très chaleureusement, et tout s’est fait très vite. Nous avons signé officiellement les accords pour la création de la chaire début 2019. Il s’agit d’une chaire de mécénat, ce qui signifie qu’Ubisoft donne pour la cause académique, mêlant la science au jeu vidéo. Nous sommes très libres, notamment de travailler sur toutes les sciences et avec l’ensemble des acteurs de l’industrie du jeu. »

Le physicien, qui teste ici un casque de réalité virtuelle, a déjà mis au point des expériences immersives inédites pour faire visiter aux lycéens un détecteur de neutrinos au Japon et le fameux LHC situé en Suisse.
Le physicien, qui teste ici un casque de réalité virtuelle, a déjà mis au point des expériences immersives inédites pour faire visiter aux lycéens un détecteur de neutrinos au Japon et le fameux LHC situé en Suisse.

Avant de signer la chaire, Raphaël Granier de Cassagnac s’était d’ailleurs déjà tourné vers Manzalab, une entreprise experte en réalité virtuelle (RV), pour développer une expérience immersive inédite dédiée aux lycéens : leur faire visiter en RV les instruments de pointe, comme CMS au LHC mais aussi Super-Kamiokande, un détecteur de neutrinos situé au Japon. Guidés par les professeurs, les élèves voient se construire ces expériences, toujours en RV, et donc comprennent leur fonctionnement dans les moindres détails.
 
« Avec cette chaire, je réunis toutes mes passions : faire de la science, jouer, raconter des histoires…,
conclut le chercheur. C’est vrai qu’on me connaît surtout pour la recherche et mes romans de SF, mais cette année aux Utopiales (festival dédié au genre), je vais faire mon coming out vidéo ! Et quelle que soit la nature de mes activités, je reste fidèle à ma devise : “science for all, fun above all!” » 

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À voir :

Raphaël Granier de Cassagnac participera notamment aux tables rondes "Jeux vidéo et recherche scientifique" le 1er novembre à 12 heures, et "Université éphémère : Scientificité du jeu vidéo", le 2 novembre à 17 heures, lors de la 20e édition des Utopiales de Nantes. Ce festival international de science-fiction se tiendra du 31 octobre au 4 novembre à la Cité des Congrès. 
 

Notes
  • 1. Unité CNRS/École polytechnique.
  • 2. L'un des 100 laboratoires d'excellence (Labex) approuvés par le gouvernement en mars 2011 dans le cadre des Investissements d'avenir financés par le grand emprunt de 2010.

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