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« Magnificence » sur scène : Rome 1644-1740
Deux livres, deux disques, une large base de données1… Au début de ces six années de recherche sur les arts scéniques à Rome entre 1644 et 1740, vous attendiez-vous à récolter autant d’informations ?
Anne-Madeleine Goulet2. Personne n’imaginait l’extraordinaire richesse que nous avons mise au jour, à savoir la manière dont les événements théâtraux, musicaux ou chorégraphiques imprégnaient la vie mondaine de l’époque. Il reste encore beaucoup à apprendre, mais nous avons fait apparaître les rouages de ce foisonnant monde du spectacle et l’enjeu qu’il représentait au sein des grandes familles, en compétition pour le pouvoir dans la cité pontificale.
Derrière quelques grands « arbres », comme le compositeur Alessandro Scarlatti, nous avons pu faire apparaître une forêt totalement méconnue : des centaines de compositeurs, librettistes, dramaturges, interprètes, artisans qui, des décors aux costumes, œuvraient à ces arts éphémères. Nous avons répertorié par exemple 156 compositeurs et près de 150 chanteurs, dont un quart de femmes, sur cette période. On peut parler d’un véritable âge de la magnificence.
Quelle a été l’origine de ce projet ?
A.-M. G. Spécialiste des arts du spectacle, j’ai travaillé au départ sur les formes poétiques et musicales liées aux salons parisiens du XVIIe siècle. J’ai été amenée peu à peu à poursuivre mon enquête en Italie – Catherine de Rambouillet, par exemple, qui passe pour avoir fondé, vers 1610, le premier salon parisien, était fille d’une princesse romaine. En arrivant à l’École française de Rome3, où j’ai été mise à disposition par le CNRS pour quatre ans en 2008, j’ai constaté avec stupéfaction qu’il n’existait aucun panorama de la vie culturelle dans la ville au XVIIe et au XVIIIe siècle en ce qui concerne les arts éphémères, c’est-à-dire la musique, la danse et le théâtre.
Après un premier projet collectif franco-allemand sur les musiciens voyageurs à Venise, Rome et Naples, j’ai voulu chercher les vestiges de ces arts éphémères en explorant notamment les archives privées, sous-exploitées jusque-là, d’une douzaine de grandes familles : les Aldobrandini, Borghese, Caetani, Chigi, Colonna, Lante della Rovere, Orsini, Ottoboni, Pamphilj, Ruspoli et Vaini. Fin 2015, en m’accordant 2 millions d’euros pour cinq ans de recherche, le Conseil européen de la recherche (ERC) m’a permis de réunir l’équipe exceptionnelle qui pouvait mener à bien cet énorme travail : une trentaine de personnes, dont vingt-trois chercheurs et chercheuses assistés de quatre archivistes professionnels, issus de huit pays de l’Union européenne, mais en priorité d’Italie, et déjà familiers des archives très complexes qu’il nous fallait explorer, principalement à Rome, mais aussi à travers l’Europe.
Dans quel contexte politique la vie artistique que vous avez découverte émerge-t-elle ?
A.-M. G. À cette époque, Rome est à la fois le centre de la chrétienté et la capitale des États pontificaux, qui occupent un large territoire dans l’actuelle Italie. Le pape jouit donc d’un pouvoir spirituel et temporel, auquel chacune des grandes familles peut espérer accéder en promouvant des ecclésiastiques de son clan. Car il n’y a aucune continuité dynastique, contrairement à la France par exemple, où la magnificence est le privilège d’une puissance royale héréditaire très centralisée, à Paris, puis à Versailles. Par conséquent, toutes ces nobles maisons, en concurrence permanente pour le pouvoir, disposent de leur propre cour. Rome se caractérise donc par son polycentrisme culturel.
Les dates qui bornent notre projet, 1644 et 1740, correspondent à un commencement et une fin de règne pontifical. Mais ce qui marque le début de cette période, c’est le traité de Westphalie, en 1648, puis celui des Pyrénées en 1659, instaurant la paix entre les puissances européennes et un déclin du pouvoir pontifical. Pour les membres de la noblesse, la gloire ne va plus dépendre de hauts faits militaires et la compétition se déplace sur le terrain des arts.
En outre, en raison de l’instabilité politique, la plupart des familles, pour consolider leur position, se rangent du côté soit des Bourbons, soit des Habsbourg, les deux grandes dynasties qui se partagent l’Europe. On retrouve ce clivage dans l’organisation des spectacles à Rome. Par exemple, en 1683, les Orsini, très francophiles, ont célébré la naissance du duc de Bourgogne, fils du Dauphin de France, avec de grandes réjouissances, couronnées par la création d’un opéra d’Alessandro Scarlatti, tandis que le connétable Colonna, hispanophile, organisait dans son palais deux opéras en l’honneur de la jeune épouse espagnole de son fils. Les ambassadeurs des différentes nations européennes font partie intégrante de cette noblesse locale et de cette dynamique culturelle tout à fait unique.
Cette vitalité artistique se diffuse-t-elle dans toute la société ?
A.-M. G. En organisant des spectacles selon un protocole bien défini, l’aristocratie romaine obéit à une sorte d’obligation sociale – nous dirions aujourd’hui une stratégie d’investissement culturel. Il s’agit d’un microcosme circonscrit aux élites, mais il permet l’émergence d’un véritable marché du spectacle, avec son personnel spécialisé, qui jouit d’une relative liberté car la demande est forte, et qui se professionnalise. On sort de la seule relation verticale entre un patron et son protégé. Les artistes travaillent d’un foyer à l’autre, d’une cour à l’autre. Dès la fin du XVIIe siècle, ces artistes, surtout des musiciens, vont essaimer vers l’ensemble de l’Europe. C’est ainsi que se diffuse l’opéra italien, par exemple.
Des économistes ont rejoint le projet pour nous aider à mettre en évidence un système de production en tant que tel : ces familles obtenaient des crédits au mont-de-piété, ou à la banque du Vatican, en mettant en gage des objets précieux. Car organiser dans son palais ou dans sa villa de villégiature, un spectacle grandiose, cela impressionne et rassure les créditeurs. Quand Paris organise les Jeux olympiques, c’est une stratégie de magnificence similaire, transplantée dans un contexte démocratique. À Rome, de la livrée du personnel aux reliures de la bibliothèque en passant par la décoration des carrosses, tout concourt à l’étalage de la richesse. Nous avons également étudié les archives des collèges où cette aristocratie envoyait ses rejetons – mâles, car les jeunes filles étaient éduquées à domicile, ou au couvent. Ces institutions, également lieux de représentation, accordaient beaucoup d’importance à l’enseignement de la danse, de la musique et de la déclamation théâtrale.
Comment expliquer que cette histoire ait été occultée si longtemps ?
A.-M. G. D’abord parce que la recherche avait porté jusque-là sur les œuvres : on étudiait un texte, une partition, avec un fort cloisonnement entre les disciplines, théâtre, musique et danse ; et puis à Rome, où l’histoire a accumulé tant de vestiges magnifiques, ce sont d’abord l’architecture et les beaux-arts qui ont monopolisé l’attention, ainsi que les créations liées à l’Église, donc la musique sacrée. Ensuite, la majorité des spectacles que nous étudions ont eu lieu sur des scènes privées : le premier théâtre romain à entrée payante, le Teatro della Pace, n’ouvre qu’au début des années 1660.
Enfin, en Italie et au Vatican, contrairement à la France où la Révolution a entraîné la destruction de nombreuses archives, des kilomètres d’archives restent conservés dans des institutions publiques et, parfois encore, dans des palais privés. Il fallait une recherche systématique sur plusieurs décennies, en l’occurrence un siècle, pour faire apparaître cette espèce d’âge d’or profane. Cela a été d’ailleurs l’un des grands plaisirs de ce travail : j’ai eu l’impression d’être dans un décor de film en permanence, tellement les palais, les villas qui nous ont accueillis sont splendides. Tout ce que nous avons trouvé est désormais disponible sur la plateforme du CNRS Huma-Num, entre autres près de 6 000 documents d’archives transcrits et la description de plus de 2 000 événements spectaculaires. J’espère qu’à l’instar des musiciens avec lesquels nous avons collaboré, d’autres artistes vont s’emparer de ces ressources et les faire revivre pour le public d’aujourd’hui. ♦
Les ressources du projet PerformArt
- Ouvrages :
Spectacles et performances artistiques à Rome (1644-1740). Une analyse historique à partir des archives familiales de l’aristocratie, Anne-Madeleine Goulet, José María Dominguez et Élodie Oriol (dir.), Éditions de l’École française de Rome, 2024, 584 p.
Noble Magnificence. Culture of the Performing Arts in Rome 1644-1740, Anne-Madeleine Goulet et Michela Berti (dir.), Brepols,, 2024, 619 p. avec illustrations, cartes historiques et photographies.
Danzare nella Roma aristocratica tra Sei e Settecento. Tecniche e stili dai documenti del Seminario Romano e degli archivi familiari, Gloria Giordano, Garnier, coll. « Musique et littérature », en préparation.
- Deux CD enregistrés à partir de partitions originales retrouvées dans les archives : des madrigaux d’Ercole Bernabei par l’Ensemble Faenza, et L’Ombra di Solimano, des cantates pour voix de basse et basse continue de Bernardo Pasquini par des membres de la Capella Tiberina.
- Une base de données comprenant 5 891 fiches sur des documents d’archives inédits, 7 807 fiches sur des personnages de l’époque, 1 604 décrivant des œuvres et 2 476 répertoriant des événements-spectacles.
- 1. Toutes les publications du programme, intitulé « PerformArt », sont détaillées à la fin de l’entretien et disponibles gratuitement en ligne, à l’exception des CD.
- 2. Directrice de recherche CNRS, au Centre d’études supérieures de la Renaissance (CESR, unité CNRS/Université de Tours), Anne-Madeleine Goulet a dirigé le programme PerformArt (Consolidator Grant de l’European Research Council dans le cadre du programme-cadre Horizon 2020) en partenariat avec l’École française de Rome, de 2016 à 2022. Voir https://www.efrome.it/performart
- 3. Institut de recherche en histoire, archéologie et sciences humaines et sociales, de la Préhistoire à nos jours. Fondée en 1875, l’École française de Rome est un établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel, placé sous la tutelle du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche.
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