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Philippe Descola : « Il faut repenser les rapports entre humains et non-humains »

Dossier
Paru le 02.03.2022
La société face au Covid-19

Philippe Descola : « Il faut repenser les rapports entre humains et non-humains »

03.06.2020, par
« Nous sommes nous-mêmes des écosystèmes complexes dans lesquels il n’est pas facile de démêler l’humain du non-humain. »
Pour l’anthropologue Philippe Descola, médaille d'or du CNRS en 2012, la pandémie de Covid-19 peut être l’occasion de remettre en cause les liens que l’homme occidental entretient avec la nature et d’imaginer de nouvelles formes de société.

Vous êtes connu pour votre approche nouvelle des relations entre l’homme et la nature. Comment comprendre la crise présente à la lumière de vos travaux ? 
Philippe Descola1 : Mes observations sur le terrain auprès des sociétés amérindiennes d’Amazonie m’ont amené à constater que ces populations ne faisaient pas de distinction entre la nature et la société, les non-humains y sont vus comme des personnes. J’ai consacré ensuite une partie de mes travaux d’anthropologie comparée à explorer les formes de relation que les collectifs humains entretiennent avec les non-humains, ce qui m’a conduit à m’interroger sur l’universalité présumée de nos propres conceptions de la nature. Or, le domaine non-humain vu comme extérieur aux humains, ce que nous, Occidentaux, appelons la Nature, est en réalité une conception récente, née en Europe il y a quatre siècles tout au plus. L’idée que les humains sont en retrait du monde – ce que j’appelle le naturalisme, c'est-à-dire la distinction entre la société et la nature – a conduit à faire de la nature un champ d’investigation, que nous cherchons à contrôler et que nous concevons comme une ressource extérieure à nous-mêmes.

Le domaine non-humain vu comme extérieur aux humains - ce que nous, Occidentaux, appelons la Nature -, est en réalité une conception récente, née en Europe il y a quatre siècles tout au plus.

Cette conception naturaliste, et la situation présente le montre bien, a quelque chose de singulier, puisque les humains sont eux-mêmes une partie de la nature, qu’ils contrôlent plus ou moins bien en eux-mêmes. Une nature à la fois extérieure sur laquelle on cherche à établir une emprise, et des humains avec un morceau de nature intérieure : on voit bien qu’envisager la nature de cette façon conduit à des contradictions. En réalité, nous sommes nous-mêmes des écosystèmes complexes, avec un microbiote extrêmement riche, dans lesquels il n’est pas facile de démêler la part de l’humain et celle du non-humain.  
 

Les Améridiens d’Amazonie voient comme des personnes les non-humains, tel cet arbre géant.
Les Améridiens d’Amazonie voient comme des personnes les non-humains, tel cet arbre géant.

Comment peut s’inscrire la recherche dans cette perspective, en particulier quand il s’agit d’épidémies ?
Ph. D. : On sait que les zoonoses, c'est-à-dire les maladies pouvant se transmettre d’une espèce animale à l’être humain, sont très anciennes – cela n’a rien de nouveau. Mais la modification profonde des environnements fait que des espèces sauvages, qui étaient dans le passé assez éloignées des humains, sont maintenant beaucoup plus proches de centres denses de populations humaines et d’animaux domestiques. Les réservoirs de virus deviennent plus facilement des sources de contamination pour les humains. La transformation accélérée des milieux peu anthropisés – c’est-à-dire où l’homme est peu présent –, est donc une cause importante de l’accélération de la propagation des maladies émergentes.
Par ailleurs, on observe un peu partout dans le monde que des populations humaines cohabitent sans difficultés avec certaines espèces animales qui sont pourtant des réservoirs de pathogènes, comme les chauves-souris. Cela veut dire qu’il y a des accommodements écosystémiques qui se sont développés au fil du temps entre ces populations humaines et ces populations animales. Mais ces équilibres sont encore très mal connus…

Ce qu’il faut, c’est mieux comprendre le réseau dense et complexe d’interactions, d’interrelations et de rétroactions entre des êtres et des phénomènes qui ne sont pas définissables a priori.

Il y a là un vaste domaine de recherche au croisement de l’éthologie, de l’écologie, de l’infectiologie et des sciences sociales, qui en est encore à ses premiers balbutiements et qui permettrait de mieux comprendre la diversité de nos associations aves des espèces « compagnes ». La crise actuelle le montre bien : cela ne nous avance guère de penser celle-ci dans les termes abstraits des rapports de l’homme avec la nature. Ce qu’il faut, au contraire, c’est mieux comprendre le réseau dense et complexe d’interactions, d’interrelations et de rétroactions entre des êtres et des phénomènes qui ne sont pas définissables a priori.

Cette attitude naturaliste que vous dénoncez, qui consiste à traiter la nature comme un objet extérieur à l’homme, peut-elle être tenue en partie pour responsable de la pandémie actuelle ?
Ph. D. : Je ne la dénonce pas, je constate sa singularité, et il ne faut pas oublier qu’elle est aussi à la base du développement des sciences. Responsable de cette pandémie en particulier, non. Mais elle a eu pour résultat de détruire les environnements peu anthropisés à un rythme frénétique, avec les effets que je viens de montrer. Je ne dis pas que tel ou tel aspect de notre société est responsable de cette crise, les choses sont toujours plus complexes.
Au-delà de notre rapport à la nature qui est en cause, on voit bien que notre dépendance vis-à-vis de zones de production lointaines, nos modes de production, de consommation, l’habitat de plus en plus concentré dans des zones urbaines, en particulier dans les pays du Sud…, contribuent à la forte propagation d’une épidémie.
 
L’ampleur de la pandémie ne risque-t-elle pas de focaliser les débats et les efforts sur la santé, au détriment d’autres enjeux au moins aussi importants, comme la crise de la biodiversité ou l’urgence climatique ?
Ph. D. : C’est une crainte que l’on peut avoir, en effet. Ce serait dommage que cette pandémie,  pour dramatique qu’elle soit, nous fasse oublier les catastrophes qui menacent à plus long terme, mais qui sont tout à fait prévisibles et dont les effets seront encore plus difficiles à maîtriser. Je pense bien sûr au réchauffement global, que nous traitons avec une procrastination coupable.

Il serait dommage que cette pandémie nous fasse oublier les catastrophes qui menacent à plus long terme, mais qui sont tout à fait prévisibles et dont les effets seront encore plus difficiles à maîtriser. Je pense bien sûr au réchauffement global, que nous traitons avec une procrastination coupable.

Malgré les alertes innombrables et la prise de conscience, de la part de certains responsables politiques, de la gravité de la situation, les choses ne changent pas beaucoup. Alors peut-être faut-il des événements catastrophiques comme cette pandémie pour que les gens réfléchissent. Parce que nous voyons concrètement, même si c’est dans un tout autre ordre de phénomènes, ce qu’un minuscule virus peut causer comme effets dramatiques et massifs, à quel point la vie sociale peut en être désorganisée. Or les bouleversements entraînés par le réchauffement global seront sans commune mesure avec ce dont nous sommes témoins actuellement, même s’ils se répartiront sur de plus grandes plages de temps.

C’est la leçon que nous devons tirer de la crise ?
Ph. D. : Il m’a semblé voir, depuis le début de l’épidémie, des gens très différents, en France comme en Europe, exprimer le constat que nous ne pouvons pas continuer sur cette lancée. La pandémie nous rappelle que l’on ne sait pas de quoi le futur sera fait, que tout peut basculer assez rapidement dans le chaos… alors, on commence à se poser des questions, à prendre conscience que l’incertitude est une donnée de la vie humaine. En réalité, celle-ci l’a été pendant très longtemps, de même que la précarité de la subsistance et l’imprévisibilité des alliances humaines. L’émergence de l’État-providence, en Europe, au XIXe siècle, s’il n’a pas empêché les guerres et les génocides, avait rendu moins incertain le futur des habitants des nations industrielles et nous a fait oublier, au fond, cet état d’incertitude. L’ampleur de la pandémie est en train de nous le rappeler tout d’un coup.
Nous pensions avoir un filet de sécurité, dont on a vu qu’il ne fonctionne pas si bien : soudain, on s’aperçoit qu’on manque de médicaments, parce qu’une grande partie de leur production est réalisée hors de France. On s’aperçoit que le marché n’est pas si clairvoyant lorsqu’il délocalise la production industrielle là où ses coûts sont les plus faibles. Et les Français, habitués à se reposer sur l’État, se rendent compte que l’État a abandonné toute prétention à la planification. Mais cette incertitude, qui a gagné le monde entier, peut être un extraordinaire stimulant pour la réflexion et pour nous faire envisager d’autres façons de vivre ensemble.
 

Pour Philippe Descola, certains collectifs ont montré, comme à Notre-Dame-des Landes, qu’ils pouvaient inventer des manières fraternelles de vivre ensemble, y compris avec les non-humains.
Pour Philippe Descola, certains collectifs ont montré, comme à Notre-Dame-des Landes, qu’ils pouvaient inventer des manières fraternelles de vivre ensemble, y compris avec les non-humains.

Cette crise condamne-t-elle définitivement notre système mondialisé ?
Ph. D. : Elle marque en tout cas de manière éclatante l’échec du multilatéralisme, et témoigne aussi d’une faible coopération entre les États. L’Europe a montré une incapacité inquiétante à s’accorder sur une politique sanitaire commune, l’OMS est marginalisée… Ce que nous a montré la situation présente, ce sont des États en compétition exacerbée les uns avec les autres et, à l’échelle locale, une visibilité plus grande des inégalités entre les individus.
 

On peut se poser la question des formes que pourraient prendre des collectifs différents - à des échelles à la fois infra et supra-étatiques -, plus autonomes au niveau local sur les plans politiques et économiques et organisés en réseaux de solidarité internationaux.

On peut donc se poser la question des formes que pourraient prendre des collectifs différents, à des échelles à la fois infra et supra-étatiques, plus autonomes au niveau local sur les plans politiques et économiques, organisés en réseaux de solidarité internationaux, non pas dans le but de devenir autarciques, mais pour se donner des moyens d’action collectifs et efficients. Certains collectifs ont montré, comme à la ZAD de Notre-Dame-des Landes, qu’ils pouvaient, malgré leur échelle réduite, tout à la fois remettre en cause l’utilité réelle de grands projets et inventer des manières fraternelles de vivre ensemble, y compris avec les non-humains.

Avec le confinement, la crise a également mis en valeur la place du numérique dans notre société…
Ph. D. : Elle a aussi montré que les ordinateurs ne produisent pas de nourriture, ne s’occupent pas des gens âgés, ne soignent pas les malades. Cette pandémie a mis en lumière comme jamais auparavant les métiers qui ne sont pas du tout pris en considération, alors qu’ils sont pourtant d’une utilité cruciale, notamment tous les métiers du « Care » et ceux qui rendent la société vivable. Et elle a mis encore plus en évidence ceux que l’on qualifie parfois de « bullshit jobs », ces métiers beaucoup moins utiles, souvent déjà dématérialisés et qui rapportent beaucoup d’argent. Au moins, les premiers sont-ils enfin reconnus pour leur importance. Reste à espérer que la considération qu’on leur porte aujourd'hui persistera au-delà de la pandémie.

À titre personnel, comment avez-vous vécu cette période inédite ?
Ph. D. : 
Vous savez, quand vous êtes historien, ethnologue ou anthropologue, la gamme des possibles est telle que vous êtes rarement surpris par le présent. S’il fallait comparer la pandémie de Covid-19 aux épidémies qui ont frappé le continent américain après l’arrivée des Européens, il faudrait imaginer une France décimée des neuf dixièmes de sa population, plongée dans le désordre et le chaos. Cela dépasse l’entendement. Il suffit de penser que des gens ont réellement connu des événements de ce type pour comprendre que la situation présente n’est que modérément inédite… On a toujours tendance à penser que les circonstances que l’on traverse soi-même sont hors du commun, alors qu’en réalité, d’un point de vue historique, elles sont assez ordinaires.

Même le confinement ?
Ph. D. : Oui. Personnellement, j’ai eu la chance de passer le confinement à la campagne, dans de très bonnes conditions, mais cela m’a surtout rappelé mon expérience de terrain ! Je veux parler surtout du confinement social : quand vous faites du terrain, très loin de chez vous, comme je l’ai fait auprès des Indiens Achuar en Amazonie, vous pouvez rester plusieurs mois sans vous rendre dans la ville plus proche. On se retrouve, au fond, livré à soi-même en interaction constante avec un très petit nombre de gens. Certes, on n’est pas confiné, parce qu’on vit avec des gens, mais on vit avec ces gens-là seulement. ♦

 

À lire sur le site du journal
Les mondes de Philippe Descola

Notes
  • 1. Anthropologue au Laboratoire d'anthropologie sociale (CNRS/Collège de France/EHESS), directeur d'études EHESS et professeur émérite au Collège de France.