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Les ports perdus des Étrusques

(Article extrait du n° 17 de la revue Carnets de science, disponible en librairie et Relay.)
En cette fin d’après-midi venteuse, les secondes semblent interminables avant que le long tube métallique émerge entièrement de la surface de l’eau. Quelques minutes encore pour le poser délicatement sur le sol… et les cris de joie et les applaudissements fusent sur la plateforme amarrée dans la lagune d’Orbetello, en Italie. À quelques mètres des côtes de cette ville fondée par les Étrusques, tout au sud de la Toscane actuelle, la petite équipe emmenée par le géoarchéologue Jean-Philippe Goiran laisse éclater sa joie et sa fierté. Elle vient d’extraire en une seule fois une carotte sédimentaire longue de 5,5 mètres en milieu lagunaire – une première mondiale !

Pour les chercheurs, ingénieurs et techniciens en train de se congratuler, le soulagement aussi est immense. Car des jours de tension ont failli les obliger à plier bagages à peine arrivés sur place et à renoncer à une mission qui leur a demandé des mois de préparation.
Une civilisation aux origines floues
Nous sommes début avril 2024, et Jean-Philippe Goiran retrouve le sourire. Spécialiste de l’évolution des paysages côtiers, voilà bientôt vingt ans qu’au sein du laboratoire lyonnais Environnements et sociétés de l’Orient ancien1, il s’est lancé à la recherche des ports disparus de Méditerranée. À son actif, il compte la découverte toute récente de l’emplacement du port de l’antique cité de Tyr, au Liban, enfoui sous une voie romaine, ou la localisation du premier bassin portuaire d’Ostie, le port de la Rome antique, situé en réalité bien plus près de la ville qu’on ne le croyait jusque-là.
c’est-à-dire une puissance maritime avec ses routes commerciales, sa flotte marchande et ses navires guerriers pour les protéger.
Jean-Philippe Goiran est géographe avant tout. Ses enquêtes visent essentiellement à retracer l’évolution environnementale des littoraux – érosion, montée du niveau de la mer, types de sols… – afin d’établir où, quand et comment des infrastructures portuaires ont pu exister. « Mais cette méthode est surtout transdisciplinaire, insiste le chercheur, car elle implique de recueillir et de croiser les données biologiques, végétales ou archéologiques avec les éléments issus des archives cartographiques, textuelles ou iconographiques. »
C’est donc tout naturellement qu’il s’est intéressé aux Étrusques, cette civilisation brillante qui a occupé l’Italie centrale pendant presque tout le millénaire précédant notre ère, mais qui garde encore une bonne part de mystère. Ses origines restent floues, d’autant qu’elle n’a pas laissé de textes – hormis les inscriptions figurant sur les monuments – et que sa langue, que l’on ne comprend pas encore totalement, ne peut être rattachée aux langues dites « indo-européennes » pratiquées à cette époque.
Une fédération de cités-États
Les nécropoles étrusques telles que Cerveteri, somptueuses, avec leurs fresques, leur mobilier, brossent le portrait d’une société raffinée, hédoniste et opulente, au sein de laquelle la femme bénéficiait d’un statut bien plus important que dans les autres cultures antiques. Par les sources extérieures, grecques et romaines essentiellement, on sait que les Étrusques, unis par la langue et l’écriture, partageaient surtout une religion commune, qui fédérait une douzaine de cités-États, toutes entièrement autonomes et possédant leur propre organisation politique et militaire, à l’instar des cités grecques. « Il ne fait pas de doute que ces villes étrusques constituaient une véritable thalassocratie », précise Jean-Philippe Goiran, c’est-à-dire une puissance maritime avec ses routes commerciales, sa flotte marchande et ses navires guerriers pour les protéger.
« Après la bataille d’Alalia, l’actuelle Aléria corse, vers 540 avant notre ère, les Étrusques ont même contrôlé pendant près d’un siècle toute la zone qui va du golfe de Gênes, au nord, jusqu’au sud de l’Italie, occupé alors par les Grecs, complète Gilles van Heems, historien au laboratoire Histoire et sources des mondes antiques2, à Lyon. Des temples, des nécropoles et des traces d’habitations attestent la prospérité des villes étrusques à cette période. Pourtant, aucun port ni aucune installation portuaire n’a encore été découvert… » Un mystère de plus autour de cette civilisation que Jean-Philippe Goiran est bien décidé à éclaircir.
Lorsque cette nouvelle mission commence, en avril 2024, cela fait en réalité sept ans que l’enquête étrusque a démarré. Une première campagne a déjà été menée en 2017 à Pyrgi, une cité étrusque située un peu au nord de Rome, dont les sources antiques témoignent de la prospérité jusqu’au IVe siècle avant notre ère. La flotte engagée dans la bataille d’Alalia était d’ailleurs partie de Pyrgi. Il y avait donc de bonnes raisons d’y chercher les traces d’un port antique, qui devait être relié à la grande cité de Cerveteri, située à une dizaine de kilomètres dans les terres.
Port enseveli ou port englouti ?
Les premiers relevés et les premières prospections géophysiques ont conduit les chercheurs à explorer l’hypothèse d’un port aujourd’hui situé au milieu des terres. Sans succès. Constatant que le littoral et la falaise étaient l’objet d’une érosion galopante, ils ont suivi une nouvelle piste : au lieu d’un port enseveli dans la campagne toscane, ne fallait-il pas plutôt rechercher un port englouti par la Méditerranée ? Les prospections se sont alors orientées vers les fonds marins, au large de Pyrgi, sans résultat jusqu’à présent.
En attendant de pouvoir lancer une nouvelle mission à Pyrgi, l’équipe a décidé de mettre le cap sur Orbetello, plus au nord. Cette ville au bord d’une lagune isolée de la mer par deux cordons sableux très épais, porte les traces d’un important sanctuaire étrusque. Or l’on sait que, dans cette civilisation maritime, le sanctuaire jouait un rôle central dans l’activité portuaire, en garantissant la protection des marins engagés dans la navigation commerciale, extrêmement périlleuse.
« Deux premières missions de prospection légères, avec des drones et de la détection de structures archéologiques enfouies dans le sol par infrarouge, puis offshore dans la lagune et en mer, nous ont permis de dégrossir la zone de recherche, sachant que la lagune s’étend sur quelque 27 kilomètres carrés », raconte Jean-Philippe Goiran. Mais toujours sans trouver de trace de digue ou autre vestige de structure portuaire.
Faut-il en conclure que les Étrusques ont construit une puissance maritime sans se doter de ports ? Impossible ! L’absence de traces tangibles a donc obligé les chercheurs à remettre en question le présupposé qui guide leur enquête depuis le début : ils ont toujours été sur les traces d’installations portuaires comparables à celles des autres civilisations antiques, grecques ou romaines notamment, avec des structures en dur conçues pour traverser les décennies.
Une nouvelle hypothèse, extravagante de prime abord, finit pourtant par s’imposer à eux : et si les Étrusques avaient tout simplement utilisé le bois pour fabriquer leurs installations portuaires ? Du bois permettant de se doter de ports rapides à construire et faciles à déplacer lorsque le niveau de la mer monte ou, à l’inverse, quand les dépôts sédimentaires viennent à les menacer.
« Connaissant les techniques de fabrication navale de l’époque, on sait que leurs navires avaient besoin d’un faible tirant d’eau, argumente Gilles van Heems. Si bien que l’hiver, pour les mettre à l’abri, on pouvait les faire accoster sur les plages, sans avoir besoin de grosses infrastructures. Des hangars, de simples poteaux en bois avec une couverture boisée ou végétale auraient donc pu suffire, quitte à devoir les refaire chaque année. » Tout cela laisse évidemment peu de traces – au mieux, des trous de poteaux…
Un port en bois situé au cœur de la lagune d’Orbetello ? Pour valider cette hypothèse, encore faut-il s’assurer que ladite lagune (aujourd’hui totalement fermée) avait bien une connexion avec la mer au Ve siècle avant notre ère, et a donc pu servir de refuge côtier naturel aux Étrusques, bien à l’abri des cordons dunaires – ces cordons de sable, aussi appelés « tombolos » par les géographes, servant de digue naturelle au port.
Lagune ouverte ou fermée
Les carottes sédimentaires extraites des profondeurs de la lagune, comme la toute première carotte devant laquelle l’équipe s’extasie en cette fin d’après-midi d’avril, vont être capitales pour répondre à cette question. « Non seulement cette carotte fait 5,5 mètres de long, mais elle est surtout d’un seul tenant », souligne le géographe. Des ingénieurs du CNRS ont travaillé pendant des mois à adapter un carottier acheté aux États-Unis pour réaliser ce tour de force. « Son principal avantage est d’éviter toute déperdition. Avec un carottier classique, qui progresse par exemple mètre par mètre, on peut perdre 10 à 15 centimètres de sédiments entre chaque carotte de 1 mètre. C’est-à-dire des décennies, voire des siècles d’histoire environnementale et d’histoire tout court ! » Grâce au dispositif mis en place à Orbetello, c’est bien toute l’histoire de la lagune qui va se donner à lire dans les couches de sédiments accumulées au fond de l’eau année après année, siècle après siècle.
Cécile Vittori, paléo-environnementaliste à l’université de Lyon embarquée dans l’aventure depuis la première mission à Orbetello, cache mal son impatience tandis que Laurent Augustin et Trevor Popp, les deux chefs carottiers, déposent avec précaution le tube métallique sur la plateforme flottante. « Les carottes vont nous montrer si la lagune avait une connexion avec la mer à l’époque étrusque, qu’elle soit naturelle ou via des canaux artificiels creusés dans le cordon dunaire, s’enthousiasme-t-elle. Elles vont aussi nous permettre de mesurer la profondeur de l’eau, donc sa navigabilité, et ainsi de déterminer quels types d’embarcations, simple barque ou navire plus ou moins gros, pouvaient y circuler. »
Recoupement d'informations
La datation et la provenance des sédiments, côtière ou fluviale, l’analyse des contaminants métalliques révélant les changements provoqués par le développement de la ville, ou encore la densité des mollusques et des pollens présents dans les carottes font partie des nombreux indices qui permettront de retracer l’évolution à travers les âges de cette lagune aujourd’hui fermée. Cécile Vittori va examiner avec une attention toute particulière les ostracodes piégés dans les sédiments. Ces minuscules crevettes protégées par une coquille, présentes en nombre dans les milieux lagunaires, devraient être particulièrement instructives, leurs espèces différant selon qu’elles évoluent en eau douce ou salée.
Toutes les informations extraites des sédiments vont être recoupées avec les travaux des historiens et des archéologues partenaires du projet. « Les seules sources bibliographiques dont nous disposons sont des textes de chroniqueurs romains contemporains de la civilisation étrusque, traduits au début du XXe siècle par des historiens qui ne faisaient guère la différence entre une lagune et un estuaire, du sable et du limon... Les relire à la lumière de ce que nous découvrons sur le terrain pourrait donner un éclairage totalement différent », poursuit Jean-Philippe Goiran, soulagé de voir la mission si bien engagée.
Il faut dire que les premiers jours de terrain ont été éprouvants pour les nerfs des scientifiques. « Nous avions choisi de venir en avril pour éviter le bloom algal, la prolifération d’algues qui marque le retour des beaux jours et est particulièrement importante en été, relate Cécile Vittori. Mais là, c’est une telle explosion que les algues ont “grippé” le moteur prévu pour déplacer la plateforme. Nous avons donc dû nous rabattre sur la lagune sud, où la plateforme n’a pu franchir les derniers mètres d’accumulations algales que grâce aux cordes et avirons des athlètes italiens qui étaient en train de s’entraîner pour les Jeux olympiques de Paris… ! »
Sous le parking… le port ?
Il y a aussi eu cette autorisation administrative manquante, dont personne n’avait entendu parler et qui a bloqué l’équipe dès son arrivée… Sans oublier le vent, qui s’est aussi mis de la partie, rendant les opérations particulièrement périlleuses. Pour réaliser un carottage dans une eau d’à peine 1 mètre de profondeur, il faut faire monter le tube très haut avant de l’enfoncer, ce qui oblige les chefs carottiers à grimper au sommet du mât métallique de 7 mètres oscillant comme une toupie géante. Malgré la difficulté technique de l’opération, ce sont au total 6 longues carottes qui ont pu être extraites des profondeurs de la lagune en ce mois d’avril.
Jean-Philippe Goiran est ensuite allé prospecter à pied le littoral de la lagune, dans l’espoir d’identifier des indices archéologiques révélant les niveaux marins durant la période antique, comme cette structure partant dans l’eau qui s’avérera être un ancien égout antique…

L’enquête est appelée à se poursuivre, car le géoarchéologue en est désormais convaincu : s’il y a des structures et des pieux en bois à découvrir, traces d’un port antique, c’est dans une langue de terre occupée aujourd’hui par un parking. Et, même si ce terrain (qui a été gagné sur la lagune tel un polder par la mise en place des débris des bombardements des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale) n’appartient ni à la ville ni à la Région, mais directement à l’État, Jean-Philippe Goiran a bon espoir d’obtenir toutes les autorisations nécessaires. Le maire d’Orbetello a déjà entamé les premières démarches auprès des ministères italiens concernés.
Précieux soutien pour les scientifiques, l’édile et toute la population d’Orbetello devraient eux aussi profiter de cette enquête historique : étudier le passé de la lagune permet en effet de mieux en maîtriser l’avenir. « On estime qu’à l’époque des Étrusques, le niveau de la mer était environ de 1 mètre inférieur au niveau actuel, insiste le chercheur, et on constate que le cordon dunaire qui ceinture la lagune devient de plus en plus épais, au point de penser qu’il sera bientôt infranchissable, ce qui la menace de mort : si les eaux ne sont pas renouvelées et brassées, la température augmente, les poissons meurent… »
L’isolement progressif de la lagune, amplifié par le changement climatique et la prolifération des algues, représente donc une réelle menace écologique, mais aussi économique, pour cette ville dont le dynamisme n’a jamais cessé depuis la période étrusque. ♦
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