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Bienvenue sur le blog de Cécile Michel, destiné à vous faire découvrir trois mille ans d’histoire d’un Proche-Orient aux racines complexes et multiples, à travers les découvertes et les avancées de la recherche en assyriologie et en archéologie orientale. (Version anglaise ici)

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Cécile Michel
Assyriologue, directrice de recherche au CNRS dans le laboratoire Archéologies et Sciences de l’Antiquité

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La tomographie dévoile le contenu de lettres scellées il y a 4000 ans
07.10.2024, par Cécile Michel
Mis à jour le 07.10.2024

Le scanner tomographique ENCI (Extracting Non-destructively Cuneiform Inscriptions) vient d’effectuer sa deuxième mission au Musée des Civilisations Anatoliennes à Ankara ; la première mission avait eu lieu au début de cette année au Musée du Louvre. Grâce à cet instrument unique dans le monde, il m’a été possible de déchiffrer des lettres enfermées dans leur enveloppe d’argile depuis près de 4000 ans.

Conçu dans le cadre de l’Excellence Cluster « Understanding Written Artefacts » financé par l’agence de recherche allemande (DFG), ENCI est un scanner tomographique de très haute définition, dont les rayons-X peuvent traverser une brique d’argile, et transportable afin de pouvoir aller dans les musées scanner des tablettes cunéiformes et d’autres objets très anciens et fragiles qui ne peuvent sortir de leur lieu de conservation. L’instrument est démontable en huit pièces qui se rangent dans autant de caisses faites sur mesure, et qui sont transportables par deux à quatre personnes. Une seule prise électrique standard alimente ENCI qui peut donc être monté dans n’importe quel espace.
 C. MichelENCI installé dans le couloir de l'ancien caravansérail.

Entre le 15 septembre et le 5 octobre 2024, ENCI a été installé à l’étage, dans le large couloir qui ceint la cour de cet ancien caravansérail Kurşunlu Han bâti avant le 15e siècle et rénové au 20e siècle. Alors qu’au Musée du Louvre, en février dernier, il avait été possible de lire des contrats cunéiformes dont les textes étaient déjà connus car recopiés sur leur enveloppe, au musée d’Ankara, nous avons principalement scanné des lettres enfermées dans leur enveloppe d’argile dont seuls les noms de l’expéditeur et du ou des destinataires étaient lisibles sur l’enveloppe. Depuis leur mise sous enveloppe au 19e siècle avant J.-C., personne n’avait eu accès au contenu des lettres !
 A. Berckert

Ces lettres ont été découvertes dans la ville basse de Kültepe, l’ancienne Kanesh, non loin de Kayseri, au cœur de l’Anatolie. Des marchands assyriens originaires du nord de l’Irak s’y sont installés au tout début du deuxième millénaire avant J.-C. pour y mener des échanges à longue distance. La lecture de chacune de ces lettres de Kanesh apporte à l’historien des éléments nouveaux pour reconstituer la vie de leurs auteurs, leurs activités économiques et quotidiennes, mais aussi l’histoire politique et événementielle de leur pays d’origine et de leur pays d’adoption.

Voici quelques exemples du contenu de ces lettres dévoilées. Anna-anna écrit à son mari qu’elle n’a pas réussi à obtenir le remboursement de l’argent prêté à un certain Laqêpum, ce dernier lui ayant répondu : « Je ne te donnerai pas cet argent. Lorsque ton mari reviendra, c’est à lui que je le donnerai ! ». Dans une autre, un père et son fils expliquent à des collègues qu’ils ont prélevé dans les archives d’un créancier une reconnaissance de dette scellée sous enveloppe et l’ont remise au débiteur afin qu’il la détruise car il avait payé sa dette. Une autre enveloppe présentant un renflement sur l’une de ses faces contenait en fait deux tablettes : la lettre n’ayant pu être achevée sur la tablette principale, une deuxième page, ovale et mince, inscrite sur l’une de ses faces, avait été ajoutée.

L’accès à la tablette cunéiforme enfermée dans son enveloppe n’est possible que grâce au travail d’une équipe interdisciplinaire. Il s’agit de calibrer et régler les paramètres d’ENCI pour scanner l’objet, puis il faut reconstituer celui-ci à partir des tranches d’une quinzaine de microns obtenues et enfin séparer virtuellement la surface de la tablette de la face interne de l’enveloppe pour obtenir la visualisation de la tablette cachée. Un tel projet n’aurait pu voir le jour sans la collaboration entre assyriologue, physiciens et informaticiens.
 UWA/CSMC.L'équipe pour la mission d'ENCI à Ankara (de gauche à droite) : Andreas Schropp (physique), Samaneh Ehteram (archéométrie), Christian Schroer (PI, physique), Avni Aksoy (physique, contact en Turquie), Cécile Michel (PI, assyriologie), Philipp Paetzold (physique), Andreas Beckert (informatique). Absents sur la photo : Matthias Bohn (ingéniérie), Katrin Zerbe (physique et patrimoine culturel).

ENCI se prépare à poursuivre ses aventures dans les musées, mais aussi sur le terrain, car outre les tablettes cunéiformes, il a fourni des images haute définition de statuettes égyptiennes, de reliures de codex anciens, et même d’os humains millénaires présentant des pathologies.

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