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À qui appartient l’océan ?

(Cet article est extrait de la revue Carnets de science n° 18)
Durant des siècles, les espaces maritimes ont été régis par la liberté de navigation. « On trouvait essentiellement des règles coutumières – non écrites, reposant sur la répétition dans le temps d’une pratique qui devient une norme acceptée – ou des conventions entre deux pays pour la délimitation de leurs frontières maritimes », retrace Marie Lemey, chercheuse en droit au laboratoire Aménagement des usages des ressources et des espaces marins et littoraux, à Brest. Mais, au XXe siècle, la multiplication des activités en mer a rendu nécessaire l’adoption de règles de droit généralisées pour délimiter les espaces et éviter les différends entre États.
C’est ainsi que, en 1982, près de trente ans après la première conférence des Nations unies sur le droit de la mer et un long travail de codification, le premier traité international sur le statut juridique de l’océan est finalement signé à Montego Bay. Véritable « Constitution des océans », cette convention délimite différents espaces maritimes, définis selon leur distance vis-à-vis des côtes. Elle distingue deux grands ensembles : les eaux étatiques se trouvant sous la responsabilité juridique des pays qui les bordent, et la haute mer, au statut plus flou.
Eaux territoriales à géométrie variable
« L’État est pleinement souverain sur les eaux dites “intérieures” (estuaires, lagunes…) et dans les 12 milles marins – soit 22 km – situés au-delà de la côte, détaille Marie Lemey. Il est souverain sur l’espace aérien, l’ensemble de la masse d’eau, le fond et le sous-sol. »

Au-delà, l’État exerce sa juridiction sur plusieurs espaces constituant les eaux territoriales. On trouve, en premier lieu, la zone économique exclusive (ZEE) qui s’étend jusqu’à 200 milles marins, soit 370 km, calculés à partir du trait de côte. Dans cet espace, l’État perd le contrôle de l’espace aérien, mais conserve ses droits en matière d’exploration, d’exploitation, de préservation et de gestion des ressources naturelles, biologiques ou non biologiques, des eaux de surface jusqu’aux fonds marins et leur sous-sol. « C’est une zone très stratégique, notamment en matière de pêche », souligne Sophie Gambardella, juriste au laboratoire Droits international, comparé et européen1.
Vient ensuite le plateau continental. Si cette zone en pente douce, comprise entre le littoral et le talus continental qui plonge vers les grands fonds, s’étend au-delà des 200 milles marins, elle permet à l’État concerné d’agrandir sa zone d’influence, dans la limite de 350 milles marins (650 km).
La France, qui compte le deuxième domaine maritime le plus vaste au monde après les États-Unis, avec 10,2 millions de kilomètres carrés (km2) de ZEE, a ainsi déjà obtenu l’extension de son plateau continental dans plusieurs de ses territoires ultramarins (Antilles, Guyane, Nouvelle-Calédonie, îles Kerguelen, île de La Réunion…), soit une augmentation de 880 000 km2 entre 2015 et 2024. Les États-Unis, quant à eux, revendiquent plus de 1 million de kilomètres carrés supplémentaires. À noter que le régime juridique du plateau continental concerne uniquement le fond et le sous-sol, sur lesquels l’État dispose de droits souverains exclusifs d’exploration et d’exploitation des ressources naturelles.
Des fonds marins très convoités
C’est ce qui a permis au gouvernement norvégien d’annoncer, en 2024, l’attribution de permis d’exploitation minière sur son plateau continental situé dans l’océan Arctique, faisant de la Norvège le premier pays au monde à engager une activité minière dans les fonds marins. Malgré les arguments avancés – fournir les minerais nécessaires à la transition énergétique –, le gouvernement a finalement suspendu les attributions de permis après la levée de bouclier de plusieurs organisations non gouvernementales. « L’enjeu, derrière les demandes d’extension formulées par de nombreux États, c’est notamment l’exploitation future des ressources minérales, précise Sophie Gambardella. Et ce, alors que les gisements à terre commencent à s’épuiser. »

Le régime juridique change en effet du tout au tout au-delà de la zone économique exclusive. Là, se trouvent les eaux internationales, appelées aussi la « haute mer ». Une zone qui couvre plus de 60 % des océans et n’est sous l’autorité d’aucun État. « On y trouve donc la liberté de navigation, de survol, de pêche, de pose de câbles et pipelines sous-marins, de construction d’îles artificielles et de recherche scientifique », énumère Sophie Gambardella. Seul l’État du pavillon sous lequel les navires battent est responsable des activités dans cette zone.
Ce régime de liberté n’est pas sans conséquences. Ainsi, entre les années 1950 et 1990, 200 000 fûts remplis de déchets radioactifs ont pu être jetés dans l’Atlantique Nord par des États européens, notamment la France et la Grande-Bretagne. La surpêche et le développement des navires-usines pouvant pêcher plusieurs centaines de tonnes de poissons en une seule journée ont, quant à eux, conduit à l’épuisement des stocks halieutiques. Entre 1970 et 2016, la population de poissons migrateurs a ainsi chuté de 76 % dans le monde, et de 96 % en Europe2…

« Cette liberté s’est réduite au fil des ans et les activités en haute mer ont été progressivement encadrées, tempère la juriste. Par exemple, une vingtaine d’organisations régionales de pêche se sont mises en place , qui peuvent fixer des quotas et des méthodes de pêche autorisées… »
La nécessité de protéger des espèces menacées restreint elle aussi cette liberté théorique. La chasse à la baleine est, par exemple, interdite au niveau mondial depuis 1986, avec l’entrée en vigueur d’un moratoire de la Commission baleinière internationale.
Enjeux environnementaux, le point faible
De plus, ce principe de liberté en haute mer concerne principalement la colonne d’eau. Le plancher et le sous-sol océaniques relèvent, eux, de la zone internationale des fonds marins, aussi appelée « la Zone » par la convention de Montego Bay. Un endroit dont la richesse a été révélée par les toutes premières plongées scientifiques profondes, à la fin des années 1970.
Qualifiées de « patrimoine commun de l’humanité » par la convention de Montego Bay, cette zone et ses ressources ont vu leur gestion confiée en 1994 à l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM). « Il ne faut pas se méprendre sur ce terme de “patrimoine commun de l’humanité” », commente Marie Lemey. En effet, la philosophie de l’époque était davantage d’assurer un partage équitable des ressources que de protéger les écosystèmes profonds. La fonction première de l’AIFM est d’ailleurs de réglementer l’exploration et l’exploitation des ressources minérales des grands fonds marins. »
C’est l’une des principales faiblesses du droit de la mer : il s’est formé autour de revendications territoriales ou d’enjeux économiques, qui prennent mal en compte les enjeux environnementaux. « Le droit se construit en réaction aux faits, notamment ceux résultant de découvertes scientifiques. Or, on a longtemps manqué de données sur le rôle de l’océan pour le système Terre, explique Sophie Gambardella. Donc, nous n’avons réalisé que récemment l’importance de la préservation de l’océan pour le maintien des conditions d’habitabilité de la planète pour l’humain. »

Certes, la question environnementale a pris progressivement de l’ampleur au sein du droit de la mer depuis les années 1980 et les conventions internationales se sont multipliées pour limiter la pollution marine, réglementer la pêche en haute mer ou encore protéger certaines espèces, dans une sorte de véritable millefeuille juridique. Mais celles-ci demeurent insuffisamment protectrices et la haute mer, qui représente la majeure partie des océans, reste peu contrôlée. Elle est pourtant soumise à une pression croissante due aux activités humaines, à la pollution, à la surexploitation des ressources, au changement climatique et à la diminution inquiétante de la biodiversité.
La perspective d’une exploitation minière des grands fonds marins inquiète tout particulièrement la communauté scientifique, qui pointe que ce minage pourrait porter atteinte à la biodiversité, polluer l’océan et compromettre son rôle essentiel dans la régulation du climat.
« Les nodules polymétalliques des plaines abyssales, les encroûtements cobaltifères et les sulfures polymétalliques des sources hydrothermales suscitent l’intérêt des industries, notamment liées à la transition énergétique, qui cherchent de nouvelles ressources minérales », souligne Sophie Gambardella.
Un nouveau traité pour la biodiversité
Malgré les nombreuses inconnues, le petit État insulaire de Nauru, dans le Pacifique, a été le premier à faire part de son intention d’exploiter ces ressources, en 2021. Alors que l’AIFM doit rapidement se prononcer sur la question de l’exploitation minière des grands fonds marins, une vingtaine d’États recommandent de faire une pause de précaution – en attendant d’avoir plus de connaissances sur ce milieu. La France, quant à elle, s’est prononcée dès 2022, par la voix de son président Emmanuel Macron, pour une interdiction totale de l’exploitation minière de la Zone.
Après quelque vingt ans de négociations pour parvenir à un droit de la mer plus contraignant en matière environnementale, une étape majeure vient d’être franchie avec l’adoption, en 2023, du Traité international pour la protection de la haute mer et de la biodiversité marine (BBNJ3). Son but est de permettre une gestion globale et une plus grande protection des ressources et de la biodiversité de l’océan situé en dehors des eaux étatiques.
Ce traité rend possible l’établissement d’aires marines protégées dans l’ensemble des eaux internationales et il prévoit l’obligation d’études d’impact des activités humaines qui risquent d’avoir des effets néfastes en haute mer. Concernant les ressources génétiques marines (des micro-organismes tels que des virus, bactéries, microalgues ou zooplancton potentiellement intéressants pour les industries pharmaceutique, agroalimentaire ou cosmétique), il fixe un accès et un partage justes et équitables entre États. Pour aider les pays en développement à mettre en place l’accord, le traité renforce aussi le partage des connaissances, des informations et des technologies marines entre les pays.
« Pour l’instant, le traité n’est pas encore entré en vigueur, rappelle Marie Lemey. Il faut pour cela qu’il soit ratifié par 60 États, et nous sommes encore loin du compte : au 19 février 2025, on n’en compte que 17. De plus, il reste des zones de flou et d’incertitudes. Ainsi, cet accord va devoir s’articuler avec les règles qui existent déjà, notamment celles qui concernent l’utilisation des ressources se trouvant sur la Zone. »
Si l’exploitation minière des grands fonds était autorisée par l’AIFM, elle pourrait causer des dégâts dans la colonne d’eau et entrer en conflit avec les obligations émanant de l’accord BBNJ. « De plus, qui va élaborer les règles et contrôler ces espaces ? Les différents organes – entre autres, une Conférence des parties, un organe scientifique et technique, un secrétariat… – ne vont-ils pas entrer en concurrence avec les structures et organisations déjà existantes ? », questionne la chercheuse.
Un droit de la mer « fragmenté »
C’est tout le problème du droit de la mer – que les juristes qualifient volontiers de « fragmenté ». Car, si la convention de Montego Bay signée en 1982 reste le texte de référence, elle est accompagnée d’un nombre toujours plus grand de traités. « Le droit de la mer s’est développé en silo. Pour chaque usage, chaque nouvel enjeu, on a créé un régime juridique », explique Sophie Gambardella. Chaque organisation (comme l’AIFM, l’Organisation maritime internationale…) produit des conventions et a ses propres organes : une conférence des parties, un comité scientifique, un comité d’application… « Résultat, on a des îlots de gouvernance qui ne communiquent pas forcément entre eux », conclut-elle.

De plus, les États ne sont pas tous liés par les mêmes obligations en la matière. La plupart des dispositions de la convention de Montego Bay s’appliquent à tous les États, y compris ceux qui ne l’ont pas ratifiée, car elle codifie la coutume qui s’imposait déjà à eux. Mais ce n’est pas le cas des conventions plus récentes ! Les États qui ne les ont pas ratifiées n’ont pas à les appliquer et ne pourront donc pas faire l’objet de sanctions en cas de non-respect des règles.
« Faire fonctionner une instance avec près de 200 États est forcément complexe, fastidieux et prend du temps », reconnaît Marie Lemey. La route est encore longue pour protéger nos océans. ♦
Des aires marines pas si protectrices
Soucieuse de mieux préserver la biodiversité marine, la communauté internationale s’est fixé l’objectif de protéger 30 % des mers d’ici à 2030. Efficacement mises en œuvre, les aires marines protégées (AMP) n’auraient que des avantages. « Ces aires sont créées pour permettre la régénération des écosystèmes océaniques, explique Joachim Claudet, chercheur au Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement4. Mais interdire le chalutage et les activités extractives (hydrocarbures…), limiter les activités touristiques, a des effets vertueux qui débordent les frontières de la seule zone protégée. Interdire la pêche dans une zone ciblée – où les poissons vont se multiplier, voir leur taille augmenter, se reproduire – bénéficie ainsi directement aux zones de pêche alentour, qui voient les stocks de poisson se reconstituer. »
Problème : à ce jour, les AMP ne bénéficient d’aucune définition internationale et ce terme, flou, s’applique à une variété de dispositifs et de statuts (zones Natura 2000, réserves naturelles, parcs nationaux…). En clair, il suffit de nommer une zone « aire marine protégée » pour qu’elle en soit une. « L’efficacité de ces aires n’est démontrée que dans le cas d’une protection intégrale, souligne le chercheur. Or, la plupart des AMP que les États déclarent sont en réalité faiblement protégées, voire pas du tout. le chalutage, notamment, s’y poursuit. »
En Europe, plus de 80 % des AMP n’ont pas de réglementation plus drastique à l’intérieur qu’à l’extérieur. La France déclare ainsi 60 % de son espace méditerranéen en aires marines protégées, mais, selon les critères de l’Union internationale pour la conservation de la nature, seul 0,1 % bénéficie d’une réelle protection ! « Il faut arrêter de faire des aires marines qui ne servent à rien et braquent les usagers de la mer qui les voient comme une contrainte de plus, constate Joachim Claudet. En clair, faire moins, mais faire mieux, en renforçant le niveau de protection des aires existantes. » C’est tout le sens du souhait de la Commission européenne d’avoir 10 % d’aires marines sous protection stricte à l’horizon 2030. ♦
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Droit de l’environnement : entre espoirs et reculs
Roscoff, les vigies du monde marin (vidéo)
- 1. Unité CNRS/Aix Marseille Université.
- 2. Voir https://worldfishmigrationfoundation.com/living-planet-index-2020/
- 3. Pour « Marine Biodiversity of Areas Beyond National Jurisdiction ».
- 4. Unité CNRS/EPHE/Université Perpignan via Domitia.