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Grande enquête « CNRS Le Journal »

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Après les attentats, les sciences humaines se mobilisent

Après les attentats, les sciences humaines se mobilisent

19.02.2015, par
Patrice Bourdelais
Patrice Bourdelais, directeur de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS.
«CNRS Le journal» lance une série d’articles sur la laïcité, les religions et les phénomènes de radicalisation. Aujourd’hui, Patrice Bourdelais, directeur de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS, revient sur les abondantes recherches déjà réalisées dans le domaine et expose les mesures à prendre d’urgence.

Au lendemain des attentats de Paris, perpétrés les 7, 8 et 9 janvier 2015, les médias ont beaucoup parlé – ou reparlé – de la radicalisation religieuse, de la jeunesse des banlieues, de la pratique religieuse et de ses relations à la citoyenneté. Ces questions n’ont pas surgi brutalement début janvier…
Patrice Bourdelais :
En effet, depuis au moins une quinzaine d’années, les chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS) ont conduit beaucoup de recherches sur ces thématiques, publiées sous la forme d’articles et de livres. Elles ont révélé de nombreux processus reliés entre eux, notamment ceux de la ségrégation sociale, des difficultés dans les écoles, de la radicalisation religieuse dans les prisons ou dans certains quartiers. Mais il me semble qu’en dépit d’une production de grande qualité et de publications signalant les risques, les résultats de ces recherches ont en réalité trouvé peu d’échos durables au-delà du cercle des spécialistes. Ces travaux ont rarement abouti à des actions concrètes parce qu’ils analysaient des processus complexes qui ne correspondaient peut-être pas aux attentes des politiques ou qui auraient demandé des politiques malaisées à mettre en place.

Les travaux de Farhad Khosrokhavar (pionnier dans l’étude sur l’islam dans les prisons) ou encore ceux d’Olivier Roy et de Gilles Kepel n’étaient-ils pas déjà largement relayés avant les attentats ?
P.
 B. : Oui, et c’est heureux ! Mais, en dehors des travaux de quelques experts très en vue, la plupart des productions, que nous avons d’ailleurs recensées il y a un mois dans une note transmise au ministère de l’Enseignement supérieure et de la Recherche, n’ont pas été assez lues. Les thématiques étudiées sont très vastes. Pour ce qui concerne l’islamologie, il faut continuer à travailler sur différentes questions : la façon dont la religion se construit, comment s’organisent ses différentes branches, quelles en sont les différentes lectures et quelles sont les implications sociales et politiques. Des études se sont aussi centrées sur des questions qui faisaient débat dans l’opinion, en particulier le halal en France et la place des religions dans l’espace public. Elles ont montré qu’en dépit des phénomènes de radicalisation religieuse et sociale, qui sont des phénomènes marginaux, l’islam en France se laïcise petit à petit. Il y a aussi eu beaucoup de travaux dans le domaine des études globales et aréalesFermerQui portent sur une aire culturelle, c’est-à-dire une zone géographique ou un territoire déterminé rassemblant des individus partageant des normes culturelles identiques ou très voisines (par exemple des technologies, une organisation sociale, des mœurs et coutumes, une langue ou encore des croyances, des religions…). Le CNRS a créé des Groupements d’intérêt scientifique (GIS) sur les aires culturelles de tous les continents, et notamment le GIS Moyen-Orient et monde musulmans., fortement soutenues par le CNRS. Ils permettent de disposer d’approches comparées et d’étudier, par exemple, comment des différences culturelles se sont transformées et traduites en conflits en Turquie, en Iran et au Pakistan. Et comment on passe, par exemple, de la simple « friction culturelle » au conflit identitaire ouvert.

Pour quelles raisons le transfert des résultats de la recherche vers les responsables politiques ne fonctionne-t-il pas bien selon vous ?
P. B. :
On peut notamment évoquer la disparition, au cours des années 2000, des petites structures intermédiaires, des groupes de travail, organisés par les ministères dans les années 1980, qui permettaient précisément ce transfert vers les sphères de l’administration centrale. Le ministère de la Ville en avait créé sur des thèmes comme « la ville et le vivre ensemble ». On trouvait alors ces groupes de travail dans la plupart des ministères. Les chercheurs y contribuaient directement à l’élaboration de propositions de mesures, apportant leurs connaissances, mais aussi leurs manières d’aborder les problèmes à la lumière des résultats de recherche. C’est aussi de cette époque que date l’excellente collaboration construite entre le CNRS et le ministère de la Justice, en particulier avec la direction de l’administration pénitentiaire. Il existe même des structures pérennes de recherche1 et des programmes gérés de façon conjointe. Cela s’est traduit par des mesures précises sur les manières d’enseigner dans les prisons, d’y apprendre un métier, d’y préparer la réinsertion des détenus. Mais, entre le moment de la diffusion des résultats d’une recherche et celui qui offre les conditions favorables à une mise en place des mesures qui en sont issues, des années peuvent s’écouler. Parfois, faute de ressources humaines, elles ne peuvent s’appliquer que progressivement alors que le besoin est immédiat. C’est le cas, par exemple, lorsqu’on considère le manque d’imams dans les prisons ou dans les hôpitaux.
 

Le danger
est qu’une fois
l’émotion
retombée, rien
ne bouge…

Que faudrait-il mettre en place pour améliorer les recherches et fluidifier le transfert des résultats vers la société ?
P. B. :
Avec les acteurs de la recherche en SHS, nous avons identifié un certain nombre de mesures à prendre d’urgence. Elles sont listées dans une note de l’Alliance nationale des sciences humaines et sociales Athena, qui est présidée par Alain Fuchs, président du CNRS, et dont l’assemblée générale s'est tenue jeudi 19 février. Dans cette note, il est ainsi proposé de renforcer certaines structures qui ont notamment pour mission d’améliorer la formation des professionnels dans les administrations publiques et dans les entreprises.

Je pense en particulier à l’IISMM (Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman), créé en 1999 avec le soutien du ministère de l’Intérieur. Nous aimerions aussi renforcer le Groupement d’intérêt scientifique (GIS) « Moyen-Orient et mondes musulmans », créé il y a deux ans. Lieu de réflexion et d’échange pour tous les spécialistes concernés, il a déjà permis de mieux coordonner la recherche, menée principalement en région parisienne, dans les universités d’Aix-Marseille, de Lyon et de Strasbourg. Nous proposons aussi d’organiser, sur le modèle des Community services des universités américaines, des structures permettant aux chercheurs de mettre leurs connaissances et leur expertise au service de la communauté locale. Par exemple, les spécialistes pourraient proposer leur collaboration aux associations qui travaillent sur le terrain pour renforcer le lien social, aux structures publiques de proximité et bien sûr aux enseignants du secondaire qui le souhaitent.

Sans toutes les citer, quelles autres recommandations trouve-t-on dans la note dont vous parliez ?
P. B. :
L’une des recommandations propose de faciliter l’accès aux terrains de recherche dans le monde arabo-musulman. Nous soutenons donc particulièrement les Umifre (Unités mixtes des Instituts français de recherche à l’étranger), partenariats entre le CNRS et le ministère des Affaires étrangères et du Développement international, qui offrent aux chercheurs la possibilité de s’établir dans des laboratoires partenaires à l’étranger. Elles leur procurent des points d’immersion exceptionnels et leur permettent de tisser des coopérations avec les institutions des pays où elles sont établies. Il me semble par ailleurs que, comparé à d’autres pays comme les États-Unis, l’investissement réalisé en termes d’effectifs n’a pas été à la hauteur des enjeux. Le nombre de chercheurs travaillant sur l’islamologie et sur l’histoire des pays arabes, sur l’islam contemporain dans les pays non arabophones, sur les formes de la citoyenneté d’aujourd’hui, sur les processus de radicalisation, etc., reste modeste. Le CNRS recrutera donc dès les prochains concours, à l’automne, des chercheurs sur ces thématiques. J’espère que ce sera aussi le cas dans les autres établissements de recherche (universités, grandes écoles, etc.). Le danger est qu’une fois l’émotion retombée, rien ne bouge… Nous devons montrer que le milieu de la recherche sait aussi gérer les nécessités à court terme.

Le CNRS et ses partenaires d’Athena proposent aussi de faire du risque terroriste un nouvel objet de recherche. De quoi s’agit-il ?
P. B. :
Le CNRS s’est déjà mobilisé, grâce à sa Mission pour l’interdisciplinarité, sur les questions des risques environnementaux. Il nous semble qu’à présent le « risque terroriste », proprement humain, devrait lui aussi devenir un objet d’étude pour les SHS. Depuis les attentats, ce sujet de recherche peut prendre toute sa place. La violence ne peut plus être perçue comme seule conséquence des discriminations, de la marginalisation sociale, etc. La dimension religieuse ne peut plus être négligée. Mais, pour faire du risque terroriste un objet de recherche pertinent, il faudra poursuivre les collaborations déjà en place entre les chercheurs en SHS et ceux des sciences de l’information et du numérique. Il s’agit notamment d’impliquer les SHS dans le développement des techniques de détection des risques, par l’usage des big data par exemple. Il faudra aussi réfléchir sur les façons d’articuler l’usage de ces techniques avec le respect des libertés individuelles. Nous avons là un défi sociétal majeur sur lequel les recherches doivent apporter les éclairages indispensables à l’action.
    
     
       
A lire également : "Après Charlie, quelle recherche ?", une tribune d'Alain Fuchs, président du CNRS, publiée par Libération le 19 février 2015.
 

Notes
  • 1. Il s’agit d’une Unité mixte de recherche, le Cesdip (unité CNRS/Ministère de la Justice/UVSQ), et du Groupement d’intérêt public « Droit et justice ».

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