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Aux États-Unis, un contexte inédit pour l'élection présidentielle

Aux États-Unis, un contexte inédit pour l'élection présidentielle

30.10.2020, par
Diffusion dans un bar de West Hollywood (Californie) du dernier débat avant l'élection entre le président sortant Donald Trump (à gauche) et le candidat démocrate Joe Biden, qui s'est tenu à Nashville (Tennessee) le 22 octobre 2020, en pleine pandémie de coronavirus.
Une pandémie mondiale, des milices prêtes à investir les bureaux de vote ou encore un président sortant qui hésite à laisser sa place en cas de défaite... A quatre jours du scrutin, François Vergniolle de Chantal, professeur de civilisation américaine, analyse les surprises, tensions et incertitudes qui entourent cette élection présidentielle.

Dans un contexte de pandémie, la campagne électorale de 2020 ne ressemble à aucune autre dans l'histoire américaine. En refusant de s'engager à céder la place à son successeur s'il perdait, Donald Trump tient-il une position inédite ?
François Vergniolle de Chantal1. Ce qui rend vraiment cette élection inédite, c'est bien l'incertitude que crée Donald Trump autour de son acceptation des résultats. Il est, à ma connaissance, le seul président à agir ainsi. En effet, la transition pacifique du pouvoir est la grande caractéristique de la démocratie américaine depuis les origines. En 1796, George Washington décida de limiter sa présidence à deux mandats et de se retirer. Quelques années plus tard, en 1800, l'alternance entre les fédéralistes conservateurs et les républicains réformistes menés par Thomas Jefferson s'est déroulée sans problème.

Ce qui rend vraiment cette élection inédite, c'est bien l'incertitude que crée Donald Trump autour de son acceptation des résultats.

Par ailleurs, cette élection est particulière pour une autre raison : la pandémie. Il existe un précédent : en 1918, les élections de mi-mandat se sont déroulées en pleine épidémie de grippe espagnole. Mais ce scrutin n'a pas été un traumatisme pour la démocratie américaine car le pays était encore en guerre et qu'il s'agissait d'élections au Congrès, qui mobilisent beaucoup moins que la présidentielle. Enfin, cette précédente pandémie n'avait pas été construite socialement en tant que défi majeur pour la stabilité des institutions, alors que c'est le cas actuellement. 

 

La situation post-scrutin pourrait-elle ressembler au désastre électoral de 1876, lorsqu’aucun des deux candidats, le républicain Rutherford B. Hayes et le démocrate Samuel J. Tilden, ne voulait accepter la défaite ?
F. V. de C. Le contexte était différent mais il y a au moins une similitude : celle de la mise en œuvre du droit de vote au niveau local. En 1876, trois États du Sud étaient incapables de désigner un vainqueur, dans un contexte d'incompétence logistique et d'intimidation des électeurs, alors que le pays se remettait à peine de la guerre de Sécession. Dans ces États, il y eut affrontement entre les gouverneurs républicains et les assemblées démocrates... Hayes accepta finalement le soutien des démocrates sudistes qui exigèrent, en retour, un retrait des troupes fédérales du Sud et une autonomie dans l'Union : Washington ne s'impliquerait plus dans les affaires locales, à commencer par la question raciale. Investi président, Hayes retira les troupes des onze États du Sud. Avec pour conséquence la mise en place, dans ces États démocrates, d'une ségrégation raciale contre les Afro-Américains jusque dans les années 1960. Le désastre électoral de 1876 fut aussi un précédent à l'élection de 2000, lorsque trois comtés de Floride n'ont pas été capables de déclarer le vainqueur dans un contexte d'élection serrée.

Gravure. La Ilustracion Espanola y Americana, 8 décembre 1876. Le commissaire Davenport, président d'un bureau de vote à New York lors de l'élection du 7 novembre 1976, avait décidé d'enfermer à titre préventif toutes les personnes ayant tenté de voter illégalement.
Gravure. La Ilustracion Espanola y Americana, 8 décembre 1876. Le commissaire Davenport, président d'un bureau de vote à New York lors de l'élection du 7 novembre 1976, avait décidé d'enfermer à titre préventif toutes les personnes ayant tenté de voter illégalement.

Chaque élection est généralement marquée par la « surprise d'octobre ». Cette année, ce sont plusieurs surprises qui se sont invitées dans le récit électoral.
F. V. de C. L'expression « surprise d'octobre » remonte à 1962, lorsque la fermeté de Kennedy, pendant la crise des missiles à Cuba, en octobre, lui permit de consolider le vote démocrate le mois suivant. Elle est depuis rentrée dans le vocabulaire politique. En 2020, il y a eu plusieurs surprises.

La première, c'est le décès de la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg, qui bouleverse les équilibres de la Cour suprême. La juge Amy Coney Barret, très conservatrice, a bénéficié d’une confirmation express des républicains, majoritaires au Sénat. Sommet du pouvoir judiciaire, la Cour suprême est, depuis les mandats de Ronald Reagan, un gros enjeu pour les républicains, notamment pour les chrétiens évangéliques, frange importante de leur électorat, qui y voient un moyen de pérenniser les valeurs auxquelles ils croient. Donald Trump leur a fait des promesses et les a tenues, en nommant des conservateurs dans les cours fédérales et en ayant la possibilité de désigner trois nouveaux juges à la Cour suprême.
 

La juge conservatrice Amy Coney Barrett prête serment à la Cour suprême, la main gauche posée sur la Bible que tient son mari Jesse Barrett (27 octobre 2020, Washington, DC).
La juge conservatrice Amy Coney Barrett prête serment à la Cour suprême, la main gauche posée sur la Bible que tient son mari Jesse Barrett (27 octobre 2020, Washington, DC).

Côté démocrate, il y a – pour la première fois depuis que Franklin Roosevelt a tenté de modifier la Cour suprême opposée à son New Deal en 1935-1936 – une réaction farouche contre cette nomination, avec une volonté affichée de réformer la Cour, notamment en élargissant sa composition – actuellement de neuf juges – ou en établissant des mandats limités dans le temps. Joe Biden (le candidat démocrate à l'investiture, Ndlr) est, pour l’instant, resté très silencieux sur le sujet.

Pour n'importe quel électeur rationnel, de tels scandales (les révélations fiscales) seraient rédhibitoires. La base électorale trumpiste, qui ne s'intéresse pas aux questions idéologiques, réagit très peu à ces éléments.

Il y a également plusieurs révélations fiscales autour de Donald Trump. Il aurait notamment 400 millions de dollars de dettes envers des créanciers inconnus...
F. V. de C. Pour n'importe quel électeur rationnel, de tels scandales seraient rédhibitoires. Mais la base électorale trumpiste, qui ne s'intéresse pas aux questions idéologiques, réagit très peu à ces éléments. Donald Trump bénéficie d’un véritable fan-club qui garde avec lui un lien émotionnel, presque symbiotique. Il utilise à merveille le langage de son électorat, créant ainsi de la proximité. Pour eux, il est un symbole de réussite, de leadership et même de virilité dominante.

Dernière surprise : Donald Trump a été contaminé par le coronavirus. Qu'est-ce cela a changé dans la campagne ?
F. V. de C. Il semble que cela ait renforcé son lien avec ses électeurs. Ayant reçu des soins de première qualité, il a pu raccourcir sa période d'immobilisation et revenir sur le devant de la scène en répétant que la maladie n'est pas si importante. Il cultive ainsi son image.

Que retenir des différents débats entre les candidats et leurs colistiers ?
F. V. de C. 
Le premier fut un pugilat, une série d'affirmations et de dénonciations sans véritable substance, signe de l'état calamiteux du débat public. Cette absence de dialogue est révélatrice d'un monde où les réseaux sociaux ont dicté leur rhétorique. Au cours du deuxième débat, j'ai été surpris de voir Kamala Harris (future vice-présidente en cas de victoire de Joe Biden, Ndlr) relativement en retrait. Cela m'interroge car Joe Biden s'était présenté comme un président de la transition. Kamala Harris, femme métisse et plus jeune, est, en revanche, censée représenter l'avenir du Parti démocrate. Enfin, on a assisté à un changement assez spectaculaire de la communication de Donald Trump lors du troisième exercice, où il est apparu assagi, se prêtant au format traditionnel du débat à l'américaine. Dans ce cadre-là, Joe Biden a réussi à mettre en avant ses idées et à présenter Donald Trump comme le président du passif.

Des milices armées se disent prêtes à une « surveillance active » des bureaux de vote. Y a-t-il de quoi s'inquiéter ?
F. V. de C. Il est fort possible qu'il y ait localement quelques problèmes. Mais je pense que ces milices n'ont pas la capacité d'exercer une pression importante sur le déroulement d'un scrutin national. Ce qui m'inquiète davantage, c'est que le Parti républicain, qui en a les moyens financiers et humains, évoque la possibilité d'engager ses propres agents pour suivre le déroulement des élections dans différents comtés. Dans les années 1980, les républicains avaient déjà mobilisé des bénévoles pour surveiller les élections, sans conséquence particulière. Mais cette année, on assiste à une élection très tendue dans un contexte de vote massif par correspondance. L’impact de cette tactique, si elle se confirme, pourrait donc être plus important.
 

Un homme dépose son bulletin de vote dans une urne officielle devant l'hôtel de ville de Philadelphie (Pennsylvanie), le 27 octobre 2020. Une semaine avant les élections, le vote par correspondance avait déjà permis à des dizaines de millions d'électeurs de s'exprimer.
Un homme dépose son bulletin de vote dans une urne officielle devant l'hôtel de ville de Philadelphie (Pennsylvanie), le 27 octobre 2020. Une semaine avant les élections, le vote par correspondance avait déjà permis à des dizaines de millions d'électeurs de s'exprimer.

Le vote par correspondance, grandement facilité en raison de la pandémie, est qualifié de frauduleux par Donald Trump. L'accusation est-elle justifiée ?
F. V. de C. Le vote par correspondance, qui existe depuis longtemps, a été dénoncé par Donald Trump comme un moyen pour les démocrates de remporter l'élection. Il y a une logique dans son propos : le vote par correspondance facilite l'expression des minorités et des plus pauvres, donc le vote démocrate. Mais le terme de fraude n'est pas justifié. Les quelques exemples avérés ces dernières décennies sont tout à fait mineurs. Cette tentative de semer le trouble peut néanmoins fonctionner si les résultats sont serrés.
 

le vote par correspondance (qualifié de frauduleux par Donald Trump) facilite l'expression des minorités et des plus pauvres, donc le vote démocrate. 

Le 4 novembre au matin, les premiers résultats tomberont. Et les scores républicains seront élevés car leurs électeurs se seront déplacés. Dans les jours qui suivront, les résultats des votes à distance seront dépouillés, créant une vague démocrate. Donald Trump pourrait alors accuser ses adversaires de manipulations. C'est ce que tout le monde redoute. Une répétition du scénario de 2000 dans un contexte encore plus polarisé. La seule façon d'éviter ce désastre serait une victoire massive de Joe Biden dans les urnes et au collège électoral.

 

Quel sera l’impact du coronavirus sur la politique américaine ?
F. V. de C. Si les démocrates sont élus, la crise risque de changer beaucoup de choses. Le Congrès, dont le Sénat est républicain, a déjà accepté, en mars dernier, de voter un plan massif de relance à plus de 2 000 milliards de dollars. Une sorte de social-démocratie de l'urgence pour faire face au coronavirus. Un nouveau plan encore plus ambitieux est débattu en ce moment. Il y a fort à parier que, si les démocrates deviennent majoritaires, cette social-démocratie se pérennise. Dans le cas où les républicains repasseraient, je m'interroge vraiment sur ce qu'il pourrait advenir. Car la crise a créé une réelle division chez eux, notamment entre responsables fédérés et nationaux. À terme, ces tensions pourraient avoir des conséquences délétères pour le Grand Old Party. ♦

Notes
  • 1. François Vergniolle de Chantal est professeur à l’université de Paris, au Laboratoire de recherches sur les cultures anglophones (Larca, CNRS/Université de Paris). Il est l'auteur de L'impossible présidence impériale (CNRS Éditions, 2016) et de Obama's Fractured legacy: The Politics and Policies of an Embattled Presidency (collectif, Edinburgh University Press, 2020).

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