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« À Fukushima, la population est dans une situation inextricable »

« À Fukushima, la population est dans une situation inextricable »

11.03.2015, par
Mis à jour le 11.03.2016
Logements provisoires pour personnes déplacées à Minamisoma, Japon.
Logements provisoires pour personnes déplacées dans la municipalité de Minamisoma, dans la région de Fukushima.
Il y a 5 ans, un séisme suivi d’un tsunami provoquait l’explosion d’une centrale nucléaire à Fukushima. En ce jour de commémoration, relisez notre article sur le sort des populations concernées. La chercheuse Cécile Asanuma-Brice décrypte la politique qui vise à inciter ces personnes à réintégrer les zones encore contaminées.

Résidente au Japon depuis près de quinze ans, Cécile Asanuma-Brice travaille au bureau du CNRS à Tokyo et est chercheuse associée au centre de recherche de la Maison franco-japonaise de Tokyo et au Laboratoire international associé « Protection humaine et réponse au désastre » (HPDR) créé par le CNRS et d’autres institutions françaises et japonaises, à la suite de la catastrophe de Fukushima. Le 11 mars 2011, un tremblement de terre suivi d’un tsunami avait provoqué l’explosion, le lendemain, d’une centrale nucléaire dans cette région.
  
      
       

Combien de personnes restent déplacées ? Dans quelles conditions vivent-elles ?
Cécile Asanuma-Brice :
Le gouvernement japonais fait état de 118 812 personnes déplacées1, dont 73 077 à l’intérieur du département de Fukushima et 45 735 à l’extérieur, ce qui représente une baisse puisque les mêmes statistiques officielles affichaient 160 000 personnes déplacées en 2011, quelques mois après la catastrophe. En réalité, le nombre de personnes déplacées est bien plus élevé que cela. Car le système d’enregistrement mis en place par l’Administration est extrêmement contraignant et une partie non négligeable des habitants n’a pas voulu s’y plier. J’ai personnellement interviewé plusieurs familles regroupées au sein d’associations qui ont refusé cet enregistrement, car cela aboutissait à leur faire perdre des droits, notamment quant à la gratuité de leur suivi médical.

Dans un premier temps, le gouvernement japonais a ouvert à la gratuité le parc des logements publics vacants sur l’ensemble du territoire aux personnes qui souhaitaient s’installer ailleurs. Cette mesure était positive, même si elle ne s’est pas accompagnée de politiques d’aide à l’emploi qui auraient permis une intégration durable des nouveaux migrants dans les territoires d’accueil. En outre, cette directive a pris fin en décembre 2012. Simultanément, des logements provisoires ont été construits mais en partie sur des zones contaminées selon la carte de répartition de la contamination produite par le ministère de la Recherche du gouvernement japonais.

Dans la loi, la vie dans ces logements est limitée à deux ans en raison de l’inconfort des lieux. Mais le provisoire est en train de durer. Les réfugiés qui vivent sur ces terrains vacants aux marges des villes ont à leur charge la consommation d’électricité, de gaz et d’eau, et sont également contraints d’acheter les aliments qu’ils produisaient autrefois, la plupart d’entre eux étant fermiers. Le revenu de compensation de 100 000 yens (environ 750 euros, NDLR) par mois qui leur est versé par Tepco, l’entreprise de gestion de la centrale, est insuffisant pour couvrir ces frais. Enfin, des logiques de discrimination commencent à apparaître, pointant les réfugiés comme des « assistés », ce qui est extrêmement mal considéré dans un pays qui place très haut la valeur du travail.

A Futaba, photo d'un couple
Le 9 novembre 2013, M. Ônuma et son épouse sont venus déposer les os de leur défunt au temple de Futaba, leur ville d’origine aujourd’hui inhabitable à cause de la radioactivité. Sur le portique derrière eux, on peut lire : «Le nucléaire, l’énergie pour un futur radieux.»
A Futaba, photo d'un couple
Le 9 novembre 2013, M. Ônuma et son épouse sont venus déposer les os de leur défunt au temple de Futaba, leur ville d’origine aujourd’hui inhabitable à cause de la radioactivité. Sur le portique derrière eux, on peut lire : «Le nucléaire, l’énergie pour un futur radieux.»

Les populations expriment-elles le souhait de rentrer chez elles ? Quel est l’état d’esprit dominant ?
C. A.-B. : Beaucoup de familles sont installées loin de leur village d’origine tandis que les pères continuent de travailler dans le département où elles vivaient. Une majorité d’entre elles sont propriétaires de leur maison ou appartement ; elles ont emprunté pour cela et il leur est par conséquent très difficile de tout abandonner sans l’application d’un droit au refuge, soit l’assurance d’une compensation financière et d’une aide à la recherche d’emploi dans la région d’accueil. Cela serait envisageable si l’on considère les sommes faramineuses consacrées à la décontamination inefficace des territoires. Ces habitants sont mis dans une situation inextricable et cela se traduit par un taux de divorce élevé, de même que celui des suicides et des dépressions nerveuses…

Néanmoins, le gouvernement entretient soigneusement l’idée d’un retour possible et tend à rouvrir progressivement les zones qui étaient interdites à l’habitation. Ainsi, la zone de réglementation spéciale qui recouvrait les neuf collectivités locales autour de la centrale a été totalement supprimée, ce qui recouvre une population de 76 420 personnes. Un peu moins de deux tiers d’entre elles – 51 360 personnes exactement – se trouvent dans la zone de « préparation à l’annulation de la directive d’évacuation » – dont le taux de contamination est en deça de 20 millisieverts (mSv) –, ce qui signifie qu’elles peuvent se déplacer librement dans cette zone durant la journée afin d’entretenir leur habitat ou d’y travailler. L’annulation de la directive a été effective en partie en 2014. Dans la zone de restriction de résidence, qui concerne 25 % des habitants (19 230 personnes), il est permis d’entrer et de sortir librement pendant la journée mais pas de travailler.

En février 2012, des citoyens se sont rendus au parlement afin de demander le vote du droit au refuge. La loi de protection des victimes du désastre sera votée en juin de la même année mais restera vide de toute prérogative...
En février 2012, des citoyens se sont rendus au parlement afin de demander le vote du droit au refuge. La loi de protection des victimes du désastre sera votée en juin de la même année mais restera vide de toute prérogative...

Vous dénoncez l’abus du concept de résilience, utilisé pour, dites-vous, « assigner la population à demeure ».
C. A.-B. : Pour convaincre les gens de revenir, les pouvoirs publics s’appuient sur le concept de résilience qui fait, en l’espèce, l’objet d’un abus épistémologique : des approches concernant la résilience psychologique, écologique et urbaine sont mélangées afin de suggérer l’abandon de la fuite à ceux qui obéiraient encore à leur instinct primaire d’angoisse face aux dangers ! La communication sur le risque joue un rôle important pour faire passer ce concept de résilience. Il faut faire admettre que nous vivons désormais dans « la société du risque » pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Ulrich Beck qui a théorisé cette idée. La société du risque, selon lui, c’est une société où l’état d’exception menace d’y devenir un état normal. Dans le cas présent, les normes de protection sont bouleversées pour limiter la surface de la zone d’évacuation et permettre l’illusion d’un retour à la normal.

Le gouvernement
entretient
soigneusement
l’idée d’un retour
possible et tend
à rouvrir
progressivement
les zones qui
étaient interdites
à l’habitation.

Ainsi, le taux de radioactivité dans l’air comme au sol excède par endroits dix à vingt fois le taux de contamination internationalement admis comme acceptable pour la population civile, soit 1 mSv/an. Dès avril 2011, les autorités ont relevé cette norme à 20 mSv/an dans la région la plus polluée, et il est actuellement question de la relever à 100 mSv/an ! Même chose dans l’alimentation, où le taux d’acceptabilité maximal de la radioactivité a varié. Cette stratégie de communication a disposé en 2014 d’un budget de plus 2 millions d’euros qui ont permis, si j’ose dire, « d’éduquer » aux risques sanitaires pour mieux rassurer, par le biais, par exemple, de l’organisation d’ateliers sur la radioactivité et le cancer destinés aux écoliers de classes primaires de la région de Fukushima, de la distribution de manuels scolaires apprenant à gérer la vie dans un environnement contaminé, ou encore de campagnes télévisuelles pour des produits frais en provenance de la zone contaminée vantant l’efficacité de la décontamination, qui n’a toujours pas été prouvée.

Fruits et légumes en provenance de la région de Fukushima et mis en vente
Publicité pour la vente de fruits et légumes en provenance de la région de Fukushima. En haut et en orange, il est écrit : «Soutenons les agriculteurs de Fukushima !»
Fruits et légumes en provenance de la région de Fukushima et mis en vente
Publicité pour la vente de fruits et légumes en provenance de la région de Fukushima. En haut et en orange, il est écrit : «Soutenons les agriculteurs de Fukushima !»

Cette stratégie repose sur un programme déjà appliqué à Tchernobyl.
C. A.-B. : Les acteurs impliqués dans la gestion du désastre japonais sont en partie les mêmes que ceux qui ont « géré » la crise nucléaire de Tchernobyl. C’est le cas notamment de Jacques Lochard, directeur du CEPN (Centre d’étude sur l’évaluation de la protection dans le domaine nucléaire), ainsi que du docteur Yamashita Shunichi, membre de la commission d’enquête sanitaire, l’un des premiers à avoir prôné le relèvement de la norme de sécurité à 100 mSv/an, ou encore du professeur Niwa de l’université médicale de Fukushima. Ce psychiatre argumente en faveur d’un retour des habitants en réponse aux taux de dépression et de suicide croissants liés à la douleur de l’éloignement de leur pays natal. De fait, les réfugiés sont privés de liberté de décision sur leur propre sort puisqu’on ne leur donne ni les moyens de pouvoir partir ni ceux de se réintégrer totalement. Autrement dit, on les contraint à devoir gérer leur quotidien dans un environnement contaminé. C’est justement l’objet du programme Ethos Fukushima, qui fait suite au programme Ethos Tchernobyl, l’un comme l’autre dirigés par Jacques Lochard et dans lesquels les docteurs Yamashita et Niwa jouent un rôle fondamental. Ce programme est basé sur le calcul du coût/bénéfice en matière de radioprotection et vise à apprendre aux habitants à gérer leur quotidien dans un environnement contaminé, la migration étant jugée trop coûteuse.

Ville de Tomioka, à quelques km de la centrale nucléaire.
La ville de Tomioka, à quelques kilomètres de la centrale, a été rouverte à la résidence.
Ville de Tomioka, à quelques km de la centrale nucléaire.
La ville de Tomioka, à quelques kilomètres de la centrale, a été rouverte à la résidence.

Ce programme a également pour but de relancer l’économie dans les régions touchées par la catastrophe, en incitant à la consommation de produits alimentaires issus des zones contaminées. Des accords sont ainsi passés avec des chaînes de supermarchés présentes sur l’ensemble du territoire et qui orientent leur distribution vers la vente d’articles quasi exclusivement en provenance des territoires touchés.

Comment réagissent les populations concernées ?
C. A.-B. : Ce lavage de cerveau fonctionne en partie, même si la résistance est de taille compte tenu de l’enjeu sanitaire. Il est vrai que cette politique de communication va très loin dans la manipulation des esprits. C’est ainsi que sont organisés des ateliers qui consistent à faire redécouvrir aux enfants qui sont partis la culture du terroir de leur origine. Du personnel administratif de la préfecture de Fukushima, entre autres des psychologues, prend donc contact avec des familles sur leur lieu de refuge, leur expliquant qu’ils souhaitent organiser des rencontres entre les enfants du même âge des anciennes classes dissolues de la région afin qu’ils ne perdent pas contact. Là, ils les font cuisiner ensemble en leur expliquant, notamment, la provenance de chaque ingrédient (par exemple le terroir des grands-parents). Ainsi, on crée la nostalgie chez l’enfant que l’on culpabilise d’avoir abandonné ses amis et son pays natal. Tout cela est créé de toutes pièces mais fonctionne malheureusement. L’enfant, alors qu’il commençait enfin à recréer de nouveaux repères dans sa ville d’accueil, rentre dans sa famille en demandant la date à laquelle ils retourneront chez eux, à Fukushima… Certaines familles ne sont pas dupes et luttent pour l’organisation de réseaux d’accueil des réfugiés qui visent à les aider à mieux s’insérer et organisent des séances durant lesquelles on explique les pièges dans lesquels il ne faut pas tomber.

Notes
  • 1. Résultats de l’enquête de la préfecture de Fukushima au 30 janvier 2015.

Commentaires

4 commentaires

San vouloir en aucun cas minimiser la détresse des personnes ou l'importance des catastrophes de Fukushima ou Tchernobyl, il convient toutefois de se rappeler que la contamination artificielle vient s'ajouter à la radioactivité naturelle, qui est loin d'être négligeable ( http://www.drgoulu.com/2013/11/03/la-radioactivite-naturelle/ ) En France, la contamination par le seul Radon varie entre 3 et 10 mSv/an. Il existe des endroits comme la ville de Ramsar en Iran où la radioactivité naturelle atteint 260 mSv/an sans qu'on ait constaté de problème de santé particuliers sur les habitants qui y sont exposés depuis des siècles, peut-être grâce à des adaptations génétiques (ref. Ghiassi-nejad, M; Mortazavi, S M J; Cameron, J R; Niroomand-rad, A; Karam, P A « Very high background radiation areas of Ramsar, Iran: preliminary biological studies. » (2002) Health physics vol. 82 (1) p. 87-93 ) Dans des circonstances exceptionnelles, il n'est pas déraisonnable d'abaisser les normes de sécurité. Il y a encore beaucoup de munitions non explosées des guerres mondiales dans le sous-sol des villes européennes, et pourtant on y vit.

Les activités nucléaires anthropiques sont effectivement un fléau sanitaire et social planétaire. Il est temps d'abroger le criminel article deuxième des statuts de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (International Atomic Energy Agency), créée le 23 octobre 1956 par l'ONU : « L’Agence s’efforce de hâter et d’accroître la contribution de l’énergie atomique à la PAIX, la SANTÉ et la PROSPÉRITÉ dans le monde entier ». Encore merci, Madame Cécile Brice, pour cet important témoignage fort bien documenté et si justement argumenté. (https://www.change.org/p/onu-adoption-imm%C3%A9diate-de-la-vitale-notion-juridique-internationale-de-crime-imprescriptible-contre-la-nature-et-dissolution-imm%C3%A9diate-de-l-aiea)

RAMSAR : De quoi s'agit-il ? Les études publiées sur le cas RAMSAR méritent un commentaire. On y découvre des informations qui relativisent sérieusement l'exploitation simpliste et excessive qu'en font certains dont le seul but est de préserver un avenir pour l'énergie atomique. La "cible" : une petite population de 9600 familles, soit un peu moins de 32 000 habitants (voir la référence wikipedia). Première observation : difficile de faire des études épidémiologiques concluantes avec si peu de monde. D'autant que la distribution des doses ne privilégie pas les doses élevées (voir les histogrammes de l'article résumé de science direct qui a pour titre "New public dose assessment of elevated natural r.") On a l'impression, à lire certains papiers "ad hoc", qu'on a inféré que toute la population était soumise à une dose de 200 mSv/an alors que cela ne concerne que quelques individus sur 32000 ! Par ailleurs d'autres données plus biologiques et génétiques que j'ai examinées suggèrent qu'à la longue, sans doute à cause des croisements produits de génération en génération, tant chez les humains que chez les plantes, une certaine sélection s'est opérée. Ce qui apporte la preuve qu'il y a eu des victimes ! Ne jamais oublier que la sélection s'opère au détriment des moins bien lotis… et que cela prend beaucoup de temps, donc qu'il y a beaucoup de victimes tout au long du processus. On peut imaginer, que, comme après Tchernobyl, la "mafia onusienne" va exploiter ces cas particuliers (Kerala, Ramsar etc) pour suggérer (sans avoir besoin de beaucoup mentir car sans placer ses affirmations dans un contexte qui les relativise) qu'il n'y a pas à craindre quoi que ce soit des retombées de Fukushima et que tout se passe dans la tête, comme le Lasar de Caen l'a si bien étudié à Tchernobyl, sous l'égide du CEPN et de Mutadis. Donc, un seul conseil, assimilez bien ces concepts, les ordres de grandeur et la très faible portée statistique de tout ce qui concerne les effets sur la santé des sources radioactives de Ramsar.

la formulation de cette phrase: "Ainsi, le taux de radioactivité dans l’air comme au sol excède par endroits dix à vingt fois le taux de contamination internationalement admis comme acceptable pour la population civile, soit 1 mSv/an." est de la forte désinformation. 1mSv est la limite réglementaire d’exposition du public pour une installation: "1 millisievert par an (mSv/an) en dehors des expositions médicales et naturelles". Noter qu'une personne peut être exposée à de nombreuses sources (une voiture, une chaudière à charbon, etc, un site de construction...). Elle est évidemment bien plus faible que la "limite acceptable" pour la population. Ces règlements ont une énorme "marge de sécurité", de façon à ce que la radioactivité soit sous contrôle. En effet pour la population, on parle de fortes doses au-delà de 100 mSv, c’est-à-dire 30 fois la dose naturelle reçue par an en moyenne par la population française qui est environ 3.5 mSv, et qui varie considérablement d'un endroit à un autre. Il est bien connu par exemple que le rayonnement augmente rapidement avec l'altitude. La limite réglementaire est d'ailleurs de 20mSv/an pour les travailleurs nucléaires, qui sont des humains comme les autres. Il est vraiment peu utile de faire peur aux gens inutilement. Et dans ce cas présent c'est même assez cruel, et dangereux. Les précautions excessives et les peurs inutiles ainsi crées ont fait beaucoup plus de morts dans le cas de Fukushima que les radiations; elles n'ont en elles mêmes, pour autant que je sache, tué personne à ce jour. Il n'est pas vrai (dans ce cas comme dans beaucoup d'autres) qu'on ne prend jamais trop de précautions. A. Blondel, Physicien des particules (et amoureux du Japon).
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