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Quand la droite descend dans la rue

Quand la droite descend dans la rue

01.10.2014, par
Manifestation en faveur de l'école libre en 1984.
Rassemblement du 4 mars 1984, à Versailles, contre le projet de loi Savary visant à intégrer les écoles privées à un «grand service public».
Alors que le collectif La Manif pour tous appelle à un grand rassemblement dimanche 5 octobre, l’historienne Danielle Tartakowsky, auteur d’un ouvrage sur le sujet, revient sur la place singulière des droites dans l’histoire des grandes mobilisations de rue en France.

Quelques mois après leur dernière manifestation, les organisateurs de La Manif pour tous appellent à battre le pavé le 5 octobre, à Paris et à Bordeaux, cette fois contre la procréation médicalement assistée (PMA) pour les couples de femmes, la gestation pour autrui (GPA) et l’enseignement du genre à l’école. Comment expliquez-vous la pérennité de ce mouvement de droite ?
Danielle Tartakowsky1 : Je vois deux explications principales. D’une part, pour toute organisation de type « collectif ad hoc », c’est-à-dire toute organisation constituée pour mobiliser de manière circonstanciée sur une cause spécifique (en l’occurrence la loi Taubira sur le mariage homosexuel), la « mise en action » de masses autour de nouveaux objectifs constitue la meilleure façon de conserver des forces, voire de les accroître, et de s’inscrire dans la durée. D’autre part, la nomination, fin août, de Najat Vallaud-Belkacem au poste de ministre de l’Éducation nationale en a fait, dès son arrivée rue de Valois, une « cible » pour ce mouvement dont on connaît les objectifs.

Tout le monde ou presque a été surpris de voir la droite manifester massivement en 2012-2013 contre la loi Taubira. Pourquoi pense-t-on spontanément qu’investir la rue pour protester est un mode d’expression typique de la gauche ?
D. T. : Parce que la manifestation de rue est vécue comme essentiellement ouvrière et de gauche. De fait, les organisations situées à la gauche de l’échiquier politique ont fait précocement et durablement de cette modalité d’action le symbole par excellence de la lutte et de la marche en avant vers un devenir meilleur. Elles ont su construire, dès le début du XIXe siècle, une mémoire militante et une « geste » où le cortège manifestant occupe une place centrale. De même, des images comme La Liberté guidant le peuple de Delacroix et la scène de la barricade dans Les Misérables de Hugo, font partie intégrante de l’univers mental de la gauche. Bref, les manifestations ouvrières et de gauche s’inscrivent dans une histoire longue que ces forces politiques relaient et retranscrivent sans cesse.

Il y a, à droite,
une illégitimité
foncière de la
manifestation,
synonyme
de désordre
et de menace.

La droite use-t-elle autant de la rue comme tribune politique que la gauche ?
D.
T. : Non. À l’échelle historique, la droite descend moins souvent dans la rue que la gauche. Mais, quand elle le fait, c’est avec une très grande efficacité. Surtout, « les droites » ne commémorent pas leurs « grandes » manifestations, dont certaines, comme celle de 1984 pour l’école libre, ont pourtant fait tomber des gouvernements. Cette amnésie tient peut-être au fait que les organisations de droite se réclament de l’ordre et ont toujours désigné la rue comme le lieu « des barbares qui campent aux portes de nos villes », autrement dit le lieu des ouvriers. Il y a, de leur point de vue, une illégitimité foncière de la manifestation, synonyme de désordre et de menace.

Manifestations pour la défense de l’école libre (1984), contre le Pacs (1999) et le mariage homosexuel (2013), Manif pour tous (2013)… Quel est le point commun entre tous ces mouvements de droite ?
D. T. : Toutes sont de grandes manifestations catholiques. L’Église occupe une place décisive dans leur structuration. Ces démonstrations de masse nous rappellent qu’en 1925, dans de nombreux départements, les catholiques se sont dressés contre l’application de la loi de séparation des Églises et de l’État en Alsace-Lorraine, et qu’il y a chez eux une tradition d’occupation de l’espace public, comme avec la procession. À ce jour, les catholiques ont été la condition de tous les mouvements d’ampleur et de longue durée à droite, en ayant toujours soigneusement pris leurs distances de la droite parlementaire. Ce qui ne va pas sans faire question pour celle-ci. Aujourd’hui encore.

Manifestation contre le Pacs, à Paris.
Manifestation du 9 octobre 1998, à Paris, contre le projet de loi sur le Pacs à l’appel de l’Association pour la promotion de la famille, des Comités des familles et de l’Alliance pour les droits de la vie.
Manifestation contre le Pacs, à Paris.
Manifestation du 9 octobre 1998, à Paris, contre le projet de loi sur le Pacs à l’appel de l’Association pour la promotion de la famille, des Comités des familles et de l’Alliance pour les droits de la vie.

Si l’on remonte jusqu’aux années 1880-1890, comme vous le faites dans votre livre, quels représentants des droites trouve-t-on derrière les mouvements de la rue ?
D. T. : Ces embryons de manifestations de rue sont essentiellement le fait des partisans du général Boulanger2 et des antidreyfusards. Ils relèvent de ce que j’appelle les « manifestations-insurrections » qui interpellent les institutions, prennent l’État ou le gouvernement pour cible afin de le contraindre à des décisions qui n’entraient pas dans ses vues initiales.

Les manifestations de droite qui se multiplient après la Première Guerre mondiale impliquent quant à elles des mouvements socioprofessionnels de petits commerçants, d’agriculteurs, de contribuables, d’anciens combattants, de toute obédience…
D.
T. : Ces « manifestations-processions » voient aussi et surtout défiler des catholiques opposés à la politique anticléricale du Cartel des gauches qui est sorti victorieux des urnes en mai 1924, les ligues d’extrême droite au mode d’organisation paramilitaire comme les Jeunesses patriotes nées au lendemain du transfert de la dépouille de Jaurès au Panthéon, l’Action française qui se réclame d’un monarchisme quelque peu fantasmatique et dont le leader est le charismatique Charles Maurras… Au total, de l’Armistice à février 1934, toutes ces manifestations initiées par les droites représentent près du quart des manifestations organisées dans l’Hexagone.

La manifestation du 6 février 1934 signe-t-elle l’apogée, à droite, de la dynamique contestataire de l’entre-deux-guerres ?
D. T. : Sans aucun doute. Rappelons que ce jour-là, à Paris, à la faveur de la crise économique et sociale qui sévit en France, un certain nombre d’organisations parmi lesquelles l’Action française, des associations d’anciens combattants et des ligues factieuses, se rassemblent autour du palais Bourbon pendant le débat d’investiture du nouveau président du Conseil et figure du Parti radical, Édouard Daladier. Ce soulèvement antiparlementaire, dont les catholiques sont totalement absents, tourne à l’émeute et ensanglante la capitale. Mais, si cet événement paroxystique entraîne la chute du cabinet Daladier et ouvre une crise politique majeure dont profite la droite classique pour revenir au pouvoir, il a aussi pour effet pervers, du point de vue des ligues, d’amorcer un puissant rassemblement antifasciste. Face à la menace, les gauches organisent à leur tour de grands cortèges unitaires et engagent le processus de construction du Front populaire.

Manifestation du 6 février 1934
Manifestation antiparlementaire du 6 février 1934, organisée par les ligues de droite place de la Concorde, à Paris, qui tourna à l’émeute.
Manifestation du 6 février 1934
Manifestation antiparlementaire du 6 février 1934, organisée par les ligues de droite place de la Concorde, à Paris, qui tourna à l’émeute.

Le 6 février est donc une date compliquée pour les droites…
D. T. : Oui. Il y a eu une victoire, dans la mesure où le régime a été déstabilisé, mais une victoire ambiguë. L’attaque contre les institutions n’étant pas assumable dans un pays où le consensus républicain est très largement partagé, cet épisode antidémocratique va longtemps peser sur les droites comme une sorte de « mauvaise conscience manifestante ». Les droites vont refouler cet héritage et ne redescendront plus dans la rue jusqu’au 30 mai 1968.

Qu’est-ce que cette manifestation de la droite gaulliste, en mai 1968, a de particulier pour que vous la qualifiiez de « levée en masse » ?
D. T. : J’appelle ainsi les très rares manifestations sur lesquelles le pouvoir en place prend appui pour défendre ou assurer ses assisses quand il est, ou paraît, menacé. Autrement dit, le pouvoir recourt à la rue pour se défendre, en tout cas assurer sa prééminence et affirmer sa légitimité. En l’occurrence, fin mai 1968, le général de Gaulle accepte que se tienne une grande manifestation gaulliste sur les Champs-Élysées. Ce cortège, au premier rang duquel on peut voir des ministres et des dignitaires du régime en exercice (Debré, Malraux, Peyrefitte…), et où l’on entend des slogans du type « Charlie, on est avec toi », affirme son soutien au régime et au chef de l’État et permet au gouvernement de reprendre l’initiative politique sur le terrain électoral, ou du moins y contribue.

En librairie :


Les Droites et la Rue. Histoire d’une ambivalence, de 1880 à nos jours,
Danielle Tartakowsky, La Découverte, coll. « Cahiers libres », janvier 2014, 208 p., 18 €

Notes
  • 1. Présidente de l’université Paris-VIII et chercheuse associée au Centre d’histoire sociale du XXe siècle (CNRS/Univ. Paris-I).
  • 2. À la fin des années 1880, le très populaire général Georges Boulanger, ancien ministre de la Guerre, menace le pays d’un coup d’État. Mais, à la déception de ses partisans, il ne s’empare pas du pouvoir et fuit la France, entraînant l’effondrement du « boulangisme ».
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Auteur

Philippe Testard-Vaillant

Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).

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