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Avec les femmes du « made in China »

Avec les femmes du « made in China »

26.11.2025, par
Temps de lecture : 13 minutes
Une femme coud un soutien-gorge rouge dans usine textile en Chine.
Une femme coud un soutien-gorge dans usine textile, à Yanbu Town, la cité internationale du sous-vêtement, district de Nanhai, Chine.
En suivant le trajet d’un soutien-gorge glissé dans une valise, la sociologue Beatrice Zani révèle les trajectoires de jeunes femmes migrantes entre la Chine et Taïwan. Et brise l’image d’un capitalisme géré par la seule « haute finance ».

Beatrice Zani1 n’est pas seulement dotée de compétences multilingues hors du commun et d’une dose d’empathie qui lui permet de nouer des liens avec des personnes de tous milieux et de toutes nationalités. Elle possède aussi l’art du récit. Quelles sont les origines d’un soutien-gorge orange fluo embarqué sur un conteneur traversant le détroit de Taïwan, et que devient-il ? À partir d’une interrogation qui peut paraître anecdotique, la chercheuse parvient à étudier et à mettre à notre portée les parcours sociaux, économiques, mais aussi émotionnels des jeunes femmes migrantes, apportant un regard totalement nouveau sur ces trajectoires de vie.

Le parcours personnel de Beatrice Zani n’est pas banal non plus. Née en Italie, elle quitte Milan pour un cursus en sciences sociales à Sciences Po Lyon, puis part en Chine et s’installe en colocation à Nankin avec des jeunes femmes chinoises, loin de toute diaspora française ou italienne, pour bien apprendre la langue. Elle rédige alors une thèse2 sur les jeunes femmes migrantes chinoises, poursuit avec un postdoctorat à l’université de Tübingen (Allemagne) et un autre à l’université McGill (Canada), avant d’intégrer le CNRS en 2023, à 31 ans.

Portrait de Beatrice Zani par Cyril Frésillon
Beatrice Zani, de retour de Chine et avant de repartir pour l’Indonésie, fait une pause de six mois dans son laboratoire du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), à Paris, pour rédiger ses articles.
Portrait de Beatrice Zani par Cyril Frésillon
Beatrice Zani, de retour de Chine et avant de repartir pour l’Indonésie, fait une pause de six mois dans son laboratoire du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), à Paris, pour rédiger ses articles.

Elle s’apprête aujourd’hui à partir en Indonésie pour en apprendre la langue, afin de pouvoir discuter avec les ouvriers embarqués sur les bateaux de pêche, qui ne parlent pas anglais. Et elle vient d’obtenir un financement de l’Agence nationale de la recherche3 pour réaliser cette enquête sur le travail forcé dans les économies maritimes asiatiques.

Vous avez le tournis ? Vous ne l’avez pas encore entendu raconter mille histoires, par exemple sur le partage de sa chambre avec une colocataire qui faisait commerce de fantômes, qu’elle enfouissait dans des tiges de bambous pour les vendre 8000 dollars à de riches familles de Malaisie souhaitant protéger leurs maisons ; ou décrire ses journées passées à boire des bières dans la boutique d’un antiquaire, ancien marin qui lui donna de nombreux contacts pour accéder aux équipages de bateaux circulant entre toutes ces îles et paradis fiscaux stratégiques – Bintang, Batam, Singapour, Jinmen – et qui font transiter meubles, alcool, vêtements entre Malaisie, Indonésie et Singapour.

Bien plus qu’un banal processus d’import-export

Mais revenons à ce fameux soutien-gorge en plastique et silicone, dont la forme et la couleur sont assez démodées. Il lui a été offert à Taïwan par Fujin, une jeune Chinoise qui travaille dans une boutique de lingerie de Taipei, la capitale. Grâce à ce sous-vêtement, Beatrice Zani parvient à retracer bien plus qu’un banal processus d’import-export de biens de consommation ordinaires et bon marché.

Tout le travail de Beatrice Zani consiste à relier les biographies des femmes migrantes aux marchandises qu’elles fabriquent et/ou dont elles font le commerce.

Elle découvre d’abord que ce soutien-gorge a été cousu et assemblé dans une entreprise de Canton, dans le sud de la Chine, par cette même Fujin qui, comme des milliers de travailleurs ruraux à partir du début des années 1990, a quitté son village natal pour se vendre comme main-d’œuvre à de grandes multinationales gérées par des hommes d’affaires transnationaux, dont beaucoup sont originaires de Taïwan. Tout le travail de Beatrice Zani va consister à relier les biographies des femmes migrantes aux marchandises qu’elles fabriquent et/ou dont elles font le commerce.

« Ce vêtement avait été construit socialement et émotionnellement par Fujin avant même son processus matériel de fabrication autour d’une chaîne de montage, affirme la chercheuse. Symbole d’un statut urbain moderne, ce produit fantaisie préexistait à ses expériences migratoires grâce à son imagination, ses aspirations. »

« Ces personnes ont pu me raconter leur vie »

C’est par un long travail d’immersion dans la vie quotidienne d’environ 150 jeunes femmes chinoises migrantes comme Fujin que Beatrice Zani a pu non seulement décrire le travail de fabrication et documenter les différentes étapes de commercialisation de ce type de produit, mais aussi établir le lien avec la vie émotionnelle des femmes.

En passant du temps dans la boutique de Fujin, elle a rencontré toute une communauté de femmes migrantes. « Fujin m’avait demandé d’être mannequin pour faire la publicité de sa lingerie, raconte Beatrice Zani. Mais, comme le dit le proverbe chinois, “Sous le ciel, il n’y a pas de repas gratuit” ! J’ai donc accepté tout en lui demandant son aide pour rencontrer d’autres jeunes femmes migrantes. Ces personnes ont pu me raconter leur vie, les épreuves et, souvent, la violence qu’elles avaient subie. En retour, j’ai proposé de leur donner gratuitement des cours d’anglais, le soir, au deuxième étage de la boutique. Je me suis retrouvée avec une classe complète de 30 ou 40 femmes, et j’ai rapidement compris que leur objectif principal n’était pas d’apprendre la langue, mais de tisser un lien social – entre elles, d’une part, mais aussi avec moi. Petit à petit, elles sont venues avant le cours, pour préparer un dîner que nous partagions toutes ensemble. »

Un groupe de femmes chinoises autour d’un dîner.
Des migrantes chinoises se retrouvent autour d’un dîner, dans le magasin de lingerie où elles travaillent (2017).
Un groupe de femmes chinoises autour d’un dîner.
Des migrantes chinoises se retrouvent autour d’un dîner, dans le magasin de lingerie où elles travaillent (2017).

Nouvelles aspirations

C’est ainsi que Beatrice Zani se lie avec elles et comprend qu’à travers la production de produits manufacturés comme le soutien-gorge, ces femmes, d’abord venues de la campagne à la ville dans un souci d’émancipation, ont en fait subi dans les usines et dans les villes des contraintes telles que leurs conditions de vie sont devenues de plus en plus précaires. Elles développent alors de nouvelles aspirations et ambitions pour sortir de cette situation. À l’occasion de rencontres avec des travailleurs plus qualifiés, nombreuses sont celles qui forment de nouveaux projets migratoires vers la ville mondiale de Taipei, émotionnellement construite comme nouvelle terre d’opportunités.

« J’ai d’abord cru qu’elles accédaient à cette région par le biais du travail, mais mon hypothèse était fausse, explique Beatrice Zani. Le seul moyen pour elles d’obtenir un permis de séjour à Taiwan était (est toujours) de se marier avec un Taïwanais. » Ce qu’elles font !

En s’installant à Taïwan, ces femmes ne vivent donc pas seulement un déplacement géographique, mais aussi un changement ancré dans une politique rigide d’identité imposée : de migrantes rurales, elles deviennent des « épouses de Taïwan », leur droit étant fortement lié à ce statut marital. Leur mari et leur belle-famille assignent le plus souvent la nouvelle venue à des tâches domestiques et reproductives. Pendant deux ans au moins, elles n’ont pas le droit de travailler. Et, une nouvelle fois, après avoir cru à une opportunité de progression sociale, elles se retrouvent dans une condition de subalternité.

Dans les interstices de la mondialisation

C’est là que Beatrice Zani découvre les pratiques et stratégies inventives mises en œuvre par ces femmes pour renverser leur condition et retrouver leur autonomie. D’objet manufacturé, le fameux soutien-gorge orange fluo est devenu une marchandise qui peut emprunter deux routes : sur la principale, très encombrée, il attend une autorisation de transit dans un port ou un aéroport, aux côtés des conteneurs remplis de baskets de marque, d’ordinateurs, de téléphones portables qui seront distribués dans le monde entier.

Ces femmes ont investi les applications de communication en ligne où se déroulent les processus de marchandisation et de commercialisation.

Il peut aussi emprunter des routes secondaires discrètes, voire invisibles, ouvertes dans les interstices du capitalisme mondial par ces femmes qui ont investi les applications de communication en ligne, ces nouveaux espaces où se déroulent les processus de marchandisation et de commercialisation. Elles vont ainsi faire traverser à ce soutien-gorge les frontières physiques et matérielles pour le faire entrer dans le monde dématérialisé du numérique.

L’application WeChat (Weixin, en chinois), très populaire et approuvée par les autorités chinoises, permet de contacter des clients et partenaires commerciaux. Mais elle a aussi une fonction de géolocalisation très appréciée, permettant de savoir à quelles distances une femme se trouve d’autres groupes de femmes migrantes chinoises. Enfin, la fonction « enveloppe rouge » permet de transférer de l’argent en Chine sans que l’administration taïwanaise s’en aperçoive.

Beatrice Zani qualifie de « petit capitalisme émotionnel translocal » ce trafic généré via les réseaux sociaux, qui deviennent pour la chercheuse un autre terrain d’enquête, aussi important que les sites physiques et délimités. « Ces réseaux ne peuvent être compris uniquement comme des espaces détachés de toute connexion avec la vie réelle, l’expérience et la pratique, explique-t-elle. Les plateformes ont des liens vivants, dynamiques et forts avec les situations et les circonstances dans lesquelles elles sont utilisées. »

À gauche, une femme de dos et les marchandises stockées chez elle ; à doite, la boutique de Fujin.
Une femme garde chez elle les marchandises « contestées », commercialisées par les migrantes chinoises sur des circuits physiques et numériques entre Chine et Taïwan. À droite, la boutique de lingerie de Fujin.
À gauche, une femme de dos et les marchandises stockées chez elle ; à doite, la boutique de Fujin.
Une femme garde chez elle les marchandises « contestées », commercialisées par les migrantes chinoises sur des circuits physiques et numériques entre Chine et Taïwan. À droite, la boutique de lingerie de Fujin.

Des activités commerciales de niche

La jeune chercheuse a dû développer différentes stratégies pour intégrer ces réseaux, puis pour y rester. Elle a pu ainsi participer à des groupes de discussion rassemblant jusqu’à 450 à 500 personnes. Sur certains, les femmes discutaient de leur vie quotidienne, d’autres étant dédiés aux activités commerciales et économiques. Et c’est en partie sur ces réseaux qu’elle découvre et étudie comment de nombreuses migrantes créent des activités commerciales de niche en combinant un savoir-faire spécifique à des ressources numériques. Ces niches entrepreneuriales vont de la cuisine de plats traditionnels de leur région d’origine à l’import-export d’articles à la limite de la légalité (animaux rares, par exemple) entre la Chine et Taïwan.

« Les plateformes numériques se révèlent être des dispositifs où les fabriques sociales et commerciales se mélangent, où des biographies migratoires et des géographies commerciales se juxtaposent, en créant des liens entre expériences individuelles, réseaux sociaux, stratégies commerciales digitalisées, transactions invisibles et marchandises contestées », commente Beatrice Zani.

Du soutien-gorge aux pattes de poulet

Grâce à WeChat, ces « sœurs » chinoises – comme elles se nomment sur les réseaux où se tissent de véritables liens émotionnels – s’entraident, se donnent des conseils, font du business, innovent, et acquièrent finalement une indépendance économique.

Fortes de nouvelles compétences et emplies de nouveaux rêves, elles vont parfois jusqu’à divorcer pour retourner en Chine. Certaines vont ouvrir des salons de beauté dans lesquels elles importeront des cosmétiques taïwanais, d’autres s’engagent dans des commerces d’objets divers achetés sur la plateforme de commerce en ligne AliBaba, mais aussi de pattes de poulets, de lait en poudre…

Fujin incarne parfaitement ce parcours. Divorcée de son premier mari taïwanais, elle a depuis rencontré, via une application, un homme d’affaires singapourien, avec qui elle vit aujourd’hui. Elle a laissé à ses « sœurs » la gestion du magasin de lingerie, tandis qu’elle-même fait commerce de marchandises chinoises achetées sur des plateformes pratiquant des prix cassés. Sa connaissance des bonnes personnes dans les bons ports, sur les bons bateaux, lui permet d’écouler ces biens et d’en retirer un profit certain.  

C’est ainsi, en suivant Fuji, que Beatrice Zani a élargi son sujet de recherche au commerce maritime.

À gauche : au large de Singapour, Beatrice Zani monte à bord d’un porte-conteneurs en provenance de la Chine. À droite : dans le port de Tanjung Priok, à Jakarta, elle s’entretient avec l’équipage – qui compte des Indonésiens, des Vietnamiens et des Philippins – d’un cargo chinois venant de Malaisie.
À gauche : au large de Singapour, Beatrice Zani monte à bord d’un porte-conteneurs en provenance de la Chine. À droite : dans le port de Tanjung Priok, à Jakarta, elle s’entretient avec l’équipage – qui compte des Indonésiens, des Vietnamiens et des Philippins – d’un cargo chinois venant de Malaisie.

« Une forme de capitalisme “par le bas” »

« Les travaux que je conduis aujourd’hui m’amènent à penser qu’on ne peut plus envisager la mondialisation comme le symbole d’un capitalisme géré par la haute finance. Le paradoxe, c’est que ce sont ces mêmes migrants vietnamiens, indonésiens, cambodgiens, exploités sur les bateaux de pêche et sur les porte-conteneurs, qui, s’appuyant sur les infrastructures qu’ils connaissent bien (les ports, les bateaux, les réseaux sociaux) construisent une forme de capitalisme “par le bas”. Il n’y a pas de dichotomie entre les deux, ils sont interdépendants, ne peuvent fonctionner l’un sans l’autre. »

De retour en France pour six mois après un séjour de recherche au centre de recherche national indonésien (Bandan Riset dan Inovasi Nasional, BRIN), à Jakarta, Beatrice Zani met à profit ce temps pour écrire, mais aussi récupérer une dizaine de cartons laissés à Tübingen, donner des nouvelles à toutes ces personnes rencontrées à l’autre bout du monde (« car, sinon, les gens se fâchent »), sans oublier d’acheter des cadeaux pour les uns et les autres, un crucifix pour le capitaine protestant de tel bateau, du saucisson pour un autre, des stylos, des échantillons de parfum…

Beatrice Zani entourées par les membres d’un équipage philippin à Taïwan
Beatrice Zani avec un équipage philippin sur un bateau de pêche au calamar, dans le port de Kaohsiung, à Taïwan, en 2024.
Beatrice Zani entourées par les membres d’un équipage philippin à Taïwan
Beatrice Zani avec un équipage philippin sur un bateau de pêche au calamar, dans le port de Kaohsiung, à Taïwan, en 2024.

Se considérant comme citoyenne du monde, apatride, elle prépare son prochain séjour au Centre d’études français sur la Chine contemporaine4 de Taipei et à l’Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Est contemporaine5, à Bangkok. Elle travaille également, toujours sur le sujet des mobilités à l’heure du numérique, dans le cadre d’un Partenariat Hubert Curien6 avec le géographe Hung Po-yi, à l’université nationale de Taïwan ; et réfléchit à son prochain livre. Il pourrait s’intituler La Vie d’une boîte de thon et raconter le capitalisme sauvage qui règne dans le commerce maritime…

Consultez aussi
Un monde d’entrepôts
Travail des femmes : ce qu’on voit… et ce qu’on a ignoré (blog Dialogues économiques)
Les vertus insoupçonnées du commerce international (blog Focus sciences)

Notes
  • 1. Beatrice Zani est chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise, unité CNRS/Cnam).
  • 2. « Mobilités, économies translocales et modernité émotionnelle : de l’usine aux plateformes digitales, entre la Chine et Taiwan », thèse réalisée sous la direction de Laurence Roulleau-Berger (CNRS/ENS Lyon) : https://theses.hal.science/tel-02612789
  • 3. ANR JCJC (jeunes chercheurs et jeunes chercheuses) pour le projet FORSEA - Migrations and Forced Labor in the Asian Maritime Economies, 2026-2029.
  • 4. Laboratoire international de recherche (IRL) CNRS/Ministère des Affaires étrangères.
  • 5. Irasec, unité CNRS/Ministère des Affaires étrangères.
  • 6. PHC « Global mobilities in the Digital Age ».

Auteur

Marina Julienne

Journaliste en presse écrite, spécialisée des sujets sciences, société et éducation (pour Le Monde, Science et Vie, Eurêka, etc.), Marina Julienne a aussi réalisé plusieurs documentaires pour France Télévision et Arte. À la rédaction de CNRS Le Journal depuis 2023, elle suit plus particulièrement...