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Les pôles au centre de l’échiquier mondial

Les pôles au centre de l’échiquier mondial

01.06.2021, par
La base franco-italienne Concordia, au cœur du continent antarctique, est "posée" sur 3 km d'épaisseur de glace.
Les pôles, ces lointains territoires gelés, cachent une réalité contrastée : Antarctique et Arctique n’ont pas la même histoire ni le même statut juridique. Retour sur les enjeux géopolitiques des pôles, alors que la France s’apprête à accueillir du 14 au 24 juin la 43e réunion du Traité sur l’Antarctique.

Soyons honnêtes : hormis les scientifiques qui y travaillent et quelques experts, rares sommes-nous à avoir une vision très claire des pôles. Ces lointaines étendues gelées ont même tendance à se confondre dans l’esprit du grand public, qui place indifféremment les ours polaires en Antarctique et les manchots en Arctique… (en réalité, les premiers sont endémiques des contrées arctiques et les seconds ne se retrouvent que dans les régions antarctiques et subantarctiques). La géographie des lieux semble tout aussi floue, et pourtant : « La première grande différence entre l’Arctique et l’Antarctique est géographique justement, comme le rappelle la géographe et politiste Camille Escudé, du Centre de recherches internationales de Sciences Po1. L’Arctique est un océan bordé par des continents – les continents eurasiatique et nord-américain. En fait, c’est presque une mer fermée à l’image de la Méditerranée. L’Antarctique, à l’inverse, est un continent entouré d’un vaste océan, l’océan Austral. »

Alors qu’on les imagine vides de toute présence, ou presque, les régions polaires accueillent des populations humaines diverses : habitées depuis des centaines de milliers d’années, les régions arctiques et subarctiques abritent pas moins de 110 populations autochtones, sans compter les millions de travailleurs venus s’employer dans les exploitations minières et les ports, tandis que l’Antarctique – certes inhabité – voit débarquer chaque été austral (de novembre à avril) des milliers de scientifiques et des touristes en nombre toujours plus grand. Loin d’être des régions isolées, les pôles sont aujourd’hui au cœur des enjeux internationaux.

L’Antarctique, terre de science avant tout

Le Norvégien Roald Amundsen est le premier explorateur à avoir atteint le pôle Sud, le 15 décembre 1911.
Le Norvégien Roald Amundsen est le premier explorateur à avoir atteint le pôle Sud, le 15 décembre 1911.

Si l’existence d’un continent antarctique, en équilibre avec l’Arctique, a été postulée dès l’Antiquité par le Grec Aristote, il faut attendre la première moitié du XIXe siècle pour que les premiers explorateurs abordent le continent blanc. Parmi eux, le Français Dumont d’Urville, parti à la recherche du pôle Sud magnétique, accoste le 21 janvier 1840 à un endroit que le navigateur nomme « Terre Adélie », en l’honneur de sa femme Adèle, et prend possession du territoire au nom de la France. « En droit international, historiquement, il existe la théorie des “ territoires sans maître”, que l’on peut s’approprier si l’on est le premier à les découvrir », rappelle la juriste Anne Choquet, enseignante-chercheuse à Brest Business School.
 
Les débuts de la science moderne
Au fil des explorations, sept pays se retrouvent ainsi à revendiquer une portion du continent de 14 millions de kilomètres carrés : la France, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Chili, l’Argentine, la Norvège et le Royaume-Uni. Parmi eux, l’Argentine, le Chili et l’Australie revendiquent même des territoires identiques de la péninsule antarctique, au nord-ouest du continent, ce qui n’est pas sans occasionner des tensions. Pourtant, à part quelques expéditions mémorables et une activité de pêche à la baleine et au phoque sur ses côtes, la région de l’Antarctique est quelque peu délaissée durant la première moitié du XXe siècle…. C’est l’Année géophysique internationale, en 1957-1958, qui propulse véritablement le continent dans l’aventure scientifique. Soixante-sept États s’engagent dans une étude géophysique de la Terre pour améliorer les connaissances des propriétés physiques de notre planète (magnétisme, etc.) et de son interaction avec le Soleil.

C’est ainsi que douze pays installent quarante-huit stations scientifiques en Antarctique, la plupart sur les côtes, mais également à l’intérieur du continent, comme la base soviétique de Vostok, célèbre pour ses forages de glace profonds. « On comptera jusqu’à 25 000 scientifiques sur le terrain, rappelle Jérôme Chappellaz, directeur de l’Institut polaire français Paul-Émile Victor qui gère les stations françaises aux pôles. C’est véritablement le début de la science moderne en Antarctique. »
 
Prétentions territoriales gelées
La fin de l’année géophysique laisse néanmoins les scientifiques sur leur faim. « Ils aimeraient pouvoir continuer à travailler en Antarctique, mais la situation du continent réclamé par sept pays est contestée par d’autres, qui considèrent que l’Antarctique ne devrait pas être partagé. C’est un vrai problème », explique Anne Choquet. Le Traité sur l’Antarctique, signé en 1959 par les douze États de l’Année géophysique internationale, permet de dépasser ces dissensions.

Le traité sur l'Antarctique de 1959 consacre trois principes : le maintien de la paix, la recherche scientifique, et la coopération internationale qui doit permettre à chacun, quelle que soit sa nationalité, de s’installer où il le souhaite sur le continent afin d’y conduire des recherches

« C’est un “accord de non-accord” », résume la juriste. Au nom de la coopération scientifique, on gèle les prétentions territoriales, et chacun accepte que les autres puissent avoir une appréciation différente de la situation. En gros, les États qui ont des prétentions territoriales – aussi appelés « possessionnés » – peuvent continuer à les affirmer, et les autres peuvent continuer à dire qu’ils ne sont pas d’accord ! Le traité de 1959 consacre trois principes : le maintien de la paix – l’Antarctique est une terre non militarisée et non nucléarisée – ; la recherche scientifique et la coopération internationale qui doit permettre à chacun, quelle que soit sa nationalité, de s’installer où il le souhaite sur le continent afin d’y conduire des recherches (la station franco-italienne Concordia, au centre du continent, se trouve ainsi sur le territoire revendiqué par l’Australie) ; et enfin la protection de l’environnement, qui implique que chaque projet en Antarctique doit évaluer son impact sur le milieu.

Les délégations japonaise et française lors de la deuxième réunion du Traité sur l’Antarctique, en 1962.
Les délégations japonaise et française lors de la deuxième réunion du Traité sur l’Antarctique, en 1962.

Ce traité, unique en son genre, a permis durant toute la guerre froide que les deux ennemis d’alors, États-Unis et Union soviétique, continuent à collaborer sur le continent blanc. Soixante ans plus tard, le Traité sur l’Antarctique est toujours là, et bien là. Preuve de sa solidité : le nombre des signataires n’a cessé de progresser, passant de 12 à 54 aujourd’hui. « En réalité, seuls 29 ont le droit de vote lors des réunions du traité qui se tiennent une fois par an – comme celle qu’accueillera la France en juin 2021 », précise Anne Choquet. Ces « parties consultatives » comme on les nomme, incluent les sept États « possessionnés » et ceux qui entretiennent des stations de recherche ou conduisent des expéditions régulières en Antarctique. Parmi ces derniers, nombre de pays européens, mais aussi asiatiques comme la Corée, le Japon et bien sûr la Chine, qui est en passe de posséder le plus grand nombre de stations scientifiques en Antarctique – soit cinq bases au total.
 
Interdiction de l’activité minière
Si l’Antarctique est avant tout une terre de science – on y dénombre aujourd’hui près de quatre-vingts stations scientifiques, appartenant à une trentaine de pays –, le traité de 1959 prévoit que d’autres activités sont possibles telles que la pêche ou le tourisme, à condition de respecter certaines règles comme la protection des phoques, ou la conservation de la faune et de la flore marines. La Convention de Wellington en 1988 prévoyait, elle, d’autoriser l’exploitation des ressources minérales, dans le respect des règles environnementales. On soupçonne en effet que le continent autrefois rattaché à l’Amérique du Sud et à l’Afrique recèle une équivalente richesse en minerais et métaux précieux… Mais plusieurs marées noires en 1989, dont celle de l’Exxon Valdez en Alaska, pointent le danger que de telles exploitations représentent par le simple fait des transports qu’elles engendrent, et conduisent à la remise en cause de la convention sur les ressources minérales : en 1991, la signature du Protocole de Madrid va interdire l’exploitation de l’Antarctique à des fins autres que scientifiques. « Ce protocole, dont nous célébrons les 30 ans cette année, consacre le caractère de sanctuaire de l’Antarctique. Il prévoit l’interdiction de l’exploitation minière pour une durée de cinquante ans, mais aussi des conditions très strictes pour changer la règle du jeu, au-delà de l’échéance », précise Anne Choquet.

Avec bientôt cinq bases à son actif, la Chine est en passe de posséder le plus grand nombre de stations scientifiques en Antarctique.
Avec bientôt cinq bases à son actif, la Chine est en passe de posséder le plus grand nombre de stations scientifiques en Antarctique.

Mais si l’Antarctique est une terre de science, cela ne signifie pas que les pays qui y envoient leurs chercheurs soient totalement exempts d’arrière-pensées politiques ou économiques... « Être en Antarctique permet d’avoir une place sur la scène internationale et une présence dans une zone stratégique du globe », souligne Anne Choquet.

Quand l’Arctique entre de plain-pied dans la mondialisation

Au contraire de l’Antarctique, dont le statut juridique est réglé par un traité international, la propriété des territoires n’est pas un sujet en Arctique. « Si l’on s’en tient à une définition stricte, l’Arctique désigne la zone située au nord du Cercle polaire, ou 66e parallèle. Ici, on sait exactement ce qui appartient à qui », indique Camille Escudé, qui rappelle que huit États sont présents dans ces régions où 4 millions de personnes vivent à l’année (dont 15 % de populations autochtones). La Russie, premier pays arctique par son territoire, réalise d’ailleurs près de 20 % de son PIB dans ses régions polaires. Suivent le Canada, les États-Unis qui ont racheté l’Alaska à la Russie au XIXe siècle et ne sont séparés du géant russe que par l’étroit détroit de Béring, la Norvège, la Suède, la Finlande, l’Islande et, enfin, le Danemark, via le territoire autonome du Groenland.

Bateau de croisière dans le petit port de Tasilaq, sur la côte est du Groenland.
Bateau de croisière dans le petit port de Tasilaq, sur la côte est du Groenland.

Forum de discussion
Ces pays, bien que souverains, ont décidé de s’organiser dès les années 1990 et ont créé en 1996 le Conseil de l’Arctique. Ce forum de discussion, dont les décisions n’ont pas force de loi, cible deux domaines bien précis : la protection de l’environnement et le développement durable. En plus des huit pays arctiques, six associations représentant les populations autochtones font partie des participants permanents de l’organisation. « Il n’est pas question d’y aborder les sujets qui fâchent, comme la forte présence militaire tout le long des rives de l’Arctique, ou encore la pêche, souligne Camille Escudé. On est sur le plus petit dénominateur commun, même s’il ne faut pas se méprendre : les enjeux liés à l’environnement sont énormes en Arctique, à travers notamment la question des polluants comme le mercure que l’on retrouve dans toute la chaîne alimentaire, ou encore la question de la biodiversité, fortement impactée par le changement climatique. » Toutes les discussions sont alimentées par les travaux de scientifiques réunis au sein de six groupes de travail permanents (polluants, biodiversité, faune et flore arctiques…).

Les chefs d’État du Conseil de l’Arctique se réunissent tous les deux ans, et accueillent à cette occasion un certain nombre de membres observateurs : une douzaine de pays comme la France, l’Allemagne, l’Inde, mais surtout la Chine, qui se considère aujourd’hui comme un near Arctic State – « un État proche de l’Arctique » –, des ONG comme le WWF et des organismes intergouvernementaux. « Si les membres observateurs ont le droit de participer aux négociations, ils ne sont en revanche pas autorisés à prendre la parole en séance ni à participer aux votes », précise Camille Escudé. Ce qui avait conduit l’ancien Premier ministre français Michel Rocard, nommé ambassadeur des pôles en 2009, à qualifier le Conseil de l’Arctique de « syndic de copropriété », entre dépit et ironie... « L’Arctique est l’une des rares zones du monde où la France n’a pas de territoire et est toujours l’invitée de quelqu’un d’autre, confirme Jérôme Chappellaz. Nous y partageons seulement une petite station scientifique avec les Allemands au Svalbard, un archipel situé au nord de la Norvège dont fait partie l’île du Spitzberg. »
 
Nouvelles routes maritimes
Les enjeux sont pourtant nombreux dans la zone, et rebattent quelque peu les alliances traditionnelles. C’est le cas de l’ouverture à la navigation commerciale des passages du nord-est, côté Russie, et du nord-ouest, côté Amérique. « Les pôles sont les régions du monde où le changement climatique est le plus rapide, rappelle Camille Escudé. L’Arctique se réchauffe deux à trois fois plus vite que le reste de la planète. Conséquence, la banquise voit sa surface diminuer d’année en année, et pourrait même avoir totalement disparu durant les mois d’été à l’horizon 2040, rendant possible la navigation tout au long des côtes sibériennes et à travers les archipels situés au nord du Canada. »  Une véritable opportunité pour la navigation commerciale, qui trouverait là des routes 30 à 40 % plus courtes (en distance tout du moins) pour relier l’Asie à l’Europe. Et un motif de tensions internationales bien réel : un certain nombre d’États, au sein desquels les États-Unis ou la Chine, mais aussi l’Union européenne, considèrent que ces passages devraient avoir le statut de détroits internationaux et que l’on devrait pouvoir y circuler librement.
 

L’Arctique se réchauffe 2 à 3 fois plus vite que le reste de la planète. Conséquence, la banquise pourrait totalement disparaître durant les mois d’été à l’horizon 2040, rendant possible la navigation tout au long des côtes sibériennes et à travers les archipels du nord du Canada.

Ce que contestent vigoureusement la Russie et le Canada, notamment, qui rappellent que la règle des 12 milles nautiques (le droit de la mer accorde la jouissance exclusive des 12 premiers milles au pays riverain) leur accorde la souveraineté sur ces fameux passages. « Pour l’instant, tout cela reste encore très théorique, car les routes en question demeurent difficilement praticables, tempère Camille Escudé. Les conditions extrêmes des régions arctiques (froid, tempêtes de givre, multiplication des petits icebergs détachés de la banquise et des glaciers continentaux), l’absence d’infrastructures le long des côtes de l’Arctique, hormis les ports en eau profonde de la Sibérie…, font que les armateurs restent très frileux sur la question. »
 

Aujourd’hui, c’est surtout l’exploitation des ressources minières (pétrole, gaz, mais aussi métaux comme l’or ou l’uranium) qui aiguise les appétits, bien au-delà des seuls pays arctiques. D’après les estimations, l’Arctique recèlerait ainsi près d’un quart des ressources de pétrole et de gaz de la planète. Si l’exploitation minière est déjà ancienne, que ce soit en Alaska, au Yukon ou en Sibérie, où elle remonte aux années 1950-1960, elle n’était pas toujours très rentable.
 
Explosion des projets d’extraction
Avec la tension sur les stocks mondiaux de matières premières et la hausse des cours, exploiter ces territoires hostiles prend à nouveau tout son sens. « L’Arctique est devenu un vaste chantier, témoigne l’anthropologue Alexandra Lavrillier du centre Cultures, environnements, Arctique, représentations, climat, dont c’est le terrain d’étude. Depuis un peu plus de dix ans, on assiste à une explosion des projets d’extraction en mer, comme à terre. » C’est le cas à l’ouest de la Sibérie, dans l’énorme presqu’île de Yamal, où l’exploitation de gaz liquéfié (dont le français Total est d’ailleurs partie prenante) a fait sortir de terre des zones urbaines de plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Une course au développement qui n’est pas sans conséquences pour les populations autochtones, éleveurs de rennes ou chasseurs...

Des nomades nenets près d’une exploitation de gaz en Sibérie.
Des nomades nenets près d’une exploitation de gaz en Sibérie.

Le cas du Groenland illustre bien les tensions qu’elle engendre : facilitées par le réchauffement climatique et la fonte des glaciers, l’ouverture de mines et la venue de touristes toujours plus nombreux sont certes une manne financière qui permet de servir la volonté d’indépendance de ce territoire autonome aujourd’hui rattaché au Danemark, mais leurs effets sur les écosystèmes inquiètent une partie de la population inuite qui vit encore des activités traditionnelles. Des dissensions qui ont manqué faire éclater le gouvernement de coalition groenlandais au début de l’année 2021. Les régions polaires n’ont pas fini de faire parler d’elles. ♦

 

A lire aussi : La science en pole position

A voir : Antarctique, terre de sciences : la conférence de presse organisée par le CNRS le 1er juin est à visionner sur la page Youtube du CNRS

 

Notes
  • 1. Unité CNRS/Sciences Po Paris.
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