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Vous êtes la coordinatrice scientifique du projet de recherche « Le Grand Entrepôt ». Qu’est-ce que l’« économie d’entrepôts » sur laquelle vous travaillez ?
Delphine Mercier1. La question du stockage est aussi ancienne que la production de biens, mais elle prend une importance inédite aujourd’hui : les entrepôts sont en croissance dans le monde entier, en nombre comme en taille, et jouent plus que jamais un rôle majeur dans l’économie mondiale. Si on analyse l’ensemble d’une filière de production, on constate que ce que l’on pourrait appeler « la vie sociale des marchandises » passe systématiquement par ce type de lieux : qu’il s’agisse de l’assemblage, de la gestion d’achats, du conditionnement ou encore du recyclage… C’est la raison pour laquelle on parle désormais d’une « économie d’entrepôts ». Les entrepôts sont devenus des espaces de référence et de centralité dans les systèmes productifs, et à ce titre, ils induisent toute une activité économique formelle, mais aussi informelle dans les villes en marge desquelles ils s’implantent. Dans le cadre de notre projet de recherche intitulé « Le Grand Entrepôt », nous souhaitons passer au crible toutes les strates et les implications de cette reconfiguration des systèmes productifs.
Pourquoi s’intéresser aux entrepôts en particulier, et pas aux industries par exemple ?
D. M. Nous avons le sentiment d’un angle mort dans les recherches : d’un côté, les grandes firmes et acteurs industriels sont bien connus. Il existe beaucoup de travaux en économie, en sciences de gestion ou encore en histoire sur le sujet. D’un autre côté, la vie des agents dans les centres logistiques – ceux gérés par Amazon, typiquement – commence à être bien étudiée également. Les recherches sont plus récentes, mais permettent déjà de se faire une idée des conditions de travail, de recrutement, des parcours de carrière, etc. En revanche, le lien entre les deux reste peu exploré. Comment les grandes firmes utilisent-elles ces centres et comptent-elles le faire dans les années à venir ? Les activités qui se développent, à l’intérieur et autour des entrepôts, les encouragent-elles à imaginer de nouvelles stratégies ? Notre projet se veut plus global et souhaite étudier l’ensemble de la chaîne. L’idée est aussi de mieux comprendre la fonction des nombreux acteurs intermédiaires.
Comment la « fonction de stockage », comme vous la nommez, a-t-elle évolué ces dernières décennies ?
D. M. L’un de nos enjeux est précisément de définir cette « fonction de stockage », puisqu’elle est relativement nouvelle.
Dans les années 1980, les systèmes productifs s’efforçaient de travailler en flux tendu : un client commandait quelque chose, une entreprise le lui faisait parvenir. Aujourd’hui plusieurs acteurs sont susceptibles d’intervenir entre ces deux étapes : pour assembler le produit, pour l’empaqueter, pour réduire les frais d’acheminement, etc. Tout ou partie d’un bien peut ainsi être stocké à de nombreuses reprises, au fil de la production et de la livraison. Cette évolution de la chaîne de production a notamment encouragé les pays dotés d’importantes capacités foncières à proposer des régimes fiscaux particulièrement avantageux : c’est le cas de l’Irlande, de Malte ou du Panama par exemple. Pour résumer, il y a eu une externalisation du stockage à partir des années 1990. Les grandes entreprises et industries ont progressivement cessé de stocker elles-mêmes leurs produits et ont délégué cette fonction à d’autres acteurs.
Quelles sont les conséquences pour les villes et les zones devenues espaces de stockage ?
D. M. Ces espaces sont généralement à proximité des frontières et souvent dans des régions portuaires – le bateau étant un moyen de transport de marchandises particulièrement intéressant. Ils adoptent des régimes d’exception en matière de fiscalité et de droit du travail, permettant aux grandes entreprises de diminuer leurs charges et coûts de production. C’est ce que l’on appelle des « zones franches ». C’est le cas de pays comme Malte et le Panama, mais aussi de la ville de Tanger, au Maroc, ou encore du port de l’Estaque à Marseille, en France. C’est d’ailleurs un point à souligner : la mondialisation de l’économie ne se réduit pas à la délocalisation, elle se traduit aussi par la coexistence de différents régimes juridiques au sein d’un même territoire. De manière générale, tout est fait pour attirer les grandes industries et entreprises, qui en retour annoncent apporter de l’activité et de l’emploi. Dans les faits, toutefois, on constate que les dynamiques d’intégration et de contribution à l’économie locale restent extrêmement faibles. Dans la plupart des régions concernées, nous observons davantage le développement d’une économie parallèle et informelle autour des espaces de stockage. De la zone franche à la zone grise, il n’y a qu’un pas.
Pourriez-vous nous donner un exemple de ces économie informelles ?
D. M. En Amérique du Sud, la Bolivie stocke énormément de marchandises textiles en provenance de Chine et à destination de l’Europe. Mais elle ne dispose pas d’accès à la mer et passe donc par le port d’Iquique, au Chili, qui est une zone franche. Entre ces deux étapes, une partie des marchandises est toujours susceptible d’être abîmée, dérobée, ou encore constituée en stocks d’invendus.
Cette situation encourage le développement de toute une économie de la fripe et de la récupération, qui prend de plus en plus d’importance sur place. Des Boliviens recyclent des déchets textiles sous forme de ballots de vêtements d’occasion, ou de chiffons à destination des industries locales. Chaque année, à l’occasion d’une grande feria textile, des brocanteurs mettent aussi en vente des pièces qu’ils ont récupérées ou retravaillées. Par ailleurs, d’autres petits métiers émergent, comme celui de nettoyeur de conteneur, qui interviennent entre deux périodes de stockage. Bref, c’est toute une économie de la pauvreté et de la précarité qui se met en place, et permet au passage de gérer les déchets des productions occidentales.
Qu’espérez-vous plus généralement apprendre sur l’évolution du travail, de l’économie… à travers ces recherches ?
D. M. L’économie mondiale a changé de paradigme. Nous quittons le sillage de la Révolution industrielle pour entrer dans celui de la révolution logistique et de l’économie d’entrepôt. Cela crée notamment de nouvelles formes d’emplois, qui se substituent au travail ouvrier des XIXe et XXe siècles. Aujourd’hui, dans les zones franches, les jeunes travailleurs obtiennent des petits boulots autour de la chaîne logistique par exemple : des tâches d’acheminement, de nettoyage, de garde… Par ailleurs, si l’on s’intéresse à la question écologique notamment, l’essor du stockage et de la logistique pose d’importants problèmes : les transports en bateau et en camion sont extrêmement polluants, les conteneurs peuvent défigurer les paysages et les écosystèmes… Pour autant, nous ne voulons surtout pas culpabiliser les acteurs du stockage. Ce qui nous intéresse, c’est de comprendre comment toute cette nouvelle économie fait système et induit de nouvelles formes de travail. ♦
- 1. Directrice de recherche CNRS au Laboratoire d'économie et de sociologie du travail (unité CNRS/Aix-Marseille Université), rattachée à la Maison Française d’Oxford (Unité CNRS/Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères/University of Oxford).
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Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.
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