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Sida : une histoire mondiale

Sida : une histoire mondiale

25.06.2025, par
Temps de lecture : 14 minutes
De nuit, des membres d’une ONG font un ruban rouge avec des bougies.
Des membres d’une ONG font un ruban rouge avec des bougies, symbole universel du soutien et de la reconnaissance des gens qui vivent avec le VIH (Ajmedabad, Inde le 30 novembre 2021).
44 ans après l’identification des premiers cas de sida, l’historienne Marion Aballéa retrace dans un ouvrage l’histoire sociale, économique, culturelle, sanitaire et scientifique de cette première pandémie de la mondialisation.

Qu’est-ce qui, dans votre parcours de chercheuse, vous a amenée à écrire Une histoire mondiale du sida (1981-2025)1 ?

Marion Aballéa2 J’ai commencé à me pencher sur la diplomatie du sida en m’intéressant aux mobilisations citoyennes qui prenaient pour cible les intérêts diplomatiques, comme les manifestations pacifiques ou violentes visant des ambassades ou des consulats. En effet, lorsque les États-Unis ont interdit aux personnes qui vivaient avec le VIH d’entrer sur leur territoire, un mouvement de mobilisation a vu le jour et a gagné en ampleur, en 1990, à l’occasion de la Conférence mondiale sur le sida de San Francisco, à laquelle de nombreuses personnes vivant avec le VIH ne pouvaient assister.

Au fur et à mesure de mes recherches, je me suis aperçue de la rareté de ce qui existait, non seulement en français, mais aussi en anglais, concernant une approche historique des enjeux politiques, sociaux, économiques et internationaux de l’épidémie de VIH/sida. Cela m’a donné envie de me plonger plus sérieusement dans cette histoire.

Les recherches attestent d’apparitions sporadiques du VIH au début du XXᵉ siècle en Afrique équatoriale. Comment est-on passé d’une maladie locale à une pandémie ?

M. A. Le virus s’est répandu de manière limitée pendant au moins une trentaine ou une quarantaine d’années, et c’est probablement à partir des années 1950 qu’il a commencé son expansion pandémique – d’abord en Afrique centrale, du fait des dynamiques et violences coloniales et des exodes ruraux qui ont amené à une concentration de population, notamment masculine, dans des villes comme Kinshasa (capitale de l'actuelle République démocratique du Congo, ndlr), qui a sans doute servi d’incubateur.

Image de microscopie électronique colorisée montrant le bourgeonnement du virus à la surface d’une cellule souche. Un virion est visible à l'extérieur de la cellule.
Particules du virus VIH-1 (en jaune) à deux stades de réplication : les deux « arcs » sont des particules immatures bourgeonnant à partir de la membrane plasmique de la cellule infectée (en vert) ; un virion mature, à l’extérieur de la cellule.
Image de microscopie électronique colorisée montrant le bourgeonnement du virus à la surface d’une cellule souche. Un virion est visible à l'extérieur de la cellule.
Particules du virus VIH-1 (en jaune) à deux stades de réplication : les deux « arcs » sont des particules immatures bourgeonnant à partir de la membrane plasmique de la cellule infectée (en vert) ; un virion mature, à l’extérieur de la cellule.

Le premier isolat du virus identifié dans un échantillon sanguin a été prélevé au Congo belge en 1959, et les archives attestent de cas d’Européens, par exemple des marins, des médecins ou des infirmiers qui, revenus en Europe, étaient décédés dans les années 1960 ou 1970 de maladies non identifiées, mais dont le tableau clinique est celui du sida. Puis ce sont les logiques de mondialisation qui ont permis au virus de se diffuser progressivement dans les années 1970, puis plus massivement au début des années 1980, dans un contexte postcolonial et de guerre froide.

Mais c’est finalement aux États-Unis que la maladie a été initialement identifiée…

M. A. Effectivement, dès 1981, des médecins, en Californie puis à New York, commencent à envoyer aux Centers for Disease Control (CDC), à Atlanta, des indices concordants signalant un syndrome nouveau et difficilement compréhensible. Les CDC envoient alors des enquêteurs interroger les premiers malades et essayer de comprendre les dynamiques de cette maladie émergente. Peu après, la communauté homosexuelle commence à alerter les autorités sur ce qui est vu, par certains, comme une menace directe à leur survie.

Alors qu’à l’époque, on ne sait rien de cette maladie, ni comment elle se transmet, encore moins comment elle se soigne, comment la réponse occidentale s’organise-t-elle ?

M. A. Ce sont d’abord les communautés homosexuelles qui s’organisent en essayant de diffuser de l’information. Dès les années 1982-1983, elles relaient des conseils autour du safe sex, recommandant de limiter le nombre de partenaires sexuels, puis, lorsque l’hypothèse infectieuse est confirmée, de recourir au préservatif.
 

Affiche de la campagne « Le sida, il ne passera pas par moi » dans une rue de Lyon vers 1987-1988
Affiche de la campagne « Le sida, il ne passera pas par moi » lancée par le ministère de la Santé, dans une rue de Lyon, vers 1987-1988.
Affiche de la campagne « Le sida, il ne passera pas par moi » dans une rue de Lyon vers 1987-1988
Affiche de la campagne « Le sida, il ne passera pas par moi » lancée par le ministère de la Santé, dans une rue de Lyon, vers 1987-1988.

Du côté des autorités publiques, la réponse a été plus tardive et a pu parfois être influencée par les présupposés idéologiques des gouvernements en place, notamment aux États-Unis sous la présidence Reagan. Mais, globalement, on observe dans tous les pays industrialisés le même « retard à l’allumage » : ce n’est qu’à partir de 1986 que la lutte, d’ampleur variable, se met véritablement en place.

Du côté des médias, enfin, à partir de 1983-1984, on assiste à une espèce de tempête médiatique autour d’une maladie mortelle qu’on ne comprend pas et qui porte des stigmates visibles. Les premiers reportages qui montrent des malades en fin de vie, squelettiques, agonisants, reprennent tout le répertoire iconographique et les références culturelles des images des camps de concentration. Cela crée une forme de panique, vectrice de stigmatisation et de rejet des populations prioritairement exposées.

Exemplaires du quotidien Libération exposés lors d’une exposition sur l’histoire du sida au Mucem, à Marseille, en 2021.
Exemplaires du quotidien « Libération » du 17 mai et du 27 juin 1983 présentés lors d’une exposition sur l’histoire du sida au Mucem, à Marseille, en 2021.
Exemplaires du quotidien Libération exposés lors d’une exposition sur l’histoire du sida au Mucem, à Marseille, en 2021.
Exemplaires du quotidien « Libération » du 17 mai et du 27 juin 1983 présentés lors d’une exposition sur l’histoire du sida au Mucem, à Marseille, en 2021.

Et sur le continent africain ?

M. A. Sur le continent africain, où la maladie n’est officiellement identifiée qu’à partir de 1985, il y a initialement une forme de déni, du fait de préjugés sur une maladie qui serait une maladie d’Occidentaux « dépravés » parce qu’homosexuels ou héroïnomanes, ainsi qu’à cause d’inquiétudes économiques.

En outre, la focale est mise sur l’Occident et, alors même que l’incidence ne cesse d’augmenter en Afrique, les organisations internationales, notamment l’OMS, tardent à prendre la mesure de ce qui se passe en dehors des pays industrialisés. Il faut attendre 1986-1987 pour voir la mise en place d’un programme international de lutte contre la pandémie. Et ce n’est que lorsque la situation s’améliore dans les pays riches, du fait de l’apparition des trithérapies, au milieu des années 1990, que l’Afrique devient le centre de l’attention mondiale, et que des efforts y sont déployés pour lutter contre la pandémie.

Réunion d’information sur le sida à la maternité de l’hôpital Old Mulago en Ouganda en 1998.
Réunion d’information sur le sida à la maternité de l’hôpital Old Mulago, en Ouganda, en 1998. Il est notamment proposé aux femmes enceintes des tests de dépistage gratuits.
Réunion d’information sur le sida à la maternité de l’hôpital Old Mulago en Ouganda en 1998.
Réunion d’information sur le sida à la maternité de l’hôpital Old Mulago, en Ouganda, en 1998. Il est notamment proposé aux femmes enceintes des tests de dépistage gratuits.

Quel rôle vont jouer les associations de malades dans l’appréhension et la gestion de la pandémie ?

M. A. La première association de lutte contre le sida, le Gay Men’s Health Crisis (GMGC), est créée à New York dès janvier 1982. En France, les premières associations apparaissent en 1983 ; Aides est créée en 1984. Elles questionnent toutes, très tôt, le rapport médecin/patient, la place des malades dans la recherche ou les modalités d’accès aux molécules plus ou moins prometteuses.

Manifestation contre la gestion de l’épidémie de sida par Ronald Reagan lors de la Gay Pride à New York en 1987.
Manifestation contestant la gestion de l’épidémie de sida par Ronald Reagan, lors de la Gay Pride, à New York, en 1987.
Manifestation contre la gestion de l’épidémie de sida par Ronald Reagan lors de la Gay Pride à New York en 1987.
Manifestation contestant la gestion de l’épidémie de sida par Ronald Reagan, lors de la Gay Pride, à New York, en 1987.

Des enjeux qui s’amplifient, et surtout gagnent en visibilité avec la création d’Act Up New York, en 1987. Des militants investissent les questions scientifiques autour de la maladie, des essais cliniques et des premiers traitements. Ils militent aussi pour avoir leurs sièges dans les comités de lutte contre le sida, pour raccourcir les délais d’homologation des traitements, et forcent, parfois au sens propre, les portes des laboratoires pour les obliger à rendre publics les résultats de leurs essais, ou les pousser à diffuser des molécules encore en évaluation, au titre de ce qu’on appelle un usage compassionnel.

C’est un legs fondamental pour l’histoire de la santé publique à l’échelle nationale comme internationale, puisqu’il a posé les bases de ce que l’on a appelé le « malade expert ».

L’arrivée des trithérapies, au milieu des années 1990, a-t-elle tempéré les ardeurs militantes ?

M. A. L’arrivée des trithérapies, qui constituent un premier traitement efficace malgré des effets indésirables parfois importants, marque un vrai tournant. Un certain nombre de malades qui se croyaient condamnés se projettent à nouveau dans le futur. Mais la mobilisation ne cesse pas. En France, les associations se sont notamment élevées contre l’idée – un temps émise par le ministère de la Santé, craignant une pénurie d’antirétroviraux – d’un tirage au sort entre les malades qui en bénéficieraient.

Malade avec tous ses médicaments (antiproteases et antiviraux) posés sur une table devant lui, en 1997.
Malade montrant tous les médicaments d’une trithérapie (antiprotéases et antiviraux), en 1997.
Malade avec tous ses médicaments (antiproteases et antiviraux) posés sur une table devant lui, en 1997.
Malade montrant tous les médicaments d’une trithérapie (antiprotéases et antiviraux), en 1997.

En outre, les patients restent impliqués dans la recherche clinique destinée à diminuer les effets secondaires et à améliorer la qualité de vie, ou dans la lutte contre les discriminations. Enfin, même si l’urgence de la situation diminue dans les pays riches, les combats militants se tournent vers les pays qui n’ont pas accès aux antirétroviraux, particulièrement sur le continent africain.

Avec des traitements efficaces et mieux tolérés, le VIH est-il devenu invisible ?

M. A. En partie. À partir du milieu des années 2000, la perte de visibilité est évidente dans les pays du Nord, où l’on ne meurt quasiment plus du sida. Les campagnes de prévention diminuent et les jeunes générations, qui n’ont jamais connu le sida comme une maladie mortelle et comme une condamnation irréversible, et qui n’ont jamais été socialisées avec ces campagnes de prévention, se montrent aujourd’hui mal informées.

Toutefois, il y a encore des contaminations. On dénombre autour de 6 000 sérologies positives chaque année en France, et il semble que, depuis 2010, un plancher est atteint – et ce, malgré les traitements qui rendent le virus indétectable et intransmissible, malgré la prophylaxie pré-exposition (PreP) et le traitement post-exposition (TPE).

Dans le même temps, la culture populaire montre un regain d’intérêt pour l’histoire de la pandémie de VIH.

M. A. En effet, jusqu’au milieu des années 1990, de nombreuses productions culturelles se sont intéressées à la thématique du VIH, avec de grands films, de grands livres, militants ou grand public. Puis la thématique a quelque peu disparu des écrans pour revenir sur le devant de la scène au milieu des années 2010.

Affiches des films « Les Nuits fauves », de Cyril Collard (1992) ; « Philadelphia », de Jonathan Demme (1993) ; « Dallas Buyers Club » (version suédoise), de Jean-Marc Vallée (2013) ; « 120 battements par minute », de Robin Campillo (2017), qui tous évoquent le sida.
Affiches des films « Les Nuits fauves », de Cyril Collard (1992) ; « Philadelphia », de Jonathan Demme (1993) ; « Dallas Buyers Club » (version suédoise), de Jean-Marc Vallée (2013) ; « 120 battements par minute », de Robin Campillo (2017), qui tous évoquent le sida.

Il y a aujourd’hui deux générations qui s’expriment : celle des acteurs des années 1980, qui ont eu besoin d’un temps de deuil à la fois personnel et militant, et celle des quadragénaires, qui n’ont pas vécu cette période comme des acteurs de premier plan, mais qui se réapproprient cette histoire qu’ils ont vécue enfants ou adolescents. Se pose aussi aujourd’hui la question de la patrimonialisation, avec la crainte pour certains de figer l’histoire et de considérer la pandémie de sida comme terminée.

Si la pandémie de VIH/sida a résolument marqué la fin du XXᵉ siècle, celle de Covid est celle que retiendra le début du XXIᵉ siècle. A-t-on tiré des enseignements de la première pour combattre la seconde ?

M. A. C’est une question compliquée. J’aurais plutôt tendance à dire non, même s’il faut être nuancé et rappeler que ce sont deux maladies peu comparables. La pandémie de Covid a donné lieu à des mesures très restrictives avec de l’isolement, des confinements, des couvre-feux… Or les militants VIH s’étaient justement battus contre des mesures de contrainte, comme les tests obligatoires ou les restrictions de déplacement, et avaient privilégié une approche fondée sur l’information et sur le consentement éclairé. Même si, évidemment, il n’y a aucun risque de transmettre le VIH par l’air que l’on respire, comme c’est le cas pour le Sars-CoV-2, Onusida a, dès 2020, alerté sur le risque de remettre en cause certains acquis de la lutte contre le sida en matière de droits des patients.

Affiches de campagne pour l’usage du préservatif, en France et aux États-Unis
Affiches promouvant l’utilisation du préservatif pour éviter la transmission du sida : à gauche, campagne du ministère français des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville, en 1995 ; à droite, campagne du Maryland Department of Health and Mental Hygiene, en 1988.
Affiches de campagne pour l’usage du préservatif, en France et aux États-Unis
Affiches promouvant l’utilisation du préservatif pour éviter la transmission du sida : à gauche, campagne du ministère français des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville, en 1995 ; à droite, campagne du Maryland Department of Health and Mental Hygiene, en 1988.

En outre, alors que la pandémie de sida a fait comprendre l’importance d’une réponse collective internationale concertée, cela n’a pas empêché une certaine cacophonie au début de la pandémie de Covid. Les efforts sans précédents déployés pour diffuser les antirétroviraux dans les pays du Sud depuis les années 2000 n’ont pas non plus empêché la reproduction d’un « treatment gap », un fossé entre Nord et Sud, en matière de diffusion des vaccins.

Cette question d’une entraide internationale est aujourd’hui cruellement remise au goût du jour avec l’annonce du retrait des États-Unis de différents organismes de lutte contre le sida. Quels sont les enjeux d’un gel des financements américains de l’USAID, et notamment du Pepfar3 ?

M. A. Depuis 20 ans, les États-Unis ont acquis une place plus que centrale dans la lutte contre le VIH. En 2003, le président Bush a mis 15 milliards de dollars sur la table, changeant la face de la lutte contre le VIH et contribuant largement au déclin de la pandémie à partir du milieu des années 2000. On estime aujourd’hui que 50 à 60 % des financements mondiaux de la lutte contre le sida viennent des États-Unis. À l’heure actuelle, la situation est encore assez floue, avec l’annonce, en janvier dernier, d’une suspension totale des financements, suivie de celle, quelques jours plus tard, d’une « dérogation » pour les programmes dont dépendent des vies humaines.

Dans un showroom Tesla, en juin 2025, des manifestants dénoncent les coupes budgétaires de l’administration Trump et du ministère de l’Environnement et de la Santé affectant notamment le Plan d’urgence du président des États-Unis pour la lutte contre le sida (Pepfar) et l’USAID.
Dans un showroom Tesla, en juin 2025, des manifestants dénoncent les coupes budgétaires de l’administration Trump et du ministère de l’Environnement et de la Santé affectant notamment le Plan d’urgence du président des États-Unis pour la lutte contre le sida (Pepfar) et l’USAID.

Mais ce qui est certain, c’est que Trump, dans son idéologie de businessman, ne voit pas la lutte contre le VIH comme quelque chose de « rentable » pour les États-Unis. Et, si les financements américains venaient à disparaître, les conséquences pourraient être dramatiques : Onusida prévoit 6 millions de décès supplémentaires d’ici à 2030, et la perspective de tomber en dessous des seuils épidémiques serait largement repoussée.

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Notes
  • 1. « Une histoire mondiale du sida (1981-2025), Marion Aballéa, 328 pages, CNRS Éditions, mars 2025, 25 € : https://www.cnrseditions.fr/catalogue/histoire/une-histoire-mondiale-du-...
  • 2. Chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (LinCS, unité CNRS/Université de Strasbourg), maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université de Strasbourg.
  • 3. President's Emergency Plan for AIDS Relief (PEPFAR) : ce plan de lutte contre le Sida, lancé en 2003 par le président des États-Unis George W. Bush, a reçu depuis plus de 100 milliards de dollars de fonds publics et intervient dans plus de 50 pays. Voir https://tinyurl.com/pepfar-sida