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Ces écrits qui peuplent la ville

Ces écrits qui peuplent la ville

28.02.2020, par
Défendre. Paris, décembre 2019.
Dans Scriptopolis, ouvrage étonnant mêlant textes courts et photos prises dans l’espace public, quatre chercheurs en sciences sociales interrogent la multitude des écrits qui structurent notre quotidien alors que nous n’y prêtons presque plus attention. Entretien croisé avec Marie Alauzen, Jérôme Denis, David Pontille et Didier Torny.

Pourriez-vous nous décrire cet objet particulier qu’est Scriptopolis ?
Jérôme Denis1 : Scriptopolis est un assemblage de microenquêtes sur l’écriture, équipées par la photographie. On peut y trouver une documentation sur le long cours de la multitude des formes scripturales que nous côtoyons, produisons et manipulons au jour le jour : des graffitis, des panneaux de signalisation, des publicités, des écrans d’information….  Scriptopolis, qui est à l’origine un blog, est devenu un livre grâce à l’énergie d'Élodie Boyer des éditions Non Standard. Son travail associé aux inventions graphiques mises en œuvre avec Patrick Doan, ont permis de fabriquer un objet dans lequel on peut naviguer en suivant la piste de catégories variées (enseignes, formulaires, cimetières, archives, correspondance…), mais aussi prendre plaisir à se perdre au hasard des plis de la reliure.
 
Comment vous est venue l’idée de cet objet hybride ?
David Pontille2 : Au début, nous étions trois, avec Philippe Artières, et Jérôme Denis, dans une équipe qui s’appelait « Anthropologie de l’écriture » à l’EHESS, et nous avions pour objet principal de recherche les pratiques, les techniques et les actes d’écriture. Nous souhaitions nous ménager un espace de respiration, hors des carcans et des formats académiques, qui nous permette de tester des choses, mais aussi qui nous mette à l’écriture de manière régulière… ce que les opérations de recherche ne nous permettent pas toujours.
 
Jérôme Denis : Il y avait aussi une volonté de raconter des choses qui nous tenaient à cœur en tant que chercheurs, y compris sur le plan théorique, mais en les traduisant pour tout le monde. Nous avons fondé le blog en janvier 2009, à trois, et Didier Torny nous a rejoints en 2011. Puis Philippe est parti vers d'autres horizons, et Marie Alauzen nous a rejoints à l’automne 2017. L’idée était de créer quelque chose qui ne soit ni un carnet de recherche, ni un espace de débats comme il y en avait beaucoup à l’époque, où des sociologues créaient des sites qui servaient essentiellement d’espaces de débat en ligne.
  
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Extrait :

Soin. Boston, mai 2011.
Soin. Boston, mai 2011.

« Les écritures exposées font partie de la ville elle-même, de ce qu’habiter ensemble un espace organisé et politisé veut dire. Elles sont au cœur du façonnement des espaces urbains. Lorsque l’on pense à elles, lorsqu’on les analyse, ou simplement lorsqu’on vient à y jeter un œil, on les associe surtout au pouvoir, à la solidité, à la durée, en un mot à la monumentalité. Parce qu’elles sont institutionnelles, elles peuvent être considérées comme un instrument de pouvoir et de discipline qui met en place une certaine forme d’espace public, d’atmosphère (politique, commerciale...). Mais c’est seulement un aspect de ces mots énormes qui peuplent les lieux publics. Leur force et leur pouvoir s’appuient sur des opérations très ordinaires qui, littéralement, les maintiennent. Un travail quotidien grâce auquel l’usure et la rouille sont combattues encore et encore. C’est trivial. Nous savons cela. Simplement, nous n’y prêtons pas attention. Nous remarquons à peine les petits humains qui apparaissent régulièrement à côté de ce « A » gigantesque ou de ce point d’exclamation massif, parfois même pendus à eux, et qui en prennent soin.»
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On voit bien en quoi l’ouvrage revêt une dimension sociologique, ethnographique, mais on a aussi le sentiment qu’il y a bien souvent une part de conjectures, de méditations, de rêveries sur le sens caché et l’histoire des inscriptions…
Didier Torny3: Cette herméneutiqueFermerscience de l'interprétation des signes, de leur valeur symbolique est totalement assumée. Une dimension essentielle de l’écrit, pour nous, c’est qu’il nécessite toujours un lecteur. Nous assumons donc le fait que la même photo aurait pu donner lieu à des billets différents, et inversement des photos différentes auraient pu engendrer des billets très semblables – c’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé. Bien souvent, les motifs, la matière, les traces créent des formes d’opacité. Les écrits ne sont pas toujours rationnels ; de nombreuses formes suscitent plutôt l’évocation, la mémoire, les émotions. Ces écrits peuvent avoir une part d’opacité, y compris quand ils revendiquent la transparence.
 
Marie Alauzen4: Il y a quelqu’un qui nous tient beaucoup à cœur, c’est Georges Pérec. Il y a un côté spéculatif dans ce travail herméneutique qui passe par des petits moments et des petites rencontres, plutôt que par une volonté de faire un inventaire ou de prétendre à une forme d’exhaustivité. On crée une succession de microenquêtes qui s’accumulent mais qui ne se complètent pas, qui ne visent pas à faire un corpus.
 
 

Nous ne cherchons pas à révéler des structures invisibles que seul un spécialiste pourrait mettre au jour. Il s’agit de rendre saillantes des choses que tout le monde peut voir et décrypter, mais que nous ne voyons plus, car nous passons devant tous les jours.

Vous dites justement que ces inscriptions révèlent ce que vous appelez « la trame infra-ordinaire de nos vies », à la suite de Pérec. Quel sens donnez-vous à ce terme ?
Jérôme Denis : Revenons déjà sur ce terme d’« enquêtes. » On ne parle pas ici d’enquêtes effectuées avec un lourd bagage de sciences sociales. Quiconque regarde une inscription peut être troublé, étonné, amusé, et peut lancer une « enquête » aussi courte que personnelle. Qui a fait cela ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Dans l’infra-ordinaire, c’est central. Nous ne cherchons pas à révéler des structures invisibles pour tout un chacun et que seul un spécialiste pourrait mettre au jour. Il s’agit davantage de rendre saillantes des choses que tout le monde peut voir et décrypter, mais que nous ne voyons plus, car nous passons devant tous les jours. Pour autant, ces inscriptions sont importantes, elles ont du sens.

David Pontille : Ces écrits sont des actions. Nous essayons de les saisir comme des choses agissantes. L’idée de l’infra-ordinaire, c’est aussi de refaire passer au premier plan un ensemble de choses et d’essayer de comprendre comment elles agissent, en surprenant ou en ordonnant. C’est une rencontre entre un lecteur et des objets graphiques agissants. D’où cette idée de trame infra-ordinaire : ce n’est pas seulement un décor, c’est ce qui nous fait agir, réagir, nous guide, ordonne ou perturbe nos vies.
 

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Extrait :

Obésité. Université de Toronto, janvier 2009.
Obésité. Université de Toronto, janvier 2009.

« Les écrits apposés dans l’espace urbain entrent en concurrence les uns avec les autres. Le plus souvent, une affiche en recouvre une autre ; il arrive aussi qu’avant d’apposer son écrit on fasse le ménage, soit en retirant le ou les écrits précédents, soit en repeignant ou en collant un nouveau support (comme on le fait par exemple dans les tableaux d’affichage municipaux). Ici, c’est l’accumulation qui domine : affichette sur affichette donnent au poteau de signalisation routière un aspect d’obésité graphique. Au printemps on procédera au grand nettoyage, mais pour l’instant, l’important est que sur ce poteau et ceux alentour du centre de vie étudiante, les étudiants puissent disposer de ces écrits et s’en emparer facilement. Surtout, ce ventre est un appel à déposer de nouvelles inscriptions. Au point qu’on pourrait considérer que ce poteau est comme ces papiers autocollants que l’on place dans les cuisines pour attraper les mouches : un piège à écrit.»
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Vous rappelez que ces inscriptions qui peuplent notre environnement fonctionnent comme des injonctions ou des délimitations, susceptibles d’avoir force de loi ou de rappel à celle-ci, faisant de la ville un espace organisé, politisé. Comment expliquer alors que nous y soyons si inattentifs ?
Marie Alauzen : Nous sommes conscients d’être entourés par une foule d’écrits, mais nous choisissons de l’oublier. Nous les traitons comme des signaux ordinaires, comme des guides, comme des injonctions… Et puis d’un coup, quand on change de société, de position, d’époque, le trouble réapparaît.

Nous sommes conscients d’être entourés par une foule d’écrits, mais nous choisissons de l’oublier. Et puis d’un coup, quand on change de société, de position, d’époque, le trouble réapparaît.

L’exemple le plus typique, en tant que cycliste, c’est que les Parisiens commencent à découvrir qu’il y a des traits au sol, un peu partout, et que ces traits au sol délimitent des espaces de circulation propres. Alors qu’à Amsterdam, par exemple, non seulement ces espaces sont délimités de manière différente, mais surtout ils sont occupés en permanence, avec une socialisation qui a lieu dès le premier jour et jusqu’à l’âge adulte. L’un des buts des billets, c’est de montrer que nous traitons collectivement les inscriptions comme des décors, et de se demander en contrepoint ce qui se passe quand on zoome sur un bout de décor et qu’on réalise que ce n’est pas qu’un décor. Mais il n’y a pas que le point de vue des spectateurs. Du point de vue des producteurs de ce « décor », la situation est strictement opposée. Il s’agit de se demander comment dessiner dans un espace et une écologie qui sont déjà saturés, voire sursaturés, et comment guider/produire/interdire tout en étant compris, sans heurter, etc.

David Pontille : Dans Scriptopolis, nous développons une posture qui navigue volontairement entre deux conceptions de l’écriture, communément partagées, pour les faire travailler ensemble, voire l'une contre l'autre. La première considère l’écriture comme quelque chose de majestueux, de génial… le texte littéraire, en somme, dont la force est finalement de ne pas être un texte, mais de nous procurer des émotions. Conception dans laquelle on met davantage l'accent sur ce qui est la part non matérielle de l’écriture, et qui relève davantage de l’esprit du texte. A l’inverse, l'autre conception envisage l'écrit à l'aune de la paperasse : l’écrit est tout sauf majestueux, il n’est même pas intéressant, on en fait juste des papiers ennuyeux et chronophages. Le geste de Scriptopolis consiste à se placer au milieu de ces deux conceptions. Il s’agit de prendre au sérieux tant le texte littéraire que les petits papiers en apparence insignifiants et, parfois, de montrer comment les caractéristiques du premier sont au cœur de celles des seconds, et inversement.

  
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Extrait :

Fusion. Paris, 19 mars 2017.
Fusion. Paris, 19 mars 2017.

« La manifestation venait de passer, avec sa cohorte de panneaux, de slogans et de drapeaux. Derrière elle, ses traces dans l’espace public sont vite nettoyées par les services de propreté, mais il reste les surfaces les plus diverses pour accueillir les fameuses affiches des candidats. En effet, en dépit de l’extension des espaces numériques dans la communication politique, la bataille pour les espaces urbains continue. Nul besoin de manipuler des algorithmes ou de pratiquer le micropaiement pour être plus visible, il suffit ici d’être le dernier à passer pour recouvrir les affiches précédemment collées. À moins qu’une main habile ne déchire la couche supérieure et réalise ainsi un inédit collage. S’il est difficile de rapprocher les candidats pour une offre politique commune dans les arènes de débat, l’espace feuilleté du papier permet de réaliser une improbable fusion.»
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Vous évoquiez la question de l’économie de l’attention. Dans le livre, vous parlez d’une concurrence entre les écrits pour exister dans l’espace public. N’y a-t-il pas là aujourd’hui une saturation inquiétante ?
David Pontille : Effectivement, cela nous intéresse. Ceci étant dit, il n’y a aucune inquiétude de notre côté. Nous sommes simplement interpellés. La notion d’accroissement est toutefois complexe. Certes, il y a désormais une multiplication des écrans par exemple, jusque dans nos poches. Mais le fait qu’il y ait des inscriptions partout n’a rien de nouveau. On a souvent le sentiment que ce que nous vivons est inédit, qu’on nous bombarde, parce que de nouvelles technologies entrent en jeu. Mais les écrans dans l’espace public ne succèdent pas à des siècles d’espace vide.
 
 

Au 19e siècle, les rues parisiennes étaient entièrement couvertes d’affiches jusqu’à cinq mètres de haut, et recouvertes encore et encore. Il faut se méfier d’une tendance à imaginer que c’est de pire en pire.

Didier Torny : Il y a un mot-clé qu’on a beaucoup utilisé, c’est celui d’écologie graphique. On assiste soit à une lutte acharnée pour un territoire, soit à une coopération quand les écrits sont coordonnés, par exemple pour légiférer ou ordonner. Mais la question de la saturation est intéressante. Je vous invite à taper « Paris 19ème siècle affiches » dans un moteur de recherche, et vous verrez que les espaces sont bien moins saturés aujourd’hui qu’au 19ème siècle. C’est une vision hallucinante : les rues parisiennes étaient entièrement couvertes d’affiches jusqu’à cinq mètres de haut, et recouvertes encore et encore. Il faut se méfier d’une tendance à imaginer que c’est de pire en pire.

La question de la pollution visuelle, publicitaire ou informationnelle est aussi prise en compte par les pouvoirs publics, à travers des interdictions. Il y a des espaces où il est défendu d’afficher. À Rio, on a interdit, fut un temps, les panneaux 4x3 parce qu’ils distrayaient trop les automobilistes. Philippe Artières a écrit un livre intitulé La police de l’écriture au sujet du 19ème siècle, où l’on voit que la gestion de la saturation des écrits dans l’espace public a une longue histoire.

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Extrait :
 

Flânerie graphique. Montréal, juin 1944.
Flânerie graphique. Montréal, juin 1944.

« L’immense pouvoir d’écriture qui caractérise, selon Michel Foucault, les sociétés disciplinaires a déposé dans les archives de nos villes, grandes et petites, une couche importante de minuscules notations sur nos quotidiens. On croit souvent que cette machine à enregistrer les vies a fonctionné avec une rigueur sans failles... Sur ce formulaire relatif au Tribunal de la cité, retrouvé dans les archives de la ville de Montréal, on voit que le désordre n’est pas seulement de l’accusé : les policiers et juges ont écrit dans tous les sens au point de rendre illisibles ces lignes de vie. Patricia M. est accusée de flâner la nuit, elle comparaît une première fois devant le Tribunal de la cité en juin 1944, puis elle récidive au point que les écritures de ses juges viennent noircir sa fiche... On pourrait croire à première vue que ces écritures sont désordonnées, mais en fait, Patricia la femme qui flâne se retrouve comme entourée d’écrits ; des écrits qui semblent barrer toute possibilité d’avancer : l’écriture-rempart pour limiter les déplacements.»
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Vous citez Bruno Latour et Madeleine Akrich parmi vos influences. En quoi votre travail peut-il se rapprocher du leur ?
David Pontille : Il y a un livre de Bruno Latour et Émilie Hermant qui est absolument crucial, et qui est quasiment du « proto-Scriptopolis » : Paris ville invisible, dans lequel Latour explore Paris et raconte comment une multitude de dispositifs configure son activité et son cheminement. Ce sont des choses qu’il emprunte à Madeleine Akrich. On y trouve cette idée que dans chaque objet sont inscrits des usagers ou des utilisateurs au sens très large du terme, et que chaque usage est une rencontre entre un usager imaginé, projeté, et un usager en chair et en os. On appelle cela la sémiotique matérielle, et nous nous y rattachons totalement. Par ailleurs, Bruno Latour a commencé en effectuant de de l’ethnographie de laboratoire, en observant des scientifiques, et en décrivant le travail scientifique comme un travail d’inscriptions, une notion qu’il a empruntée à Derrida et beaucoup développée. Il s’agit d’adopter une définition très élargie de l’écrit, pour révéler son poids écrasant dans notre monde.
 
Didier Torny : Dans La vie de laboratoire, il montrait bien comment le travail de trace, d’inscription, est nécessaire à la production scientifique à l’intérieur du laboratoire. Et ce qui est intéressant, c’est que ce ne sont pas que des nombres, des bouts d’articles ou des inscriptions scientifiques. C’est beaucoup plus large, cela inclut toutes sortes d’images, de traces, de couleurs, de lignes, de post-its… Chez nous, le mot « écrit » ne se rattache pas uniquement à la tradition littéraire. « Inscription » est une notion plus générique et plus ajustée. Prenons un exemple : l’une des dernières photos du livre, c’est un passage clouté arc-en-ciel... Pour nous c’est un écrit, de manière évidente, alors que pour beaucoup ce n’est pas le cas. Ce sont des traces, voire un simple dessin… Ce qui compte, c’est l’idée d’action. ♦

  
A lire :
Scriptopolis, 832 pages, 36 euros, Editions Non Standard, 2019. Informations et commande sur le site de l'éditeur

En ligne :
Le blog Scriptopolis : https://www.scriptopolis.fr

Notes
  • 1. Professeur au Centre de sociologie de l’innovation, qui fait partie de l’Institut Interdisciplinaire de l'Innovation (I3, Unité CNRS/ Ecole Polytechnique/ Mines ParisTech/ Telecom Paris)
  • 2. Chercheur à l’Institut Interdisciplinaire de l'Innovation (I3, Unité CNRS/ Ecole Polytechnique/ Mines ParisTech/ Telecom Paris)
  • 3. Chercheur à l’Institut Interdisciplinaire de l'Innovation (I3, Unité CNRS/ Ecole Polytechnique/ Mines ParisTech/ Telecom Paris)
  • 4. Chercheuse associée à l’Institut Interdisciplinaire de l'Innovation (I3, Unité CNRS/ Ecole Polytechnique/ Mines ParisTech/ Telecom Paris)

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