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BD et science : pourquoi la recherche rêve de bulles
Ces dernières années, les bandes dessinées (BD) consacrées à la science se sont multipliées, battant pour certaines des records de vente (Le Monde sans fin de Jean-Marc Jancovici a été le livre le plus acheté en France en 2022). Est-ce un phénomène nouveau ? comment expliquer cette attirance mutuelle de nos jours ?
Boris Pétric1. C’est un phénomène relativement nouveau, même si les rapports entre recherche et dessin sont bien plus anciens. La différence avec les situations antérieures est qu’on note aujourd’hui une ouverture des deux côtés. D’une part, on a le monde de la BD qui cherche de nouveaux sujets et qui trouve des enquêtes sérieuses et détaillées auprès des scientifiques. Et, d’autre part, on a de plus en plus de scientifiques qui ont envie de se lancer dans cette aventure. En résumé, la société s’intéresse à ce que font les scientifiques et, par conséquent, les scientifiques doivent faire des efforts pour aller vers ces publics. Les retours d’expérience sont pour la plupart positifs, car ils montrent souvent que tant les bédéistes que les scientifiques tirent un sentiment de satisfaction de cette écriture collective, dans une forme d’enrichissement mutuel qui n’opère pas de distinction entre les domaines du créatif et du scientifique.
Pourquoi cet intérêt des scientifiques pour la bande dessinée ?
B. P. Ce qui est magique dans la BD, c’est son succès populaire2 qui permet d’entrer en dialogue avec la société. Avec près de 85 millions d’exemplaires, tant de BD que de mangas, achetés en 2022 pour un chiffre d’affaires de 921 millions d’euros, le secteur représente un quart des ventes de livres en France, presque à égalité avec la littérature générale, et 10 % du chiffre d’affaires du marché de l’édition. Les profils de lecteurs et lectrices sont en outre variés, puisqu'on compte 50 % d'acheteurs de BD âgés de plus de 40 ans, 52 % de femmes, 53 % de parents, 54 % de citadins et 54 % de CSP+ (classes moyennes supérieures, Ndlr).
Pour autant, même si près de 8 millions de Français achètent des BD, soit 14 % des Français âgés de 15 ans et plus, la BD reste un objet qui concerne une petite frange de la société : celle qui franchit la porte d’une librairie. Au demeurant, elle offre ainsi un débouché aux chercheurs et chercheuses, de plus en plus nombreux, qui désirent partager leur savoir via de nouveaux canaux de médiation scientifique.
Par ailleurs, la BD fournit des moyens efficaces pour lutter contre d’autres formes de récits, comme les fake news, qui contredisent les études scientifiques. C’est par exemple l’enjeu du livre illustré Tout comprendre (ou presque) sur le climat, publié par CNRS Éditions, qui combat le climatoscepticisme. Derrière cette question de la médiation, il y a un réel enjeu social à ce que les scientifiques s’emparent de la BD pour montrer comment se fabriquent le savoir et les données scientifiques, tout en évitant des discours à charge, très polarisés. À mes yeux, la seule manière de contrer la désinformation, c’est de s’approprier les nouveaux outils.
Si de plus en plus d’équipes et d’établissements de recherche, dont le CNRS, s’emparent de la BD comme un outil de médiation scientifique, d’autres scientifiques la considèrent comme une nouvelle manière d’écrire, voire de faire de la recherche. Dans quelle mesure cette pratique modifie-t-elle la façon de produire et de transmettre des connaissances scientifiques ?
B. P. Participer à l’écriture d’une BD, de quelque manière que ce soit, apporte beaucoup à la pratique de la recherche, car elle permet de se poser deux questions fondamentales. Premièrement, la question de la narration : comment raconter mon enquête ? quelle forme va-t-elle prendre ? Cette question en apparence technique en recèle une autre : comment se fabrique la connaissance ? et donc comment montre-t-on ce processus ? Cette interrogation est centrale dans les processus de co-création éditoriale, au terme desquels les scientifiques apparaissent en tant que co-auteurs de la bande-dessinée.
Secondement, la question de l’ellipse. Alors qu’un scientifique se singularise par son statut d’expert accumulant des connaissances précises depuis des années, la BD doit, dans une seule bulle, synthétiser des informations qui, autrement, occuperaient des pages, voire des dizaines de pages. Par conséquent, tout scientifique qui s’engage dans cette aventure doit accepter de réduire et densifier la réalité dans une bulle.
Participer à l’écriture d’une BD impacte-t-il la figure publique des scientifiques ?
B. P. La BD, consistant à transformer une œuvre scientifique en œuvre culturelle, amène les scientifiques à s’interroger sur leurs propres rapports à la cité. Comme on ne fait pas ce métier pour discuter entre spécialistes, il est normal d’engager un dialogue avec la société et de rendre accessibles nos résultats. Il s’agit de fait d’aller vers ce qu’on appelle la science participative ou collaborative en acceptant de soumettre ses résultats au jugement public, à l’évaluation citoyenne. Néanmoins, la parution d’une enquête scientifique en BD ne marque pas la fin d’une recherche. Au contraire, il faut la voir au sein d’un cycle plus long.
Publier ses travaux sous cette forme permet de recueillir les nombreux retours de personnes qui se sentent concernées par le sujet. Cela a notamment été le cas de la sociologue Anne Lambert qui a reçu quantité de témoignages de personnes travaillant en horaires décalées après la publication au sein de la collection Sociorama de Casterman de sa BD Turbulences, consacrée aux coulisses des métiers du transport aérien. Autant de témoignages qui ont augmenté sa connaissance du sujet.
Toutes les disciplines scientifiques sont-elles concernées par cette vogue éditoriale ?
B. P. On observe un plus grand volume de publications de BD en sciences dites « dures », avec des ouvrages sur le spationaute Thomas Pesquet ou l’astrophysicien Hubert Reeves, qu’en sciences humaines et sociales (SHS). Toutefois, l’apport de la BD aux SHS en particulier est fondamental : puisqu’on travaille sur des humains, il est crucial que notre savoir puisse être débattu, contesté, mais surtout enrichi par ces échanges avec le public. De manière générale, toutes les sciences ont intérêt à collaborer avec les disciplines artistiques, dont la BD, qui se posent la question du récit. Celle-ci nous invite à revenir aux problèmes de philosophie des sciences et aux implications éthiques, philosophiques, déontologiques et épistémologiques de nos recherches.
D’une certaine façon, écrire en BD nous prémunit de devenir des techniciens, des professionnels de l’expertise, en nous obligeant à sortir d’un langage scientifique ésotérique, notre fameux jargon. Cependant, définir et raconter le protocole scientifique en BD est un art exigeant qui requiert l’acquisition de nouvelles compétences en narration et en ellipse.
Vous avez à ce propos fondé la Fabrique des écritures ethnographiques. Pourriez-vous présenter cette structure et la place qu’y occupe la BD ?
B. P. Face aux évolutions de la société, les chercheurs doivent également changer. De fait, l’écriture scientifique classique n’est pas la seule manière d’écrire. C’est pourquoi j’ai créé, il y a dix ans, la Fabrique des écritures ethnographiques (FÉE) et, en 2020, le Salon des écritures alternatives. Dans les deux cas, l’idée était de s’emparer des moyens contemporains de production (podcast, BD, film, etc.), qui sont autant de formes alternatives d’écriture, en fédérant des acteurs scientifiques jusqu’alors éclatés. Dans ce réseau, nous partageons des pratiques et des réflexions épistémologiques, y compris nos expériences ratées. On a depuis créé une véritable dynamique pour réfléchir à ces questions d’écriture, loin d’être seulement formelles mais qui sont rarement enseignées en France.
Aujourd’hui, la FÉE est une plateforme de recherche, un lieu d’expérimentation et de création d’outils. Elle constitue à la fois un environnement technique à disposition des chercheurs et un environnement scientifique pour réfléchir aux enjeux épistémologiques des écritures alternatives. Dans nos murs, à Marseille, nous fabriquons des documentaires filmiques, sonores, photographiques… ainsi que des romans graphiques, parmi lesquels la BD. L’une d’entre elles, portant sur les constructions traditionnelles à Mayotte à la suite d’une mission de terrain en anthropologie, est d’ailleurs née d’un atelier d’écriture avec un éditeur BD aux éditions Delcourt ; elle est le fruit de la collaboration entre l’anthropologue Frédéric Joullian, la bédéiste Aurélia Aurita et l’architecte Matthias Cambreling et paraîtra l’an prochain chez Delcourt. À la FÉE, nous sommes convaincus que plus on connaît les contraintes de la BD, plus on a une culture professionnelle de la BD et mieux on peut améliorer nos relations avec ces métiers. ♦
Evénément
Festival international de la bande dessinée d'Angoulême, 51e édition, 25-28 janvier 2024. Informations et billetterie
À lire sur notre site :
La culture manga change d’ère
Bulles de science
Du théâtre à la bande dessinée, ces autres manières de raconter la recherche
Un dessinateur chez les scientifiques
- 1. Anthropologue et directeur de recherche au CNRS au sein du Centre Norbert Elias (CNRS/Aix-Marseille Université/Avignon Université), responsable et fondateur de la Fabrique des écritures ethnographiques.
- 2. Les chiffres ci-dessous sont extraits de : https://actualitte.com/article/9706/edition/la-bande-dessinee-en-france-... ; https://actualitte.com/article/109794/economie/france-85-millions-d-exem... ; https://www.lesechos.fr/tech-medias/medias/le-marche-de-la-bd-en-5-chiff...
Voir aussi
Auteur
Maxime Lerolle est rédacteur à la direction de la communication du CNRS.