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« L'incesteur mène une vie que rien ne différencie des autres »

« L'incesteur mène une vie que rien ne différencie des autres »

02.03.2021, par
L'anthropologue Dorothée Dussy a enquêté pendant des années sur la réalité de l'inceste, un phénomène courant dans nos sociétés, qui dépasse l'addition de faits divers isolés. Elle rappelle notamment que l'incesteur, loin de la figure du monstre, mène souvent une vie des plus banales.

Plusieurs enquêtes dans les pays occidentaux, depuis la Seconde guerre mondiale, révèlent que 5 à 10 % des enfants seraient victimes d'inceste1. Avons-nous affaire à un phénomène structurel ?
Dorothée Dussy2. Ces chiffres sont effectivement énormes. On ne peut donc pas traiter chaque révélation d'inceste3 comme un cumul de faits divers mais bien comme un phénomène structurel. La perception des viols sur mineurs a évolué au fil des siècles. L'historienne Fabienne Giuliani, qui a travaillé sur la perception de l'inceste4, remarque qu'un viol sur un enfant de la famille a toujours été condamné. Mais l'opprobre portait sur le groupe social. Il n'était pas vraiment question de reconnaissance du traumatisme de la victime. Il a fallu attendre les dernières décennies pour le considérer. Et si on sait documenter l'inceste dans toutes les sociétés humaines, l'anthropologie n'avait pas pensé à renseigner, jusqu'à mon travail, ce que représente l'inceste dans la réalité. Les travaux étudiaient l'interdit de l'inceste concernant les questions matrimoniales, à savoir avec qui une personne n'a pas le droit de se marier dans une société donnée. Mais, si les pères et les filles savent très bien qu'ils ne doivent pas s'unir, ça n'empêche pas certains pères, cousins ou grands frères, car ce phénomène concerne majoritairement des hommes, d'imposer des rapports sexuels à un enfant de la famille.

La perception des viols sur mineurs a évolué au fil des siècles (...) le traumatisme de la victime d'inceste n'est reconnu que depuis les dernières décennies. 

Dans votre livre Le Berceau des dominations, vous affirmez que ce qui pose problème à la famille est moins l'acte que son dévoilement...
D. D. Mon enquête montre le fonctionnement de la famille n'est pas vraiment perturbé par le viol répété d'un ou plusieurs enfants, au domicile ou à celui d'un parent. Les relations se poursuivent normalement, les enfants vont à l'école, les parents au travail, ils partent en vacances, etc. Il s'avère en effet que c'est au moment de la révélation de l'inceste que le fonctionnement familial explose.

Quelle sont les particularités de l'inceste par rapport à d'autres violences sexuelles ?
D. D. Sa première particularité tient à la durée. Lorsque qu'on parle de violences sexuelles en dehors de la famille, on parle d'un événement certes grave mais ponctuel. L'inceste dure quant à lui quatre ans en moyenne et le silence autour de l'acte structure la vie familiale. Autre point important : l'inceste n'a rien à voir avec une pulsion de pédophile. Mon enquête a montré que l'immense majorité des incesteurs n'ont pas spécialement de désir sexuel pour les plus jeunes. Jusqu'au viol d'un enfant, ils ont une vie sexuelle d'homme adulte normal, sont mariés ou divorcés, ont eu une ou plusieurs épouses, éventuellement des maîtresses. L'inceste se révèle avant tout être un rapport paroxystique de domination qui s'exprime dans l'érotisation et la sexualité. L'appropriation sexuelle des vulnérables dans la famille est une façon d'exprimer qui est le patron. 

L'auteur d'inceste serait-il donc une personne banale, loin de l'image du monstre ?
D. D. L'incesteur n'est pas un homme caché au fond d'une cave qui sort de temps en temps pour violer un enfant de sa famille. C'est un père, un oncle, un grand frère qui a fait des études supérieures, bien inséré socialement, qui fait du sport... Il mène une vie que rien ne différencie des autres.

On peut s'interroger sur la socialisation des garçons et se demander pourquoi 5 à 10 % d'entre eux deviennent des hommes qui s'autorisent des rapports sexuels avec un enfant de la famille.

Le cas d'Olivier Duhamel5 est un formidable exemple. Sachant que lui ont été confiées parmi les plus hautes fonctions en France6, on ne peut pas le qualifier de sociopathe. Ces actes sexuels doivent donc être analysés autrement que sous l'angle de la pathologie. La seule alternative est de repolitiser le problème. On peut s'interroger sur la socialisation des garçons et se demander pourquoi 5 à 10 % d'entre eux deviennent des hommes qui s'autorisent des rapports sexuels avec un enfant de la famille...

Le livre La Familia Grande de Camille Kouchner illustre-t-il le type de fonctionnement que vous avez étudié ?
D. D. Je pense percevoir, dans cette révélation d'inceste entre Olivier Duhamel et son beau-fils, des éléments qui ne sont que suggérés dans le livre mais qui rejoignent les témoignages d'inceste que j'ai recueillis. Une des caractéristiques des situations d'inceste est qu'elles surviennent souvent dans une famille où il est déjà présent. Or dans La Familia Grande, Camille Kouchner insinue que sa mère, Evelyne Pisier, et peut-être même la sœur de cette dernière, Marie-France Pisier, auraient aussi été victimes d'inceste de la part de leur père, à travers un faisceau d'indices.

Dans mes enquêtes, les morts rapides à répétition au sein d’une famille – comme celles décrites dans le livre, peuvent aussi être considérées comme des signaux. L'alcoolisme d'Evelyne Pisier – les travaux sur l'addiction montrent une surreprésentation d'abus sexuels précoces chez les femmes alcoolodépendantes –, ou encore l'érotisation permanente de la vie quotidienne dont parle Camille Kouchner, sont des éléments que j’ai entendus à maintes reprises et qui révèlent bien souvent la présence d’inceste dans la génération précédente.

Pour réaliser votre enquête, vous avez rencontré des victimes devenues adultes comme des auteurs d'inceste, en prison. Comment avez-vous abordé un sujet intime et sensible ?
D. D. Personne ne confie volontiers avoir été victime ou auteur d'inceste. J'ai donc choisi de m'orienter vers les associations de victimes qui accueillent des adultes ayant vécu des abus sexuels dans l'enfance. J'ai été bénévole durant des années dans une association en France et pendant deux ans dans un équivalent de centre d'action sociale au Québec, la province canadienne étant très en avance sur la prise en charge des abus sexuels précoces. J'ai accompagné des victimes à leur procès et suivi d'autres procédures en cour d'assises, sans connaître les familles.

Une des caractéristiques des situations d'inceste est qu'elles surviennent souvent dans une famille où il est déjà présent.

Après avoir fait ma demande à l'administration pénitentiaire française, j'ai ensuite rencontré des détenus de façon répétée, à travers des entretiens longs. Je pense que ces hommes avaient à cœur de faire la lumière sur ce qu'ils avaient vécu et sur ce que d'autres pouvaient vivre. Ce n'était évidemment pas un moment plaisir de m'entretenir avec eux dans un parloir de 2 mètres carrés, mais comme ils n'étaient pas dans le déni, il n'y avait pas de malaise. Finalement, le plus difficile n'a pas été de rencontrer des incesteurs ou de travailler auprès des victimes, mais de restituer mon enquête auprès de mes collègues. 

 

Pourquoi avez-vous rencontré des difficultés dans la restitution de votre travail ?
D. D. Il y a une vingtaine d'années, quand j'ai présenté mes premiers exposés sur l'inceste, les cadres de l'anthropologie – comme dans les autres disciplines – étaient sauf exception des hommes, quinquagénaires ou plus, qui ne portaient aucun intérêt intellectuel ou émotionnel à la question des violences sexuelles. Ils étaient rétifs à trouver légitime de s'y intéresser et le témoignaient parfois de façon grossière, par exemple en quittant la salle au milieu de mon exposé, ou en prenant un appel téléphonique au moment des questions. Je n'avais jamais vécu pareilles interactions dans mon chantier de recherche précédent, sur les questions urbaines en Océanie.

D'après votre expérience, faut-il revoir les lois concernant l'inceste, ou encore les mesures de prévention ou d'accompagnement, des victimes comme des agresseurs ?
D. D. En tant qu'anthropologue, mon travail n'est pas d'avoir une idée sur ce qu'il faudrait proposer, mais de rendre compte des arguments proposés par les acteurs sociaux. Toutefois, je suis certaine que les enseignants, le personnel de l'Éducation nationale ou les pédiatres savent repérer des situations qui leur paraissent suspectes.
 

Moins de 2 % des affaires portées en justice aboutissent en faveur d'une condamnation.

On parle de mieux former les professionnels pour débusquer les enfants incestés mais le problème tient aux relais. À qui on en parle, sachant qu'on n'est jamais sûr de la réalité des faits ? Sachant que moins de 2 % des affaires portées en justice aboutissent en faveur d'une condamnation, ça ne sert pas à grand-chose, à part faire entrer un enfant et sa famille dans un enfer judiciaire dont personne ne sort indemne. 

Tant qu'il n'y aura pas une réforme en profondeur des modes d'administration de la preuve, ça ne sert qu'à innocenter l'incesteur. Je pense qu'on gagnerait plus à agir en amont et à s'adresser aux auteurs d'inceste. 

Alors que ces faits sont de plus en plus médiatisés, peut-on espérer une évolution des mentalités sur l'inceste ?
D. D. En théorie, je pense que la société est prête car personne ne trouve l'inceste acceptable. Néanmoins, dans la réalité, c'est plus compliqué. Il ne s'agit pas d'un simple problème de moralité. L'inceste implique de l'attachement très fort, ce qui rend ces situations si douloureuses et si difficiles à enrayer, de génération en génération. Par conséquent, je ne sais pas si la maturité de la société sur la question suffit pour avoir un impact sur la prévalence de l'inceste. ♦

À lire
Le Berceau des dominations. Anthropologie de l'inceste, Dorothée Dussy, Éditions La Discussion, 2013, 268 p. (aujourd’hui épuisé ; sera réédité aux éditions Pocket en avril 2021).

Notes
  • 1. Les études sur l'inceste montrent qu’entre 5 et 10 % des Français ont été victimes de violences sexuelles durant leur enfance. Elles se déroulent, dans 80 % des cas, au sein de la sphère familiale. Selon un sondage Ipsos réalisé en novembre 2020 pour l’association Face à l’inceste, un Français sur dix affirme en avoir été victime. De plus, 32 % des Français y ont dit connaître au moins une victime d'inceste. Des garçons et des filles de tous les milieux sociaux sont concernés. La première agression survient, en moyenne, à l’âge de 9 ans.
  • 2. Dorothée Dussy est directrice de recherche au CNRS, au Centre Norbert Elias (CNRS/EHESS/Université d’Avignon/Aix-Marseille Université).
  • 3. En tant qu'anthropologue, Dorothée Dussy a choisi la définition de l'inceste retenue par les associations de victimes : elles ne se basent pas spécifiquement sur le lien de parenté biologique mais considèrent que tout abus sexuel commis sur un enfant par une personne avec un lien de parenté biologique ou par alliance est un inceste. « On peut même éventuellement l'élargir au cercle des familiers : le meilleur ami du père, un cousin par alliance, etc. La définition que j'ai choisie englobe de façon assez large l'univers familier d'un enfant », précise Dorothée Dussy.
  • 4. Fabienne Giuliani, Les liaisons interdites. Histoire de l'inceste au XIXe siècle, Publications de la Sorbonne, 2014, 478 p.
  • 5. Dans le livre La Familia Grande (Le Seuil), paru le 7 janvier 2021, Camille Kouchner affirme que son frère jumeau a été victime d’inceste de la part de leur beau-père, le politiste Olivier Duhamel.
  • 6. Le célèbre constitutionnaliste Olivier Duhamel, ancien député européen socialiste, était président de la Fondation nationale des sciences politiques, jusqu’à la révélation du livre de Camille Kouchner, le 4 janvier 2021. Chroniqueur sur LCI et animateur d’une émission sur Europe 1, il était également président du conseil d'administration du Siècle, un célèbre réseau d’influence.
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Auteur

Matthieu Stricot

Spécialisé dans les thématiques liées aux religions, à la spiritualité et à l’histoire, Matthieu Sricot collabore à différents médias, dont Le Monde des Religions, La Vie, Sciences Humaines ou encore l’Inrees.

Commentaires

2 commentaires

Très intéressant ! Dommage que la première phrase parle de l'inceste comme " un phénomène courant dans nos sociétés" : ce n'est pas la floraison des arbres mais le viol de mineures dont il est question, c'est plus un crime qu'un simple "phénomène". Je trouve ça dommage de minimiser (même inconsciemment) cette violence ...
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