Vous êtes ici
Des villes toujours plus grosses
La ville est-elle l’avenir de l’homme ? Depuis cinquante ans, le mouvement d’urbanisation de la planète s’est fortement accéléré, et le nombre de citadins a officiellement dépassé 50 % de la population mondiale. Dans le même temps, on a assisté à l’émergence d’une forme nouvelle de villes : les mégacités, des mastodontes urbains de plus de dix millions d’habitants… au minimum. Si Paris et Londres avoisinent les 12 millions d’habitants, une agglomération comme celle de Shanghai flirterait aujourd’hui avec les 80 millions d’habitants, devenant selon certains géographes la ville la plus peuplée du monde, devant Tokyo. Bien que l’ordre du classement divise les chercheurs, on trouve parmi les dix plus grandes villes du monde des villes multimillionnaires comme Shanghai, Guangzhou (Canton), Tokyo, Dehli et Mumbai (Bombay) en Inde, mais aussi New-York avec ses 25 millions d’habitants ou encore Rio et São Paulo au Brésil.
Le casse-tête de la taille
« L’urbanisation est si intense qu’elle a brouillé les cartes, raconte Michel Lussault, géographe au laboratoire Environnement, ville, société1. On ne sait plus où commencent et où finissent des villes comme Mexico, Tokyo ou Shanghai, qui aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec la cité d’origine… » Sans compter que certains pays surestiment ou, au contraire, sous-estiment volontairement la taille de ces cités, que ce soit pour des raisons géopolitiques ou l’obtention d’aides internationales. En théorie, c’est la continuité du bâti qui fait la ville – avec une distance généralement admise de 200 mètres maximum entre deux bâtiments. Mais le découpage administratif et les statistiques officielles qui sont fournies par les pays obéissent à une tout autre logique… Administrativement parlant, par exemple, la ville de Paris se cantonne à la zone située à l’intérieur du périphérique et totalise 2 millions d’habitants seulement.
Pour contourner la difficulté, le géographe François Moriconi-Ebrard et ses collègues du laboratoire Espace2 ont mis au point une méthode de calcul universelle, applicable à toutes les villes de la planète : « On utilise les images satellite pour délimiter le périmètre de la ville, et on croise avec la cartographie du recensement, en utilisant les plus petites unités communiquées par chaque État », explique le chercheur, qui a utilisé cette méthode pour hisser Shanghai sur la première marche du podium. Toutes les données sont conservées dans la base de données mondiale Géopolis, dans laquelle se profilent déjà les mégacités de demain. Car la tendance au gigantisme urbain ne fait que commencer ! Au nombre d’une trentaine aujourd’hui, les mégacités devraient être cinquante d’ici à 2050, selon les prévisions.
Inutile de chercher ces prochains mastodontes en Europe ou sur le continent américain. C’est plutôt du côté de l’Asie et de l’Afrique qu’il faut guetter leur émergence. « La Chine est le pays le plus peuplé au monde, il faut s’attendre à ce qu’elle ait des mégacités en proportion de sa population », prédit Denise Pumain, géographe au laboratoire Géographie-cités3. D’autant que le pays vit ces temps-ci un véritable phénomène de rattrapage : l’obligation de détenir un « passeport urbain » a été assouplie, et les Chinois peuvent désormais s’installer (presque) où bon leur semble… « L’Inde et l’Afrique devraient être les prochaines zones d’explosion urbaine », poursuit Francois Moriconi-Ebrard. Déjà au rang de mégacités, Lagos (Nigéria) et Le Caire (Égypte) vont continuer de grossir, tandis que des villes comme Kinshasa (République démocratique du Congo) ou Onitsha (Nigeria) pourraient rapidement passer la barre des 10 millions… « C’est aussi le cas d’Addis-Abeba, en Éthiopie, qui explose littéralement sous l’effet des investissements chinois », précise le géographe.
Un facteur d'innovation économique et sociale
Quant à savoir si cette explosion urbaine est une bonne ou une mauvaise nouvelle… Synonymes aux yeux du grand public de pollution ou d’insécurité, les mégacités sont considérées d’un œil moins sévère par les géographes, qui préfèrent en premier lieu mettre en avant leurs avantages indéniables. « Aujourd’hui, les mégapoles ne sont plus des mangeuses d’hommes. Dans les pays les plus pauvres, les conditions de vie y sont nettement meilleures que dans les campagnes, affirme Denise Pumain. Les installations sanitaires sont meilleures, on compte moins de mortalité infantile. De la même manière, la qualification des populations tend à augmenter avec la taille des villes. »
« Lieux de l’innovation par excellence – économique, technologique, culturelle mais aussi sociale –, les mégacités sont de véritables espaces de conquête de droits », renchérit Michel Lussault. Ainsi, l’urbanisation des femmes fait le plus souvent baisser le taux de fécondité et augmente leur taux de scolarisation ; dans ces espaces plus ouverts, elles échappent en effet plus facilement à l’ordre patriarcal. Et même si le taux de pauvreté en ville reste très important – les favelas de Rio en sont une illustration criante –, la pauvreté absolue tend néanmoins à diminuer grâce aux nombreuses opportunités que la ville fournit : petits boulots en tout genre, vente à la sauvette, etc.
Des inégalités qui s'accroissent
Plus préoccupante est l’amplification des inégalités sociales et l’accroissement des tensions qu’elles engendrent au sein des villes. « Plus les villes sont grandes, plus les inégalités de revenus sont importantes, souligne Denise Pumain. Le capitalisme international qui développe des bureaux attire parallèlement une quantité d’emplois peu qualifiés, pour l’entretien, le ménage, etc. » Un phénomène qui se traduit aussi spatialement, avec une séparation toujours plus marquée entre quartiers riches et quartiers pauvres. La multiplication des « gated communities », ces quartiers aisés complètement fermés au reste de la ville, en est l’expression la plus forte – à l’image des fameuses tours d’Alphaville à São Paulo, ou des villas lacustres de Palm Springs Garden, à Chongqing (Chine), pour ne citer qu’elles.
L’accroissement des inégalités est loin d’être le seul défi posé par le changement d’échelle. Les transports et les pollutions engendrées par les embouteillages quotidiens – dans des villes comme Pékin, Shanghai ou encore Mexico, les émissions sont telles que le ciel est désormais constamment laiteux –, sont devenus la préoccupation numéro un des géantes urbaines. Autre défi majeur : celui du réchauffement climatique, particulièrement prégnant dans les mégacités avec le phénomène des « îlots de chaleur ». « Le cœur minéral des villes est beaucoup plus chaud que leur périphérie, explique Michel Lussault, et cela ne risque pas de s’arranger tant que la planète continuera de se réchauffer. Dans une ville comme Paris, par exemple, il fait en moyenne 2° C de plus qu’en banlieue, mais ce différentiel peut monter jusqu’à 5° C en cas de canicule… »
Si les problèmes auxquels elles sont confrontées sont à la hauteur de leur taille, les mégapoles veulent aussi devenir de véritables espaces de solution. Une diplomatie des grandes villes de la planète est d’ailleurs en train de se mettre en place, qui court-circuite les traditionnelles discussions interétatiques. Sur la question climatique et l’écologie, le réseau C40 (Cities Climate Leadership Group, initié en 2007 par le maire de Londres Ken Livingstone) fédère les 90 plus grandes métropoles du monde. Plusieurs fois par an, les élus de ce réseau, présidé actuellement par la maire de Paris Anne Hidalgo, se réunissent et réfléchissent ensemble sur les transports, l’alimentation, la voirie, les migrations... Après la COP 21 qui a eu lieu à Paris fin 2015, les villes du C40 se sont carrément engagées à aller au-delà des engagements pris en matière d’émissions de gaz à effet de serre. « Les mégapoles assurent qu’elles peuvent faire mieux que leurs États, car elles sont moins contraintes qu’eux au plan diplomatique », commente Michel Lussault.
Avec les mégacités, un nouvel ordre géopolitique est en train d’émerger. De plus en plus interdépendantes les unes des autres – leurs modes de vie tendent d’ailleurs à converger et leurs habitants à migrer de l’une vers l’autre –, ces villes-mondes constituent de vrais pôles de stabilité, qui échappent en partie aux tensions diplomatiques entre pays. « C’est indéniablement un facteur de paix. Mais le risque est grand qu’elles deviennent complètement hors-sol et se coupent de leur territoire de proximité », s’inquiète Michel Lussault. Et que Paris échange davantage avec Londres, Francfort ou New York qu’avec Lille ou Tours...
- 1. Unité CNRS/ENS Lyon/Univ. Jean-Moulin/Univ. Lumière/Univ. Jean-Monnet/ENTPE/Ensal/École des mines de Saint-Étienne/Insa Lyon.
- 2. Études des structures, des processus d’adaptation et des changements de l’espace (CNRS/Univ. Sophia-Antipolis/Aix-Marseille Université/Univ. Avignon-Pays de Vaucluse).
- 3. Unité CNRS/Univ. Panthéon-Sorbonne/Univ. Paris-Diderot.
Mots-clés
Partager cet article
Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
Commentaires
Impressionnant.
OURABAI le 4 Juin 2017 à 19h42La carte des villes de plus
fabricepapa le 9 Juin 2017 à 07h44Bonjour, voici la réponse du
editeur le 12 Juin 2017 à 10h40Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS