Logo du CNRS Le Journal Logo de CSA Research

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Votre avis nous intéresse.

Le CNRS a mandaté l’institut CSA pour réaliser une enquête de satisfaction auprès de ses lecteurs.

Répondre à cette enquête ne vous prendra que quelques minutes.

Un grand merci pour votre participation !

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Sections

Fraude : mais que fait la recherche ?

Fraude : mais que fait la recherche ?

03.12.2014, par
Alors que le comité d’éthique du CNRS (Comets) vient de publier un guide qui vise à promouvoir l’intégrité scientifique, «CNRS Le journal» a enquêté sur les causes, l’ampleur et les conséquences des pratiques frauduleuses en science, ainsi que sur les mesures prises pour les éradiquer.

Le 5 août 2014 au matin, le Japonais Yoshiki Sasai, pionnier dans la recherche sur les cellules souches et un temps envisagé pour le prix Nobel, était retrouvé pendu dans son laboratoire de l’institut Riken de biologie du développement. Un suicide motivé par un soupçon de fraude, largement relayé sur le Web, qui pesait contre lui depuis cinq mois et venait d’aboutir à la rétractation de deux articles qu’il avait cosignés avec l’une de ses collaboratrices dans la revue Nature. L’enquête interne diligentée par l’institut Riken avait certes innocenté Sasai, mais elle avait aussi démontré que sa collègue Haruko Obokata avait manipulé des données. Cela n’avait donc pas mis fin aux critiques reprochant à Yoshiki Sasai de n’avoir pas su correctement superviser les travaux menés au sein du laboratoire qu’il dirigeait. Par-delà le scandale, l’effroi et le sentiment de gâchis, l’issue dramatique de cette affaire aura rappelé deux faits : d’une part, que la science n’est pas épargnée par la fraude ; d’autre part, que cette fraude, parfois favorisée par la forte compétition entretenue entre chercheurs, peut avoir des conséquences qui vont bien au-delà de la simple rétractation d’un article.

Yoshiki Sasaï
Le biologiste Yoshiki Sasai s’est suicidé en août 2014 après avoir été accusé de fraude.
Yoshiki Sasaï
Le biologiste Yoshiki Sasai s’est suicidé en août 2014 après avoir été accusé de fraude.

Car, si tous les cas de mauvaise conduite scientifique ne se terminent heureusement pas par le décès de l’un des protagonistes, on doit bien reconnaître, à l’instar de Michèle Leduc, présidente du comité d’éthique du CNRS (Comets), que « les révélations récurrentes par les médias de cas de fraudes telles que la falsification de résultats, rares mais spectaculaires, portent atteinte à l’image des scientifiques et à leur crédibilité ». Et l’on doit reconnaître aussi que ces quinze dernières années ont été marquées par une succession de révélations de fraudes scientifiques majeures publiées dans des revues prestigieuses, impliquant des chercheurs respectés qui travaillaient sur des sujets très porteurs tels que le clonage, la reprogrammation cellulaire ou la nano-électronique. Certains en sont donc venus à se demander si cette apparente recrudescence des scandales n’était qu’une illusion médiatique renforcée par la caisse de résonance du Web ; ou bien si la multiplication de ces affaires, partie émergée de l’iceberg de l’inconduite scientifique, n’indiquait pas que quelque chose était désormais pourri dans le royaume de la recherche scientifique mondialisée.

Longtemps minoré, voire nié, ce phénomène est en tout cas pris très au sérieux par tous les acteurs de la recherche (chercheurs, finan­ceurs, institutions d’accueil, éditeurs scientifiques, etc.), qui ont bien compris que, faute de regarder le problème de la fraude en face, ils courraient désormais le risque de se discréditer tant auprès du grand public que des décideurs. Déjà en 1992, dans un rapport consacré à la fraude, le sociologue des sciences canadien Serge Larivée1 constatait « qu’en dépit de l’insistance, d’une part, sur l’honnêteté et l’objectivité des chercheurs, d’autre part, sur le fait que le fonctionnement même de la science constitue un abri ­antifraude, les fraudes scientifiques existent ». ( voir notamment Sept cas célèbres de scientifiques accusés de fraude )

Mais qu’entend-on au juste par fraude ?

Un consensus international définit la fraude comme « une violation sérieuse et intentionnelle dans la conduite d’une recherche et dans la diffusion de résultats », excluant par là-même « les erreurs de bonne foi ou les différences honnêtes d’opinion 2 ». La communauté scientifique interna­tionale s’accorde ainsi pour identifier trois grands types de fraudes, connus sous l’acronyme FFP : la fabrication, la falsification et le plagiat. Fabriquer consistant à forger de toutes pièces les données d’une recherche ; falsifier, à les altérer intentionnellement de façon à les rendre plus conformes aux hypothèses que l’on privilégie ; plagier, à utiliser, voire s’approprier, les travaux ou les idées d’un autre à son insu et sans le créditer correctement.

On s’accorde pour
identifier trois
types de fraudes :
la fabrication,
la falsification
et le plagiat.

Mais ces infractions graves à la déontologie scientifique, que certains voudraient rendre passibles de sanctions pénales3, ne doivent pas faire oublier ce qu’un article paru dans Nature en 20054 appelait les petites fraudes ordinaires (misbehavior) et les négligences (carelessness), qui consistent à violer plus ou moins consciemment les bonnes pratiques scientifiques. Plus difficiles à détecter, car moins specta­culaires, du moins dans leurs effets immédiats, tous ces comportements fautifs relèvent néanmoins clairement de l’inconduite scientifique.

« Il y a une continuité entre la fraude avérée et les résultats arrangés, rappellent Michèle Leduc et Lucienne Letellier5, du comité d’éthique du CNRS (Comets). On cuisine des données pour ne garder que les points qui collent, on trafique des clichés de manipulation avec le logiciel Photoshop ; on publie trop vite des résultats qu’on n’a pas réussi à reproduire ; on reste évasif sur les protocoles expérimentaux pour ne pas être vérifié ou copié ; on dissimule des résultats ; on saucissonne ses données en plusieurs articles au risque de rendre incompréhensible chacun pris isolément, etc. » Autant d’entorses aux bonnes pratiques qui ne font jamais la une des médias, mais qui, en instaurant de mauvaises habitudes, finissent par amoindrir durablement la qualité des connaissances scientifiques jugées acquises.

Des pratiques en augmentation

Nonobstant la recrudescence manifeste des scandales et des sujets que les médias généralistes consacrent à la fraude scientifique, la fréquence des fraudes, petites ou grandes, est-elle si importante ? Et surtout, est-elle réellement en augmentation ? Juste avant l’essor d’Internet, Serge Larivée et Maria Baruffaldi étaient parvenus à répertorier plus de 200 fraudes avérées commises entre 1800 et 1992 par des chercheurs dans cinq domaines totalisant 40 disciplines différentes. Ils ont relevé que 73 % des fraudes avaient été commises après 1950, et que, parmi celles-ci, 58,9 % provenaient du monde médical ! Le développement des bases de données bibliogra­phiques en ligne, de type PubMed ou Web of Science, qui recensent les articles scientifiques publiés et leurs éventuelles rétractationsFermerDéclaration publique désavouant, en partie ou en totalité, le contenu d’un article déjà publié, faite par son auteur et/ou son éditeur., permet désormais de tenir ce genre de statistiques en temps réel. Celles-ci semblent confirmer une amplification du phénomène de fraude, voire une accélération : le taux de rétractation des articles publiés, qui a décuplé entre 1977 et 2013, passant d’un peu plus d’une rétractation pour 100 000 articles en 1977 à plus de 50 en 2013. Sachant qu’une étude parue en 20126 montrait que 67,4 % des demandes de rétractation d’article étaient motivées par une suspicion de fraude.

Sources : PNAS, Fang et al., 2012 ; Pubmed via Pmretract.heroku.com
Sources : PNAS, Fang et al., 2012 ; Pubmed via Pmretract.heroku.com

Toutefois, comme le rappelle la philosophe des sciences Anne Fagot-Largeault, « une fraude réussie étant non ­détectée, il est illusoire, pour évaluer la fréquence de la fraude, de compter les cas confirmés officiellement (1 pour 100 000 chercheurs aux États-Unis), ou le nombre d’articles retirés de la base PubMed pour faute 7 ». Afin de mieux cerner le niveau réel de conduites non conformes à l’intégrité, quelques enquêtes ont été menées à partir de questionnaires que les chercheurs devaient remplir de manière anonyme. Le moins que l’on puisse dire, c’est que leurs résultats sont inquiétants.

Une fraude réussie
étant non ­détectée,
il est illusoire,
pour évaluer la
fréquence de la
fraude, de compter
les cas confirmés officiellement.

Ainsi, une méta-analyse rassemblant les données de 18 enquêtes menées entre 1986 et 2005 dans des laboratoires britanniques et états-uniens8 montre que, si 1,97 % des chercheurs admettent avoir eux-mêmes au moins une fois falsifié leurs données expérimentales, ils sont 14,12 % à affirmer avoir déjà observé ce type d’inconduites chez leurs collègues ; de plus, quand 33,7 % d’entre eux reconnaissent s’être ­livrés à d’autres pratiques relevant de l’inconduite, ils sont 72 % à déclarer les avoir vues commises par d’autres. Bref, même si les moyens de la mesurer sont par nature approximatifs, la fréquence des fraudes, grandes et petites, semble bien s’être récemment sensiblement accrue.

Certaines fraudes ont des motifs principalement crapuleux (pour obtenir indûment un poste, une récompense ou la reconnaissance de ses pairs), parfois idéologiques (pour justifier ou susciter une politique) et relèvent simplement de l’escroquerie et/ou de la manipulation. Ce sont des cas de ce type qui, une fois découverts, ont été à l’origine des scandales les plus médiatiquement retentissants de la dernière décennie. Outre l’opprobre qu’ils ont jeté sur les laboratoires impliqués, ils ont également ruiné la carrière et la réputation des fraudeurs.

Mais les dégâts causés par la fraude vont bien au-delà du sort de ceux qui y ont été plus ou moins directement mêlés, tant sur l’image que sur le financement de la recher­che. Comme le note Serge Larivée, « il s’en faudrait peut-être de peu, particulièrement en période de récession, pour que les payeurs de taxes, influencés par la couverture journalistique sensationnaliste de quelques cas célèbres, contestent la masse budgétaire impartie à la recherche scientifique dans tel ou tel domaine ou même dans son ensemble 9 ».

Les risques d’un discrédit jeté sur la science

Du point de vue strictement scientifique, la pire conséquence de la fraude est l’incertitude et le doute qu’elle jette sur le corpus des connaissances acquises par la recherche. Un doute dont les répercussions ne sont pas seulement épistémologiques, mais affectent aussi la société dans son ensemble. « Si les chercheurs cessent de croire à la validité des résultats de leurs collègues, ils devront ou bien se mettre à temps plein aux études de reproduction, ou bien accepter d’être sans cesse habités par un inconfortable doute, prévient le chercheur canadien, qui ajoute que, compte tenu du rôle prépondérant de la science dans nos sociétés contemporaines, les conséquences politiques et sociales de la fraude ont une ampleur incalculable 10. » On citera comme exemple les falsifications du psychologue Cyril Burt sur le QI des jumeaux, dont les travaux sur l’hérédité de l’intelligence justifieront les politiques éducatives très inégalitaires mises en place à partir des années 1930 au Royaume-Uni ; ou, plus récemment, les ravages de santé publique qu’a entraînés la publication d’une étude affirmant, à partir de données fabriquées, que le vaccin contre la rougeole favorisait la survenue de l’autisme chez les enfants auxquels il était administré.

Compte tenu du
rôle prépondérant
de la science
dans nos sociétés,
les conséquences
politiques
et sociales
de la fraude
ont une ampleur incalculable.

Considérant le risque encouru s’il est pris et le discrédit que font retomber sur la science les affaires de fraude, « aucun chercheur ne peut vouloir lucidement que sa carrière soit ruinée ou sa mémoire salie, souligne Anne Fagot-Largeault. En conséquence, ou bien le fraudeur ignore qu’il triche, ou bien, s’il en est conscient, il croit que le risque d’être démasqué est négligeable par rapport à l’avantage que donne la tricherie 11 ». En fait, l’arbre de la grande fraude délibérée ne doit pas cacher la forêt des petites inconduites quotidiennement répétées. Car, avec les outils actuellement disponibles, retoucher une image, lisser des données, trouver des informations et les recopier, bref, passer la « ligne jaune » est devenu un jeu d’enfant.

Source : Nature, Martinson et al., 2005
Source : Nature, Martinson et al., 2005

Pour Lucienne Letellier, « ce qui paraît plus préoccupant est le glissement actuel, conscient ou inconscient, des chercheurs vers des conduites éthiquement ou déontologiquement discutables qui, de manière pernicieuse, polluent la recher­che ». Pour cette directrice de recherche émérite, cet état de fait s’explique par une mauvaise connaissance des bonnes pratiques – auxquelles sont insuffisamment formés les jeunes chercheurs – et un sentiment de relative impunité, favorisé par une certaine omerta de la communauté scientifique alliée à une protection insuffisante du chercheur/lanceur d’alerte qui se risque à dénoncer une fraude. Deux facteurs amplifiés par la pression croissante qui s’exerce sur les chercheurs sommés de publier toujours plus sous peine de perdre leurs financements, voire leur emploi – le fameux publish or perish. Au point que certains en sont venus à se demander si l’évaluation permanente et la compétition à outrance entre chercheurs n’avaient pas favorisé l’installation d’une « culture de la fraude ».

Une prise de conscience internationale

Une prise de conscience, conjuguée à l’émoi suscité par plusieurs grandes affaires de fraudes très médiatisées, a conduit plusieurs organisations scientifiques nationales et internationales à s’emparer du problème. Trois conférences mondiales consacrées à l’intégrité de la recherche ont ainsi été organisées depuis 2007, la prochaine étant prévue en 2015, à Rio de Janeiro. Elles ont rassemblé chercheurs, administrateurs, financeurs, éditeurs scientifiques et repré­sentants de sociétés savantes afin de « débattre des stratégies pour harmoniser le traitement des cas d’inconduite et promouvoir les conduites responsables dans la recherche ». Elles ont abouti à l’élaboration d’un document de synthèse court édictant explicitement les responsabilités du chercheur ainsi que les principes de gouvernance promouvant un exercice intègre de la recher­che12.

Le glissement
actuel, conscient
ou inconscient,
des chercheurs
vers des conduites
éthiquement ou
déontologiquement
discutables
est préoccupant.

Ces textes enjoignent, entre autres, aux chercheurs de tenir et rendre accessible un cahier d’expérience conservant leurs données brutes et les éventuels changements de plans ou d’hypothèses effectués en cours d’expérience ; ils stipulent également l’obligation qu’a tout chercheur de ­signaler ­auprès de l’autorité compétente les cas d’inconduite dont il aurait connaissance, sans risquer pour cela d’être marginalisé, voire sanctionné, comme cela arrive malheureusement souvent. Ils rappellent ainsi que les éditeurs et les institutions scientifiques « doivent disposer de procédures pour répondre aux plaintes de fraude ou de tout autre manquement à l’intégrité et pour protéger ceux qui rapportent de bonne foi ces actes 13 ». Chaque pays, chaque organisme de ­recherche est invité à adopter et à faire respecter ce ­serment d’Hippocrate du scientifique.

Au CNRS, un guide Promouvoir une recherche intègre et responsable, qui a vocation à susciter de bonnes pratiques de recherche, a été récemment publié par le Comets. Une large réflexion est aussi menée par le Comets avec des représentants de grands organismes qui devrait aboutir prochainement à l’élaboration d’une charte nationale sur l’intégrité en recherche et à la diffusion du guide auprès des directeurs d’unité et de l’ensemble des institutions de recherche et d’enseignement supérieur en France. Le guide du Comets conclut que, si chartes et guides sont certes incontournables, on ne peut toutefois, comme l’écrit Pierre Léna, ancien président du comité et membre de l’Académie des sciences, « multiplier les barrières, les interdits, les règlements… Dans bien des cas, c’est à la conscience du chercheur que l’on fait appel ».

Sur le même sujet :
« Sept cas célèbres de scientifiques accusés de fraude »
« Osons parler de la fraude scientifique »
« De l’importance de l’intégrité en recherche »

Notes
  • 1. Les Fraudes scientifiques. Rapport préliminaire, Serge Larivée et Maria Baruffaldi, univ. de Montréal/Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, 1992.
  • 2. « Sur l’intégrité de la recherche : quelques considérations éthiques sur l’organisation et les pratiques de recherche », Lucienne Letellier, Revue Prétentaine, n° 27-28, 2011.
  • 3. « Should Research Fraud Be a Crime ? », Z. A. Bhutta et J. Crane, British Medical Journal, 2014, vol. 349 (4532).
  • 4. « Scientists Behaving Badly », Brian C. Martinson, Melissa S. Anderson et Raymond de Vries, Nature, 2005, vol. 435 (7043) : 737-738.
  • 5. « Sommes-nous toujours honnêtes dans nos pratiques de la recherche ? », Michèle Leduc et Lucienne Letellier, Reflets de la physique, 2014, n° 37, pp. 44-45.
  • 6. « Misconduct Accounts for the Majority of Retracted Scientific Publications », Ferric C. Fang, R. Grant Steen et Arturo Casadevall, PNAS, 2012, 109 (42) : 17028-17033.
  • 7. « Petites et grandes fraudes scientifiques : le poids de la compétition », Anne Fagot-Largeault, La Mondialisation de la recherche : compétition, coopérations, restructurations, Gérard Fussman (dir.), Collège de France, 2011.
  • 8. « How Many Scientists Fabricate and Falsify Research ? A Systematic Review and Meta-Analysis of Survey Data », Daniele Fanelli, Plos One, 2009, vol. 4 (5), e5738.
  • 9. Serge Larivée et Maria Baruffaldi, op. cit., note 1.
  • 10. Serge Larivée et Maria Baruffaldi, op. cit., note 1.
  • 11. Anne Fagot-Largeault, op. cit., note 8.
  • 12. Montreal Statement on Research Integrity in Cross-Boundary Research Collaborations, 2013 : www.wcri2013.org/doc-pdf/MontrealStatement.pdf
  • 13. Singapore Statement on Research Integrity, 2010 : www.singaporestatement.org.

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS