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La bicyclette, petite reine de la ville
Pédalez, vous êtes filmés ! Depuis le début de l’année, les cyclistes de plusieurs villes françaises sont devenus un objet d’étude au centre de plusieurs recherches. Les objectifs sont multiples : étudier comment la crise sanitaire a transformé l’usage du vélo ; mesurer l’impact des mesures en faveur des cyclistes mises en place en milieu urbain à l’occasion de la crise sanitaire ; comprendre comment les « coronapistes », ces pistes cyclables provisoires construites à partir de mai-juin 2020, ont été utilisées ; tenter de mesurer si le nombre d’usagers a augmenté ; évaluer si ces changements sont susceptibles de s’inscrire durablement dans le paysage urbain.
Des études en France et à l'international
De loin le plus ambitieux, le projet Vélotactique, coordonné par Nathalie Ortar, directrice de recherche au Laboratoire aménagement, économie, transports1 (LAET/ENTPE), couvre six villes en France et s’étend à l’international : Paris, Grenoble, Montpellier, Lyon, Rennes, Saint-Etienne, mais aussi Montréal (Canada), Lausanne et Genève (Suisse) et enfin Bogota (Colombie). Il associe urbanistes aménageurs, politistes, sociologues, géomaticiens et géographes.
Dans un autre projet très novateur, baptisé Transition-Vélo2, le mathématicien Bertrand Jouve, directeur de recherche au CNRS au Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires3, a quant à lui mis à profit ses compétences pour comparer l’impact du Covid-19 sur l’usage du vélo en libre-service (VLS), à Toulouse et Lyon. Son but est d’étudier ensemble les données du trafic automobile, des transports en commun et celles du VLS.
Une troisième étude accroît encore le panel des villes placées sous la loupe des scientifiques. Portée par la région Grand Est et l’ANR, Mobilité et Urbanisme Tactique ’Action (Mut'Action) couvre Reims, Mulhouse et Nancy. Elle associe juristes, architectes, sociologues, urbanistes et géographes. Coordonnée par Céline Burger, maîtresse de conférences en aménagement de l’espace et urbanisme à l’université de Reims Champagne-Ardenne, elle vise elle aussi à analyser des actions publiques développées en faveur des mobilités actives suite à la crise sanitaire et à étudier leurs conséquences sur les pratiques et usages ainsi que leur inscription dans le temps.
Ces différentes approches, financées dans le cadre d'un appel à projets de l'Agence national de la recherche (ANR), ont comme point commun le transfert des connaissances acquises vers les décideurs publiques, élus mais aussi aménageurs.
Le vélo, entre demande sociale et volonté politique
S’il s’est faufilé dans les villes, le vélo reste un mode de transport modeste, mais en augmentation constante : « À Paris intra-muros, depuis 1990, le trafic automobile a été divisé par deux, l’usage des transports publics a augmenté de 30 % et les déplacements à vélo ont été multipliés par douze », indiquait Frédéric Héran, enseignant-chercheur à l'université de Lille 1, dans la revue Vélo et territoires du 8 mars 2019. Lyon a accru son réseau de 74 kilomètres de pistes supplémentaires, Grenoble en a ajouté 14, Rennes 24, etc.
Partout, l’urgence à proposer une alternative aux transports en commun bondés, donc source de propagation de l’épidémie, mais aussi aux voitures, source de pollution et d’encombrements, a constitué un levier d’action puissant. « L’urgence a contraint les acteurs à trouver plus vite des convergences, relève Céline Burger. Pendant le Covid, la ville est devenue un espace que l’on pouvait se réapproprier. » Avec des transformations réalisées non pas contre mais avec les élus, alors qu’en temps ordinaire, les changements s’observent « plutôt aux marges ». Des citoyens s’approprient des friches ou se mobilisent contre l’emprise de l’automobile par exemple. Un démenti à celles et ceux qui se désespèrent de l’impuissance des politiques ? « Les villes accompagnent le plus souvent une demande sociale et citoyenne plus qu’elles ne l’anticipent », tempère Mariane Thébert, chargée de recherche au Laboratoire ville, mobilité, transport4.
Des données à foison
À la disposition des chercheurs, les données fourmillent : tickets d’utilisation des VLS à Toulouse et à Lyon, de l’origine à la destination, distribution dans le temps de ces trajets, tracés des pistes ou bandes cyclables comme à Grenoble ou Rennes, connaissance du moment précis où elles ont été créées ou ajoutées, temps d’accès à ces pistes depuis un point de départ stratégique (la gare de Lyon Part-Dieu par exemple).
Spécialiste de la théorie des graphes, Bertrand Jouve s’est entouré de probabilistes, urbanistes, géographes et économiste des transports ainsi que de géomaticiens pour rendre sa copie. De façon surprenante, à Toulouse, la comparaison des tickets d’une borne A à une borne B, de 2019 à 2020 (sans certitude que le trajet effectué soit le même) montre que la fréquentation est revenue en moyenne quasiment au même niveau d’une année à l’autre très rapidement après la fin du premier confinement. « Avec la mise en place du télétravail, les gens auraient dû moins se déplacer à certains créneaux et nous aurions au contraire dû relever une baisse significative », observe Bertrand Jouve qui note trois premiers enseignements : une résilience forte avec une utilisation des VLS revenue au même niveau qu’avant l’épidémie, des trajets un peu plus longs et un usage des vélos plus étalé dans le temps du matin, un étalement peut-être lié au télétravail moins contraignant en termes d’horaires de présence.
Les premières comparaisons entre Lyon et Toulouse, la mise en regard avec l’usage de la voiture et des transports en commun, ainsi que des enquêtes par entretiens aux bornes d’emprunt de vélos, permettront de préciser comment cette mobilité a changé durant cette période si singulière. Le travail commun établi avec les aménageurs (Decaux), les transports publics (Tisséo à Toulouse), comparé aux données du trafic automobile, seront des points d’appui pour dessiner des politiques de mobilité durables dans tous les sens du terme : dans le temps et du point de vue de l’environnement.
À ces données numériques viennent s’ajouter les entretiens réalisés à Lyon, Saint-Étienne, Grenoble, Montpellier, Rennes et Bogota par l’équipe de Nathalie Ortar sur la base des vidéos qui restituent comment le cycliste se déplace et aborde d’éventuels obstacles. Ces petits films, explique la chercheuse, servent à faciliter le dialogue en remettant l’usager en situation et en lui faisant décrire ses ressentis (« vous sentiez-vous en sécurité ? ») et évaluer la qualité des infrastructures (pistes, carrefour, etc.).
En Colombie, le vélo a la cote
Mondial, le développement du vélo ne touche pas que les villes occidentales, comme une idée reçue pourrait nous inciter à le penser. À Bogota, une mégapole de 9 millions d’habitants, le vélo a la cote. « La culture du vélo y est très forte et les premières banalisations des grands axes en “ciclovia”, voies réservées aux vélos le dimanche, remontent aux années 1970 », raconte Vincent Gouëset5, professeur de géographie à l’université de Rennes 2 et chercheur au laboratoire Espaces et Sociétés6 (ESO).
Bien que la ville soit entourée par des cimes qui atteignent de plus de 3 000 mètres, 80 % de la population vit sur des sites plats – notamment à l’ouest où se concentrent une partie des quartiers populaires. Là où ça monte, certains habitants ont mis en place des systèmes ingénieux : ils descendent en vélo et remontent en taxis pirates qui transportent le cycliste et le deux-roues. La ville ne compte pas moins de 634 kilomètres de pistes dont 84 km ajoutés suite à la crise sanitaire.
L’intérêt du modèle colombien est qu’il contredit plusieurs tendances ou préjugés. En Europe et singulièrement en France, le vélo reste l’apanage d’une population plutôt aisée. Les milieux populaires « les plus contraints en termes d’horaires de travail » et dont les zones d’habitation sont éloignées des lieux de travail y ont peu recours. À Bogota au contraire, comme dans l’ensemble de l’Amérique latine, le vélo est assimilé à « un transport du pauvre ». Mais des maires charismatiques et modernistes ont, en assurant sa promotion, cassé cette image. Par ailleurs, et ce n’est pas accessoire, le vélo est tout simplement populaire : avec six Colombiens dans sa dernière édition, le Tour de France est un événement sportif et médiatique majeur dans ce pays où les Herrera, Quintana et autres Bernal sont des vedettes nationales.
Côté usagers, « l’argument écolo ressort très peu des enquêtes », souligne Vincent Gouëset. De nombreux Bogotains plébiscitent le vélo parce que c’est un mode de transport facile à utiliser, très bon marché, et parce qu’il leur permet de s’affranchir des embouteillages monstrueux qui sont la plaie de cette ville (et de beaucoup d’autres). Il permet aussi aux femmes (25 % des cyclistes) d’éviter de subir des attouchements dans les transports publics.
Les études ne livreront tous leurs secrets que dans quelques mois. Mais déjà émerge l’idée que cette période aura à coup sûr permis de donner un coup de pouce au vélo en ville. « Il restera des traces de tout cela, tant dans les villes déjà très engagées que dans les autres », approuve Mariane Thébert. Pas moins de 80 des 100 km de coronapistes d’Île de France devraient ainsi être pérennisées.
Mais pour quel usage ? Les exemples de Bogota qui a créé une « autoroute à vélo », ou celui de Montréal, qui a démantelé une partie de ses coronapistes sous la pression du lobby automobile tout en créant un Réseau Express Vélo laissent à penser que « les villes structurent leur offre sur des notions de vitesse et laissent de côté l’usage du vélo comme mode de transport de proximité », estime-t-elle, regrettant que « la mobilité soit pensée sans la ville qui va avec ». Elle rappelle que le développement du vélo dans les années 1970 au Danemark et aux Pays-Bas s’est fait parallèlement à une limitation de la vitesse autorisée pour les voitures.
Cette même chercheuse souligne également un risque : « que le développement du vélo se fasse au détriment de celui des transports publics, forcément plus coûteux ».
Le lobby du vélo gagne du terrain
Si le temps des recommandations semble lointain, celui des comparaisons approche. Riches en cartes, ces études devraient permettre aux élus d’avancer de manière éclairée. Kamila Tabaka, maîtresse de conférences à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine, à Grenoble, travaille ainsi à la construction d’indicateurs qui permettront aux villes sélectionnées de disposer des temps d’accès en vélo en partant d’un point central donné, de visualiser des itinéraires ajoutés ou supprimés, d’améliorer l’emplacement des lieux de stationnement pour les situer au mieux vers les points d’intérêt (un CHU, une université par exemple), d’identifier le besoin de « coutures spatiales », ces espaces mal balisés entre plusieurs pistes, etc.
L’apport des scientifiques fait également réfléchir sur le management du changement, la gouvernance des projets et la maturité des différents acteurs sociaux. Le lobby du vélo fait désormais face à celui des voitures, toujours très actif.
Nathalie Ortar relève que « le lobby du vélo, porté par des militants diplômés et rompus aux méthodes médiatiques, s’est beaucoup professionnalisé ». À travers ses associations, il représente désormais pour les équipes municipales un interlocuteur solide qui apporte des solutions et qui sait communiquer à la population.
« Dans les trois villes que nous étudions, l’expertise des associations est réelle et déterminante », approuve Céline Burger, citant en particulier l’exemple de Reims où l’association Véloxygène, très consultée, s’est fait le relais de l’action municipale en termes de communication auprès des Rémois. À Rennes, le travail réalisé à l’occasion des élections municipales par l’association Rayons d’action a constitué le socle du plan mis en place par la ville.
Fait notable qui ressort des différents projets, la puissance publique a facilité et accéléré la mise en place des coronapistes. Le rôle et l’expertise du ministère de la Transition écologique et du Cerema, son bras armé sur les transports, ont été déterminants. Les autorisations d’aménager une piste cyclable sur des axes très routiers dont l’État est gestionnaire ont été délivrées rapidement, ce qui n’était pas le cas auparavant. Des financements ont été accordés pour la pérennisation des pistes. Les acteurs publics ont été capables de se coordonner. « À tous les échelons, de la commune à la région, l’État jouant un rôle de chef d’orchestre », approuve Mariane Thébert. Le management de crise a parfois du bon. ♦
À lire sur notre site
Femmes et hommes sont-ils égaux à vélo ? (point de vue)
- 1. Unité CNRS/Université Lumière Lyon 2/ENTPE.
- 2. Pour Transformation des usages de Vélos en Libre Service en période pandémique : analyse comparative et interdisciplinaire de Toulouse et Lyon. Le projet Transition-vélo est co-financé par le Labex Structuration des mondes sociaux.
- 3. Unité CNRS/Université Toulouse Jean-Jaurès.
- 4. Unité École des Ponts ParisTech/Université Gustave Eiffel.
- 5. Vincent Gouëset coordonne avec Florent Demoraes, codirecteur du laboratoire ESO, un programme de recherche sur « Les pratiques de la mobilité durable dans les métropoles d’Amérique latine : étude comparée de Bogotá (Colombie) et Lima (Pérou) » (projet ANR Modural) et à ce titre co-encadre une doctorante, Maëlle Lucas (ESO) dont la thèse en cours porte sur le vélo en ville, en France et en Colombie.
- 6. Unité CNRS/Univ. Angers/Univ. Rennes 2/Univ. Caen Normandie/Le Mans Université/Univ Nantes/Institut Agro.
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Auteur
Brigitte Perucca a été rédactrice en chef au Monde de l'éducation et directrice de la communication du CNRS de 2011 à 2020.
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