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La mafia, le silence et l’anthropologue
Après vos premières enquêtes ethnographiques menées dans plusieurs régions du sud de l’Europe, vous vous êtes intéressée à la « mafia ». Cela vous a amenée à développer, notamment dans les ouvrages Mafiacraft, an ethnography on deadly silence et La Nuit de la parole. Écouter le silence, un nouveau paradigme que vous appelez « anthropologie du silence ». En quoi consiste cette démarche ?
Deborah Puccio-Den1. C’est d’abord une démarche critique : l’anthropologie s’est essentiellement basée sur des entretiens avec des « informateurs » et la question du silence y a rarement été abordée du point de vue de la méthode, or elle était essentielle pour moi car mon objet d’étude, la mafia sicilienne, est silencieux. En effet, son mode d’existence dans la société et au monde est le silence. Il m’a donc été nécessaire de fabriquer un outillage méthodologique différent, inspiré des méthodes d’enquête utilisées et en partie inventées par les magistrats antimafia comme Giovanni Falcone et les militants antimafia en Italie, pays berceau de Cosa Nostra. Dans Mafiacraft, je reviens sur les stratégies d’enquête que j’ai dû mettre en place lorsque j’ai commencé à travailler sur la mafia il y a près de trente ans, et sur les répercussions de ces choix méthodologiques sur le plan théorique et épistémologique. Le silence est alors devenu un outil d’enquête puissant, au fort potentiel heuristique.
Que signifie, dans le cadre de vos travaux, le terme « silence » ?
D. P.-D. Ce n’est pas un phénomène défini de façon négative par la privation de mots, de bruits, de sons et de significations. Je montre au contraire que le silence autour de la mafia peut être caractérisé par une surabondance de mots qui essaient de la définir sans y parvenir, jusqu’à ce que le droit impose une parole performative. De plus, on a souvent défini la mafia à partir de ce qu’elle n’est pas, contribuant à l’entourer de mystère, à la sacraliser ; je considère le silence comme une modalité d’action, qui a une force et un pouvoir, utilisée par certains groupes sociaux, dont la mafia.
Quel est le rôle du silence dans ce type d’organisations ?
D. P.-D. Plusieurs « repentis » m’ont raconté leur carrière criminelle : ils avaient tué des centaines de personnes sans jamais prononcer de leur vie les mots « meurtre » ou « massacre ». Quand les « hommes d’honneur » parlent de ce qu’ils font, ils ne disent pas « Je vais tuer telle personne, de telle manière » mais « Je vais faire ce travail/cette chose ». Ce silence (omerta) permet de ne pas formuler les choses dans son cerveau.
Dans cette imprécision du langage s’ancre une action qui n’a pas de sens réel pour eux. Donc pour un homme d’honneur, le langage n’est pas un outil descriptif de la réalité mais un moyen pour s’en détourner. Les crimes de la mafia existent dans cet espace du langage que j’appelle « silence », où on ne peut pas dire les choses pour ce qu’elles sont. Mes recherches sur la mafia ont été précédées par un travail sur le carnaval et sur les rituels de masques et dévoilements2. Dans les rituels de carnaval, quand les jeunes filles masquées étaient nommées, elles devaient faire tomber le masque et révéler leur visage. Ce même processus s’est déroulé historiquement pour la mafia : le masque est tombé et elle s’est révélée pour ce qu’elle était3.
Ainsi, à chaque interrogatoire ou procès, lorsque des processus de parole sont mis en œuvre, les hommes d’honneur sont obligés de prendre acte de ce qu’ils ont fait et de voir que Cosa Nostra est une organisation criminelle. Une double identité est explorée par les hommes d’honneur qui sont à la fois pères de famille et assassins, sans que la personne et le personnage ne coïncident parfaitement.
Le silence leur permet de supporter leurs actes ?
D. P.-D. Absolument. La perception de ce que l’on fait quand on ne parle pas de ce qu’on est en train de faire est totalement différente. C’est ce qui permet à l’intenable de tenir. Les « mafieux » prennent conscience de leurs actes quand ils deviennent « repentis » et doivent les décrire aux procureurs et aux juges qui exigent leurs témoignages.
Ce passage du silence à la parole déclenche des crises existentielles terribles : les hommes d’honneur se révèlent être, comme le disait le repenti Antonino Calderone, des « hommes du déshonneur ». Le premier repenti de l’histoire italienne, Leonardo Vitale, a sombré dans la folie à cause de la culpabilité lancinante qu’il a ressentie à partir du moment où il a avoué ses crimes et en a pris conscience. Cette contradiction peut conduire à des formes de schizophrénie. Aujourd’hui, les repentis ont un statut qui leur permet d’exister en tant que tels, cette transition est moins dramatique parce qu’ils sont pris en charge par l’État.
Par quels termes les membres de la mafia désignent-ils leur organisation ?
D. P.-D. Lorsque le juge Giovanni Falcone est parvenu à susciter la parole du premier repenti de la mafia Tommaso Buscetta, il a été étonné de l’entendre dire : « La mafia n’existe pas, c’est une invention littéraire ou de journalistes. Notre association criminelle s’appelle Cosa Nostra et ses membres ne sont pas appelés mafieux mais hommes d’honneur ». Ce concept émiqueFermerSe dit d’un point de vue qui s’appuie sur les concepts et le système de pensée propre au groupe étudié. de « Cosa Nostra » − « Notre Chose » en français − a ouvert tout un univers de sens, de pratiques et de représentations. Il est en effet beaucoup plus prégnant que le terme vide de « mafia » pour les hommes d’honneur car il désigne l’ensemble des « choses » qu’ils ont en commun, en particulier l’honneur. Pour eux, cela n’indique pas une valeur morale mais recoupe un ensemble de substances partagées, la première d’entre elles étant le sang.
Dans Mafiacraft, vous décrivez ainsi le rite d’intronisation mafieux : « L’initiateur fait une incision en forme de croix sur le bras de l’initié, y trempe une plume et la lui tend en lui demandant de jurer sur l’Évangile de garder le secret de la “vénérable société”. Le mafieux “signe” simultanément sa promesse de tuer et sa propre condamnation à mort : s’il parle, il sera tué ». N’est-ce pas comparable à l’entrée dans une organisation terroriste ou une secte ?
D. P.-D. Si. Certains parmi les repentis que j’ai interviewés parlent de leur appartenance à la mafia en termes de « croyance » et d’« idéologie », voire d’« idolâtrie ». Cosa Nostra, comme le dit bien son nom, est une organisation totalitaire qui produit des formes d’allégeance prioritaires sur toute autre appartenance. Ses membres sont conduits à renier leur famille : ce sont eux que les commanditaires sollicitent quand ils veulent que soient assassinés des membres de leur propre famille.
Si on étudie la mafia sans prendre en compte cet aspect existentiel, affectif, humain, on passe à côté de ce qui constitue pour moi le cœur de l’expérience mafieuse : une attitude cognitive et langagière, une compétence et une pratique qui la rend possible, ce que j’ai appelé le « silence ».
Vous notez par ailleurs que le passage du silence à l’écrit peut donner une nouvelle dimension à ce type d’organisation . Pouvez-vous nous expliquer comment ?
D. P.-D. Pour Cosa Nostra, ce passage s’est opéré à un moment précis de son histoire : celui de l’arrestation du chef sanguinaire des Corleonesi, Totò Riina, en 1993. Ceci marque la fin de ladite « stratégie de la terreur » qui a fait plus d’un millier de morts en Italie, entre massacres (attentats contre Falcone et Borsellino en 1992), homicides et « guerres » entre groupes mafieux.
Ces guerres ont aussi provoqué beaucoup de défections des membres des familles perdantes, qui sont devenus des collaborateurs de justice ou des repentis parce qu’ils ne se reconnaissaient pas dans ces modes d’actions « terroristes », ou par peur d’être assassinés. Cosa Nostra, qui comptait 5 000 membres, a presque été décimée. À ce moment-là, Bernardo Provenzano, le bras droit de Totò Riina dans sa campagne d’extermination de ses ennemis, entreprend une œuvre de pacification interne en se posant comme le grand médiateur et pacificateur. Il vit alors en contumace et écrit des lettres, les pizzini, pour régler les contentieux internes à Cosa Nostra : « avant de verser du sang, mieux vaut d’abord laisser couler de l’encre4 ».
Mais comment l’encre peut-elle devenir aussi persuasive que le sang ?
D. P.-D. Quand Provenzano s’impose comme le chef charismatique de Cosa Nostra, les rituels d’initiation sont en net recul et ce sont alors ses correspondants qui sont désignés comme « hommes d’honneur ». Ils gardent sur eux les pizzini, comme une sorte de carte d’identité, un faire-valoir de leur appartenance à Cosa Nostra. Ces documents permettent de définir les contours de l’association et la hiérarchie en son sein, la police ne tardera d’ailleurs pas à identifier les pizzini comme des instruments de reconnaissance des « mafieux » et de la « mafia » et ainsi à répondre pour la première fois à la question « Qu’est-ce que la mafia ? » du point de vue de la mafia elle-même.
Grâce à son usage de l’écriture, Provenzano devient la figure centrale de Cosa Nostra. Il passe ses journées dans son « bureau », écrit sur sa machine à écrire Olivetti, garde toutes les lettres qu’on lui envoie et recopie toutes celles qu’il envoie pour devenir la mémoire vive et panoptique de toutes les affaires de l’association. Cette connaissance lui donne un pouvoir unique parce qu’il est le seul à détenir des informations sur tout le monde. Cela lui donne le pouvoir de chef. Provenzano a même créé une langue que ses correspondants étaient forcés d’emprunter pour lui écrire : ce n’est ni de l’italien, ni du sicilien. D’autres chefs ont essayé de l’imiter pour s’imposer sans y parvenir. Il a aussi construit un code secret numérique, attribuant un numéro à chaque membre de Cosa Nostra. Évidemment, il s’est attribué le numéro 1.
Cette « révolution numérique » de Cosa Nostra a-t-elle vraiment chassé le silence ?
D. P.-D. L’introduction de l’écrit dans un monde de silence a été une révolution politique mais lorsqu’on passe du fonctionnement de ce réseau épistolaire à l’analyse du contenu des lettres, on s’aperçoit que cette écriture fonctionne comme du silence : elle continue de ne pas dire les choses. L’écriture mafieuse est ainsi une autre modalité d’action du silence. ♦
À lire
Mafiacraft, an ethnography on deadly silence, Deborah Puccio-Den, The University of Chicago Press, 2021.
La Nuit de la parole. Écouter le silence, Deborah Puccio-Den, Société d’ethnologie de Nanterre, 2023.
À lire sur notre site
Los Ñetas, l’émancipation par le crime ?
Les similarités entre la mafia italienne et la Asociación, « gang transnational » né dans une prison de Porto-Rico avant de se développer jusqu’en Italie, sont nombreuses. Mais les deux organisations « n’ont ni contact, ni lien », comme l'indique le chercheur Martin Lamotte. Les travaux de Deborah Puccio-Den l’ont inspiré pour étudier la place et le rôle de l’écrit au sein de la Asociación, ce qu’il relate dans son livre Au-delà du crime. Ethnographie d’un gang transnational (CNRS Editions, 2022).
- 1. Directrice de recherche au CNRS, au Laboratoire d’anthropologie politique (CNRS-EHESS).
- 2. Masques et dévoilements. Jeux du féminin dans les rituels carnavalesques et nuptiaux, Deborah Puccio, CNRS Éditions, 2002.
- 3. La Nuit de la parole. Écouter le silence, Deborah Puccio-Den, Société d’ethnologie de Nanterre, 2023.
- 4. Deborah Puccio-Den, « Dieu vous bénisse et vous protège ! La correspondance secrète du chef de la mafia sicilienne Bernardo Provenzano (1993-2006) », Revue de l’histoire des religions, 2 | 2011 http://journals.openedition.org/rhr/7778
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