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Los Ñetas, l’émancipation par le crime ?

Los Ñetas, l’émancipation par le crime ?

20.07.2023, par
Prison de Rikers Island, New York, octobre 2004. Dans les années 1980-1990, des Portoricains venus à New York lors des grandes migrations économiques vers les États-Unis ont relancé les Ñetas lors de leur incarcération dans ce centre pénitentiaire.
« Nous sommes un gang, mais pas comme tu l’imagines : nous sommes des révolutionnaires. » De quoi attiser la curiosité de l’anthropologue Martin Lamotte, qui a enquêté pendant quatre ans sur le gang international Los Ñetas, ses codes et ses métamorphoses, du crime à l’action politique.

Cet article a été publié initialement dans le n° 14 de la revue Carnets de science.

Vous avez enquêté plus de quatre ans sur le gang des Ñetas, aussi appelé la Asociación : quelle est son originalité par rapport à d’autres organisations criminelles ?
Martin Lamotte1. C’est une organisation dont la longévité est impressionnante puisqu’elle a été créée dans les années 1980 et existe encore. Ensuite, la trame historique et la transmission y ont une place très importante alors que d’habitude, ce type d’organisation a une durée de vie plus courte, traditionnellement de l’ordre d’une génération. Mais la particularité principale de ce gang c’est son ambiguïté car il a à la fois une composante criminelle et une composante politique : ses membres peuvent être partie prenante du marché de la drogue et des armes à feu et, en même temps, le groupe a un ancrage politique très fort.

À Porto Rico par exemple, Carlos Torres Iriarte, chef fondateur du gang, est devenu très proche du parti socialiste dont il a protégé des prisonniers politiques indépendantistes en prison. À New York, dans les années 1990, les Ñetas ont assuré le service d’ordre lors de manifestations contre les violences policières, incité les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales ou aidé aux campagnes politiques de certains élus dans le South Bronx (zone comprenant des quartiers de la partie sud de l’arrondissement new-yorkais du Bronx, Ndlr). Enfin, ils ont une pratique de l’écriture très importante, de type bureaucratique : les réunions donnent lieu à des comptes-rendus et les secrétaires tiennent des comptes pour le système de banque interne, le fondo. Surtout, les Ñetas ont écrit un livre, le Liderato, qui décrit en détail l’histoire de Carlos Torres Iriarte, l’association, ses règles… Cette institutionnalisation de l’écrit caractérise le gang.

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’histoire criminelle des Ñetas ?
M. L. Les Ñetas sont nés en 1981 dans les prisons de Porto Rico quand le père fondateur de la Asociación, Carlos Torres Iriarte (surnommé Carlos La Sombra, « l’ombre »), a été assassiné par un gang rival, le Grupo 27. Si Carlos Torres Iriarte est le fondateur du gang, ce sont ses amis qui, en tuant la plupart des membres du Grupo 27 pour venger sa mort, ont acté la naissance des Ñetas, en quelque sorte. À Porto Rico, le gang est uniquement présent en prison.

Entre 1980 et 1990, les Portoricains, qui sont citoyens américains, sont partis à New York lors de grandes migrations économiques vers les États-Unis. Ceux d’entre eux qui ont été détenus dans la prison new-yorkaise de Rikers Island y ont relancé les Ñetas. Puis, au début des années 1990, pour la première fois de l’histoire de la Asociación, des ex-prisonniers de Rikers Island l’ont développée à l’extérieur en créant des chapters (« sections », Ndlr) dans les rues de Brooklyn et du South Bronx. Mais en 1994, Rudy Giuliani2, élu maire de New York, mène une politique de ­tolérance zéro et traque les Ñetas, impliqués dans le trafic de drogue. Au même moment, le groupe se déploie dans toute la ville et au-delà : deux prisonniers équatoriens de Rikers Island expulsés à Guayaquil (ville de la République d’Équateur, Ndlr) y ont implanté la Asociación et, dans les années 2000, la Asociación s’établit en Espagne à Madrid et à Barcelone, en Italie à Gênes, en République dominicaine, au Canada et en Russie.

Né dans les prisons de Porto Rico, le gang, au début des années 1990, va pour la première fois de son histoire sortir des murs de Rikers Island pour se déployer dans toute la ville de New York. Puis, dans les années 2000, il s’implante notamment en Espagne à Madrid et à Barcelone, en Italie à Gênes.
Né dans les prisons de Porto Rico, le gang, au début des années 1990, va pour la première fois de son histoire sortir des murs de Rikers Island pour se déployer dans toute la ville de New York. Puis, dans les années 2000, il s’implante notamment en Espagne à Madrid et à Barcelone, en Italie à Gênes.

Comment avez-vous établi le contact avec les Ñetas ?
M. L. J’ai rencontré les Ñetas par l’intermédiaire de l’un de leurs anciens présidents, que je nomme Bebo dans mon livre. Bebo travaille aujourd’hui dans une association de quartier auprès de laquelle je travaillais également. Un soir, alors que nous étions sortis avec des jeunes de l’association, il a commencé à me parler de son passé. Nous avons eu de nombreuses conversations à son bureau, puis chez lui, qui ont par ailleurs construit une solide amitié. Il m’a ensuite introduit auprès des membres du gang toujours en activité à New York et a écrit au chef du gang à Barcelone pour lui demander d’assurer ma sécurité. Mais finalement, il y a beaucoup de fantasmes sur ce genre de terrain, alimentés par des postures de chercheurs un peu cavalières. En discutant avec des collègues anthropologues qui ont enquêté sur le Parlement européen, je me suis rendu compte que mon terrain était beaucoup plus accessible et plus facile à mener sur certains aspects.

Des leaders des Ñetas vous ont déclaré : « Nous ne sommes pas un gang même si parfois, nous agissons comme tel. » Comment les membres définissent-ils leur organisation ?
M. L. Cela dépend des Ñetas et de l’interlocuteur auquel ils s’adressent. Par exemple, l’un d’eux m’a expliqué : « Nous sommes un gang, mais pas comme tu l’imagines : nous sommes des révolutionnaires. » Bebo m’a ainsi raconté qu’il avait été chef d’un gang important à New York puis, plus tard, il m’a dit que les Ñetas ne sont pas un gang. Donc la réponse varie en fonction de qui parle, avec qui, et quand. Je reprends ce terme, car il permet de l’insérer dans la littérature scientifique et parce que le président du groupe à New York parle du passage du gang banging, c’est-à-dire du groupe criminel, au gang organizing, en référence aux organismes communautaires des quartiers dédiés à l’amélioration des conditions de vie. Ici, le terme « gang » est toujours utilisé mais la nature de ce qu’il signifie évolue.

Quelles dynamiques sociales et anthropologiques favorisent l’émergence de ce type d’organisations ? Sont-elles présentes dans toutes les sociétés capitalistes ?
M. L. L’anthropologue Dennis Rodgers a travaillé sur les gangs au Nicaragua et a établi des comparaisons entre ce type de groupes. Il explique ainsi que les gangs sont situés, c’est-à-dire qu’ils reflètent le contexte local dans lequel ils s’inscrivent. Ce sont également des structures dynamiques, qui se transforment dans le temps. Par exemple, les Ñetas ne sont pas le même groupe à New York en 1990 ou à Barcelone en 2011 ; et le rapport à l’État varie. Néanmoins, ce sont toujours des populations exclues du marché du travail, d’une forme de socialisation et souvent considérées comme étrangères. Les Ñetas sont racisés à Barcelone et à New York, où ils comptent parmi les populations les plus précaires.

C’est un phénomène assez classique des sociétés capitalistes. Le terreau social est là mais attention, on ne trouve pas forcément des gangs et des gangsters dans tous les ghettos pauvres. D’ailleurs, dans les travaux du sociologue Frederic Trasher (1892-1962, Ndlr) qui a écrit dans les années 1920 aux États-Unis, les gangs n’étaient pas définis uniquement par la criminalité. C’est à partir des années 1970 et de la guerre contre la drogue déclarée par l’administration Nixon qu’ils ont été perçus sous l’angle criminel uniquement.

Justement, si l’une des figures majeures des Ñetas reconnaît que « la Asociación est un mouvement de prisonniers, donc les membres ont commis des crimes », ces derniers luttent aussi contre les violences et trafics, rejoignant alors la politique de « pacification » étatique. Pourquoi les études, le discours politique et médiatique se focalisent-ils exclusivement sur les violences qu’ils exercent ?
M. L. Aux États-Unis, la criminologie punitive est née dans le contexte très répressif des années 1970 puis 1980-1990 : après avoir été considérés comme la conséquence des conditions de vie des ghettos durant la guerre contre la pauvreté, les gangs en ont été présentés comme la cause, donc comme l’ennemi. D’un point de vue politique, Rudy Giuliani n’aurait eu aucun intérêt à reconnaître que des gangs ne sont pas seulement criminels et qu’ils participent à la pacification des quartiers populaires, car il voulait imposer une politique répressive.

Les Latin Kings, gang rival des Ñetas, et les Latin Queens remontent la 5e Avenue, dans le quartier de Manhattan, à New York, lors de la parade annuelle de la Journée portoricaine (The Puerto Rican Day), en l’honneur des personnes de naissance ou d’origine portoricaine.
Les Latin Kings, gang rival des Ñetas, et les Latin Queens remontent la 5e Avenue, dans le quartier de Manhattan, à New York, lors de la parade annuelle de la Journée portoricaine (The Puerto Rican Day), en l’honneur des personnes de naissance ou d’origine portoricaine.

En revanche, la Mairie de Barcelone et l’État de Catalogne ont invité Bebo et des membres du gang des Latin Kings pour leur faire signer des traités de paix. Les reconnaître permettait de stopper les guerres de gangs, de les contrôler et aussi de leur faire confiance. Il valait mieux travailler avec eux que lutter contre eux.

Les Ñetas parlent souvent de justice, un dirigeant vous a dit : « Être Ñeta, c’est avant tout lutter contre l’abus sous toutes ses formes, s’entraider et progresser aussi bien individuellement que collectivement afin de vivre en paix. » S’agit-il de leur idéologie ?
M. L. Oui, l’un des slogans des Ñetas est Progresar y vivir en paz (« S’améliorer et vivre en paix », Ndlr). Il est inscrit sur la page principale du livre Liderato, ce qui montre son importance. À l’origine, il s’agissait de lutter contre les abus de l’administration carcérale puis cela a été étendu à tous les abus.

La Asociación a fini par obtenir un statut officiel dans plusieurs pays, ce qui a mené ses membres à négocier avec des partenaires politiques, dont la police. Ce groupe a-t-il dû s’institutionnaliser pour continuer à exister ? 
M. L. Il s’agit en effet de savoir ce qu’il reste des Ñetas avec cette pacification et cette institutionnalisation. À Barcelone, ils sont reconnus comme acteur social et politique. La Asociación est légalisée en Équateur et l’État de New York reconnaît la Asociación Pro Derechos Del Confinados Ñeta Inc. Nyc en tant « qu’association caritative ». Les leaders savent gérer un groupe, des jeunes, donc cela représente un intérêt. Cependant à New York, leur pacification correspond à une phase de transformation interne et de déclin, à laquelle d’autres éléments participent : affaissement du marché du crack, lourdes peines pour les petits vendeurs de rue, gentrification de New York, forte précarisation dans leur trajectoire de vie…

Pourquoi les membres de la Asociación se soumettent-ils à un cadre quasi religieux, une stricte hiérarchie et de potentielles lourdes sanctions en cas de manquements qui reproduisent ce qu’ils combattent à l’extérieur de leur organisation ?
M. L. Ils reproduisent le type d’organisation qu’ils connaissent mais la différence majeure c’est qu’ils sont reconnus. Dans la Asociación, ils peuvent être des Portoricains, des Latinos, une fierté s’en dégage. Il y a une revendication de cette altérité : c’est une inversion du stigmate.♦    

À lire
Au-delà du crime. Ethnographie d’un gang transnational, Martin Lamotte, CNRS Éditions, 2022.

 

Notes
  • 1. Martin Lamotte travaille au laboratoire Cités, territoires, environnement et sociétés (CNRS/Université de Tours).
  • 2. Maire de New York de 1994 à 2001 et juriste de formation. Membre du Parti républicain, Rudy Giuliani est l’une des figures du système judiciaire américain sous la présidence de Ronald Reagan, étant notamment procureur général associé des États-Unis puis procureur fédéral à New York.

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