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La pizza, histoire d'une mondialisation heureuse
Sacré morceau que de retracer l’histoire de la pizza ! C’est pourtant le défi qu’a relevé Sylvie Sanchez, anthropologue à l’Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain. Pour partir sur les traces de la pizza, elle a mené « un vrai travail de détective », parcourant les archives, les registres, les témoignages... Son objectif : comprendre comment un plat à l’origine typiquement italien a voyagé de par le monde et a infusé d’autres cultures. Un travail publié il y a dix ans déjà, et qui a fait récemment l’objet d’une réédition.
Des premières mentions de la pizza, il reste peu de chose : le mot apparaît dans le dialecte napolitain au 16e siècle mais désigne alors une pâte nue, simplement badigeonnée d’huile d’olive ou de saindoux, la pizza bianca. Il faut attendre la fin du 17e siècle et l’adoption dans les cuisines de la tomate ramenée d’Amérique du sud pour que la pizza rossa s’impose. Mais c’est seulement dans la deuxième moitié du XIXe siècle qu’elle traverse les frontières italiennes, avec les premiers immigrés…
De l'Italie à New York et la Provence
Pour reconstruire l’histoire de sa diffusion, la chercheuse a donc décidé de suivre les grands mouvements migratoires partis de la « botte » en direction de deux pays : la France et les Etats-Unis. « L’histoire de la pizza, c’est celle des trajectoires plurielles des migrants italiens qui ont quitté leur pays à la fin du 19ème siècle. » Près de 26 millions d’Italiens s’expatrient entre 1850 et 1900. En retraçant leurs routes, Sylvie Sanchez a retrouvé leurs principales destinations : le sud de la France – plus précisément la Provence -, et les Etats-Unis – principalement New York et Chicago.
Ce faisant, la chercheuse révèle les mécanismes de réappropriation d’un objet culinaire. Car bien plus qu’un simple mets, c’est une part de leur culture que les Italiens ont exportée, avec le succès que l’on sait. Que ce soit aux Etats-Unis ou en France – respectivement 1er et 2ème plus gros consommateurs au monde de pizza avec 13 kg et 10 kg par an et par habitant, loin devant les Italiens qui n’en dévorent « que » 5 kg -, la pizza a su s’intégrer, non sans quelques entorses à la recette, à un style de vie à l’occidentale.
Mais la véritable explosion de la pizza à l’international ne date en réalité que des années 1960. « Jusque-là, elle était restée un mets stigmatisé : simple base panifiée recouverte de tomate ou d’huile, elle a longtemps été associée au plat du pauvre, en Italie même », raconte l’anthropologue. Les immigrés italiens en ont fait un symbole d'identité culturelle dans une Amérique intégratrice, quand, en France, ils la transformaient en une spécialité régionale comme une autre, typique de la Provence. Les Américains sont allés jusqu’à l’intégrer à leur american way of life et à une cuisine sur le pouce, efficace et rapide, au point d’en disputer la paternité au pays qui l’avait vue naître.
C’est d’ailleurs en voyant la pizza lui échapper que l’Italie se l’est véritablement appropriée – ce que Sylvie Sanchez nomme « l’effet boomerang ». « Face au succès de la pizza outre-Atlantique, les Italiens ont commencé à construire une mémoire historique autour d’elle, explique la chercheuse. Elle a été brandie comme un étendard de l’identité italienne, comme une réaction épidermique à l’impérialisme américain ». Pour les Italiens, quand les Américains font de la pizza, eux font la « verace pizza napoletana ».
En 2008, la pizza napolitaine décroche le label européen « spécialité traditionnelle garantie » : de sa consistance à sa couleur, de la levée de la pâte au mode de cuisson au feu de bois, la pizza ainsi labellisée – qui se doit d’être dégustée, dans les règles de l’art, immédiatement à sa sortie du four – n’a «pas d'inventeurs, ni pères et ni patrons, mais est le fruit de l'ingéniosité du peuple napolitain », selon la formule consacrée. En décembre 2017, le classement au titre de patrimoine immatériel de l'humanité par l'Unesco de « l'art du pizzaïolo napolitain », qui fait valser la pâte dans les airs, est l'ultime consécration pour le disque de pâte rouge.
Métissage culinaire
Le plus étonnant, dans cette histoire ? « C’est sa diffusion à travers les Etats-Unis, la France, le monde, qui a permis de sauver la pizza », affirme Sylvie Sanchez. Selon la chercheuse, ce sont en effet les éléments culturels qui restent figés et refusent de s’adapter qui sont voués à la disparition. « La mondialisation de la pizza a entraîné des adaptations nationales, et même régionales de ce mets par un effort de différentiation systématique et pérenne. » En d’autres termes, des emprunts exogènes, loin de signer un alignement des uns sur les pratiques culturelles des autres, sont bien souvent à l’origine de l’émergence de nouvelles formes mêlées.
La pizza illustre bien l’expression du changement culturel, bâtie autour d’un paradoxe : partie d’Italie, c’est en dehors de son pays d’origine qu’elle a connu le succès. Sa base panifiée, sa garniture variée, lui ont permis d’épouser toutes les cultures sans jamais perdre son identité et en font tout à la fois un aliment exotique, un produit anti-crise, un casse-croûte nomade et un repas à partager... Pas si mal pour une simple pâte cuite.
A lire : « Pizza, Cultures et mondialisation », par Sylvie Sanchez, 352 p., CNRS Editions, coll. Biblis, 2016.
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Auteur
Anne-Sophie Boutaud est journaliste à CNRS Le journal.
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