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Les énigmes de l’antimatière
Pour célébrer les avancés et les mystères de ce domaine pointu de la recherche, la première Nuit de l’antimatière aura lieu dans quinze villes le 1er avril 2019. Mais qu’est-ce que l’antimatière ?
Marie-Hélène Schune1 : La matière et l’antimatière sont formées d’espèces complètement symétriques : à chaque particule élémentaire de matière correspond son image en antimatière. Ces pendants partagent de nombreuses propriétés identiques, comme la masse, la durée de vie ou encore le spin. Ils diffèrent cependant sur leur charge électrique et certaines de leurs propriétés quantiques qui sont inversées. La rencontre de la matière et de l’antimatière provoque leur annihilation et la libération d’énergie. Première particule d’antimatière détectée, le positron est l’antiparticule de l’électron. Il possède ainsi la même masse, mais sa charge est positive. En général, les antiparticules subatomiques sont simplement nommées « barre » : le quark u a donc pour pendant l’antiquark ū, prononcé « u barre ». Il existe aussi bien des antineutrons, des antiprotons que des antiatomes. L’antiélément le plus lourd jamais observé est l’antihélium 4, composé de deux antiprotons et antineutrons. Il a été obtenu en 2011 au Collisionneur d’ions lourds relativistes de Long Island, aux États-Unis.
Pourquoi la recherche s’intéresse-t-elle autant à l’antimatière ?
M.-H. S. : Dans la plupart des cas en physique des particules, matière et antimatière ont des rôles identiques. Jusque dans les années 1960, on pensait même qu’avec la matière, c’était blanc bonnet et bonnet blanc. La découverte en 1964 d’un comportement différent entre matière et antimatière a compliqué les choses : on appelle cela la violation de CP2. Lorsque l’on se penche sur la théorie du Big Bang et sur l’observation de l’évolution de l’Univers, on fait face à un problème de taille. Le Big Bang part d’une énergie pure qui produit autant de matière que d’antimatière. Toutes deux devraient s’être annihilées, or nous existons aujourd’hui grâce à un excès de matière. D’où vient cette différence et où est l’antimatière manquante ? Certaines théories évoquent la présence d’antigalaxies. Nous n’avons cependant jamais trouvé la signature de la zone de rencontre entre matière et antimatière, qui devrait émettre énormément d’énergie. L’Univers observable est complètement dominé par la matière et cela ne peut être dû qu’à une violation de la symétrie CP. Le modèle standard de la physique des particules contient bien de la violation de CP, mais en quantité beaucoup trop faible pour expliquer l’Univers tel qu’on l’observe actuellement. Quelque chose ne « colle pas ». En physique des particules, on s’intéresse donc plus à énumérer et à comprendre les conditions où la symétrie CP est violée qu’à l’antimatière elle-même. C’est ainsi le but de nombreuses expériences dans les accélérateurs de particules, tels que le LHC (pour Large Hadron Collider).
Quels sont les cas connus ?
M.-H. S. : Pour l’instant, il s’agit des quark s, b et c, respectivement pour strange, bottom et charm3 et de leur antiquark. La première violation CP a été découverte en 19644pour les hadrons contenant un quark s, suivi des hadrons contenant un quark b, en 20015. Pour les hadrons contenant un quark c, cela remonte à seulement mi-mars au LHC ! Les neutrinos sont également étudiés dans cette optique. Certaines théories impliquent qu’ils puissent être leur propre antiparticule, mais personne n’a encore observé la signature d’un tel phénomène. C’est un domaine aussi extrêmement intéressant, mais ce n’est pas ma spécialité.
Comment se déroulent vos expériences sur les quarks et antiquarks au LHC ?
M.-H. S. : Les violations de CP sont des phénomènes aussi rares que difficiles à capturer. Les enregistrer revient à chercher une aiguille dans plusieurs meules de foin, nos manipulations génèrent des quantités énormes d’événements. Je travaille dans le cadre de l’expérience LHCb6 au collisionneur du Cern7. On y envoie 2 500 paquets, de cent milliards de protons chacun, tourner dans un sens et la même chose dans l’autre. Cela aboutit à quarante millions de collisions de protons par seconde, et crée énormément de hadrons contenant les quarks b et/ou c. On utilise un énorme détecteur, qui couvre une dizaine de mètres, pour mesurer le passage des particules avec une précision de l’ordre du micron. La quantité de données est gigantesque et un tri doit être fait afin de ne garder que les événements potentiellement intéressants. Ce choix doit être fait en seulement deux microsecondes. Tous ces défis technologiques ne peuvent être menés à bien qu’au sein d’une grande expérience internationale, regroupant près d’un millier de chercheurs. Ensuite, en fonction de ses intérêts, chaque équipe pioche dans l’immense pile de données disponibles.
Peut-on observer de l’antimatière en dehors de ces immenses accélérateurs ?
M.-H. S. : Oui, on peut par exemple citer le spectromètre magnétique Alpha (AMS), installé à bord de la Station spatiale internationale. Cet équipement est d’ailleurs assez proche des détecteurs que nous utilisons dans nos expériences de physique des particules : il mesure la courbure des particules chargées qui le traversent afin de déterminer leur charge électrique et leur impulsion. Il est aussi capable de déterminer des informations sur la masse des particules. Ainsi, si la masse mesurée est compatible avec celle d’un électron et que la charge est positive, on est en présence de l’antiparticule de l’électron : le positron. On observe aussi de l’antimatière avec la tomographie par émission de positrons, ou PET-scan. On injecte au patient du glucose comportant une petite quantité de noyaux radioactifs qui émettent des positrons. Ces derniers vont s’annihiler avec les électrons présents dans le corps du patient, ce qui émet des photons à l’énergie caractéristique. Des détecteurs les repèrent et indiquent donc où s’est fixé le glucose. ♦
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Rendez-vous à la première Nuit de l’antimatière
Organisée par le CNRS, le CEA et la Société française de physique et en partenariat avec le magazine Sciences et Avenir, la première Nuit de l’antimatière se tiendra le lundi 1er avril. En plus d’un événement au Grand Rex de Paris à 18 h 30, elle se déroulera en simultané dans 14 autres villes françaises : Annecy, Bordeaux, Caen, Clermont-Ferrand, Dijon, Dunkerque, Grenoble, Limoges, Lyon, Marseille, Orléans, Poitiers, Strasbourg et Toulouse. Focalisée sur les lycéens et les étudiants, mais ouverte à tous les curieux, cette première Nuit de l’antimatière sera diffusée en direct sur la page Facebook du CNRS et sur le site. La conférence inaugurale au Grand Rex réunira trois spécialistes : Marie-Hèlene Schune, chercheuse du CNRS au Laboratoire de l’accélérateur linéaire, Pauline Comini, chercheuse à l’Institut de recherches sur les lois fondamentales de l’Univers, et Étienne Parizot, chercheur de l’Université Paris-Diderot au laboratoire Astroparticule et cosmologie (CNRS/CEA/Observatoire de Paris/Université Paris Diderot). ♦
- 1. Marie-Hélène Schune est directrice de recherche au laboratoire de l’accélérateur linéaire (CNRS/Université Paris-Sud).
- 2. Cas où la symétrie de C (la conjugaison de charge) et de P (la parité) n’est plus respectée entre une particule et son antiparticule.
- 3. Il existe 6 différents types de quarks répartis en trois familles. Celles-ci sont similaires mis à part les masses des quarks. Au sein d’une famille, les quarks se distinguent aussi par leur charge électrique. Up et Down forment la première famille, Charm (c) et Strange (s) la deuxième et Top et Beauty (b), la troisième.
- 4. Les chercheurs américains James Watson Cronin et Val Logsdon Fitch obtiendront le prix Nobel de physique en 1980 pour cette découverte. En 2008, les Japonais Makoto Kobayashi, Toshihide Maskawa et Yoichiro Nambu obtiendront la même récompense pour leurs travaux théoriques sur la source de violation de CP dans le modèle standard.
- 5. Les quarks et les antiquarks ne s’observent pas individuellement, mais au sein des particules subatomiques qu’ils composent avec les gluons : les hadrons.
- 6. Le b est mis pour bottom/beauty.
- 7. Conseil européen pour la recherche nucléaire, dont le nom officiel est Organisation européenne pour la recherche nucléaire.
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Auteur
Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.