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Infrasons, ces ondes sonores que rien n'arrête

Infrasons, ces ondes sonores que rien n'arrête

03.10.2024, par
Certaines ondes sonores de très basse fréquence, comme celles émises par les éruptions volcaniques, peuvent faire plusieurs fois le tour de la Terre.
Quel est le point commun entre une éolienne, la houle océanique et une éruption volcanique ? Toutes trois sont émettrices d’infrasons, des sons dont la fréquence est inférieure à 20 hertz. Ces ondes sonores, réputées à tort inaudibles, peuvent faire plusieurs fois le tour de la Terre et intéressent autant les physiciens que les médecins. Enquête.

Indonésie, 26 août 1883. Le Krakatoa se réveille dans une puissante explosion. L’onde acoustique générée par le volcan est si intense qu’elle est enregistrée par les baromètres des stations météorologiques londoniennes à plus de 10 000 kilomètres de là. « C’est la première mesure infrasonore jamais réalisée, relate François Coulouvrat, physicien spécialiste d’acoustique à l’Institut Jean le Rond d’Alembert1. À Londres, l’onde sera d’ailleurs enregistrée deux fois, ce qui signifie qu’elle a fait au moins deux fois le tour de la Terre. » Une vingtaine d’années plus tard, en 1908, l’entrée dans l’atmosphère de la grande météorite de Sibérie et sa formidable déflagration, mille fois plus puissante que celle de la bombe d’Hiroshima, est à nouveau détectée à des milliers de kilomètres. Ainsi naît l’intérêt des scientifiques pour les ondes infrasonores : des ondes acoustiques de très basses fréquences, inférieures à 20 hertz (Hz), capables de se propager sur de grandes distances.

Les infrasons générés par les éruptions volcaniques peuvent faire plusieurs fois le tour de la Terre (éruption à Bali, juin 2018).
Les infrasons générés par les éruptions volcaniques peuvent faire plusieurs fois le tour de la Terre (éruption à Bali, juin 2018).

Nulle magie à cela. Une onde acoustique est une onde de pression, une onde mécanique donc2, qui se propage de manière longitudinale en faisant osciller les molécules d’oxygène et d’azote de l’air, créant de légères surpressions et dépressions à son passage. La longueur d’onde correspond à la distance entre deux maximums (ou entre deux minimums) de pression. Or plus la fréquence d’une onde sonore est petite, comme c’est le cas dans les très basses fréquences, plus sa longueur d’onde est grande et plus l’onde voyagera loin. Elle aura également tendance à être « aveugle » aux obstacles plus petits que sa longueur d’onde. Inversement, plus une fréquence est haute (sons plus aigus), plus sa longueur d’onde sera petite, et plus rapidement elle sera absorbée par l’atmosphère et affectée par les obstacles. Cette relation entre fréquence et longueur d’onde s’incarne dans une équation simple :
Longueur d’onde (en mètres) = vitesse du son (340 mètres par seconde au niveau du sol) / fréquence (en hertz)

Des sources naturelles et industrielles

« Tous les phénomènes géophysiques sont émetteurs d’infrasons : éruptions volcaniques, séismes, chutes de météorites, tornades, éclairs, aurores boréales… », confirme Roberto Sabatini, enseignant-chercheur au Laboratoire de mécanique des fluides et d’acoustique de Lyon3. Une explosion volcanique générant dans la partie basse de son spectre sonore des ondes d’une fréquence de 1 millihertz (0,001 Hz) aura une longueur d’onde de 34 km, plus ou moins équivalente à la taille de l’objet émetteur. La houle océanique, source permanente d’infrasons, génère des ondes autour de 0,5 Hz, ce qui correspond à une longueur d’onde de l’ordre du kilomètre. » À noter que si la fréquence et la longueur d’onde sont liées, l’intensité des ondes sonores produites dépend de la nature et de la puissance de la source.
 

Tous les phénomènes géophysiques sont émetteurs d’infrasons : éruptions volcaniques, séismes, chutes de météorites, tornades, éclairs, aurores boréales…

Mais l’émission d’infrasons n’est pas cantonnée aux seuls phénomènes géophysiques. « On sait aujourd’hui que de nombreuses sources artificielles produisent des ondes acoustiques infrasonores : les explosions nucléaires ou chimiques, le bang des avions supersoniques, mais aussi tous types d’installations industrielles susceptibles de mettre l’air en mouvement », poursuit Roberto Sabatini. Pompes, systèmes de ventilation, générateurs… et autres éoliennes émettent des infrasons dans des gammes de fréquences qui auront tendance à être plus proches du seuil des 20 Hz.

Une autre propriété des ondes très basses fréquences a très tôt intrigué les scientifiques : leur propension à « jouer les Arlésiennes ». « Durant la Première Guerre mondiale, l’état-major de l’armée française a mobilisé des scientifiques pour l’aider à localiser les énormes batteries allemandes, en calculant la direction des tirs, leur temps d’arrivée, etc., poursuit François Coulouvrat. C’est ainsi qu’on a fait une drôle de découverte : à proximité des batteries, on entendait les tirs, puis plus rien quand on s’éloignait de plusieurs dizaines de kilomètres, puis les tirs se faisaient entendre à nouveau… De sorte que le fracas de la guerre était audible jusque sur les côtes anglaises, sans que les habitants comprennent d’où ces bruits sourds pouvaient bien provenir. »

Les installations industrielles susceptibles de mettre de l'air en mouvement - pompes, systèmes de ventilation, turbines, et autres éoliennes -, sont potentiellement émettrices d'infrasons.
Les installations industrielles susceptibles de mettre de l'air en mouvement - pompes, systèmes de ventilation, turbines, et autres éoliennes -, sont potentiellement émettrices d'infrasons.

Brisons tout de suite un mythe : il n’y a pas que les éléphants ou les baleines qui entendent les infrasons. Réputées inaudibles par l’humain, les ondes infrasonores sont bel et bien perceptibles par chacun d’entre nous, à condition d’atteindre des niveaux d’intensité suffisamment forts (lire plus loin). « Le grondement du tonnerre qu’on entend à plusieurs kilomètres de l’éclair n’est autre que la partie infrasonore du spectre sonore produit par l’éclair : les fréquences les plus hautes ayant été absorbées, il ne reste que les fréquences les plus basses », explique François Coulouvrat.
 

Réputées inaudibles par l’humain, les ondes infrasonores sont bel et bien perceptibles par chacun d’entre nous, à condition d’atteindre des niveaux d’intensité suffisamment forts.

Mais comment une onde acoustique peut-elle se faire entendre, puis sembler disparaître, pour être à nouveau audible à mesure que la distance grandit ? La fin du XXe siècle a vu un regain d’intérêt de la recherche pour le domaine des infrasons, qui a permis de mettre en évidence un deuxième phénomène, essentiel pour comprendre pourquoi les ondes infrasonores semblent varier en intensité sur de grandes distances : la réfraction avec l’altitude.

Un réseau de surveillance planétaire

« Si le bang supersonique du Concorde4, riche en infrasons, a suscité pas mal d’études, le vrai bond dans la recherche sur les infrasons vient du réseau mondial de stations de surveillance déployé suite à la signature en 1996 du Traité d’interdiction des essais nucléaires (Tice), explique Roberto Sabatini : au total, 60 stations d’enregistrement infrasonores (l’une des dernières en date a été mise en service en Guadeloupe en 2020), sont capables de détecter les essais nucléaires clandestins n’importe où sur la planète grâce aux infrasons que ceux-ci émettent. »

Située en Antarctique, cette station infrasonore est l'une des 60 stations d'enregistrement du réseau Tice destiné à la surveillance des essais nucléaires clandestins.
Située en Antarctique, cette station infrasonore est l'une des 60 stations d'enregistrement du réseau Tice destiné à la surveillance des essais nucléaires clandestins.

Grâce à la quantité d’observations accumulées – les stations infrasonores, qui enregistrent en continu, détectent également tous les phénomènes géophysiques cités plus haut –, les chercheurs ont mis en lumière le rôle des différentes couches de l’atmosphère dans la propagation des infrasons. Explications. Quand une source située au sol émet une onde acoustique, celle-ci part dans toutes les directions, proches du sol, mais aussi vers le ciel, où elle peut monter jusqu’à une altitude d’une centaine de kilomètres pour les fréquences les plus basses. En voyageant dans l’atmosphère, les ondes infrasonores rencontrent un milieu non homogène, où la température et le régime des vents varient en permanence. Ainsi, jusqu’à 11 km d’altitude (troposphère), la température diminue, puis augmente à nouveau entre 11 et 50 km d’altitude (stratosphère) avant de diminuer à nouveau dans la mésosphère, pour réaugmenter brutalement à partir de 90 km (thermosphère). 

Les infrasons de fréquence très basse peuvent se propager jusqu'à 100 km d'altitude. En traversant les différentes couches de l'atmosphère, ils se voient déviés et leur vitesse de propagation change.
Les infrasons de fréquence très basse peuvent se propager jusqu'à 100 km d'altitude. En traversant les différentes couches de l'atmosphère, ils se voient déviés et leur vitesse de propagation change.

Quand l’air se réchauffe, cela augmente la vitesse du son et le dévie vers la verticale. Quand il se refroidit, cela diminue la vitesse du son et le rapproche de l’horizontale.

Or, la température agit directement sur la vitesse de propagation du son, mais aussi sur sa direction. « Quand l’air se réchauffe, cela augmente la vitesse du son et le dévie vers la verticale, explique François Coulouvrat. Quand il se refroidit, cela diminue la vitesse du son et le rapproche de l’horizontale. Le vent aussi a son influence : suivant qu’il est porteur ou contraire, il va accélérer ou ralentir l’onde sonore, et dévier sa trajectoire. » Résultat : à force de changements de direction, une partie des ondes sonores envoyées vers l’atmosphère finissent ainsi par retomber vers le sol.

« On peut parler de paquets d’ondes sonores, explique Roberto Sabatini. À 250 km de la source, une distance caractéristique pour les infrasons émis dans l’atmosphère, on va d’abord recevoir l’onde acoustique directe, puis un paquet d’ondes venues de la stratosphère (50 km), suivi d’un paquet d’ondes renvoyées de la thermosphère (100 km). » D’où des émergences plus fortes du son à des distances clefs.

Des infrasons pour caractériser l'atmosphère

Si le phénomène de réfraction avec l’altitude explique les variations d’intensité sonore dans l’espace et dans le temps, il ouvre aussi à des applications inattendues. « Le signal qu’on reçoit à une station infrasonore particulière va dépendre de la source et des caractéristiques de l’atmosphère, explique Roberto Sabatini. Or chaque source a une signature acoustique particulière. Donc si l’on connaît la source, telle éruption volcanique ou tel séisme par exemple, on va pouvoir en déduire des informations sur les caractéristiques de l’atmosphère – notamment la vitesse et la direction des vents stratosphériques, des vents qu’on ne sait pas aujourd’hui mesurer directement et qui sont capitaux pour améliorer les modèles climatiques. »

Chaque source a une signature acoustique particulière. Donc si l’on connaît la source, telle éruption volcanique ou tel séisme, on va pouvoir en déduire des informations sur les caractéristiques de l’atmosphère – comme la vitesse et la direction des vents stratosphériques.

Les informations infrasonores reçues par les stations du réseau Tice pourraient également permettre une meilleure caractérisation des séismes et, même, constituer des signaux d’alerte. « Dans le cas des tremblements de terre sous-marins susceptibles de générer des tsunamis, on sait que l’onde du tsunami va moins vite que l’onde sonore dans l’atmosphère, cette dernière pourrait donc être détectée avant que le tsunami ne touche les côtes, ce qui permettrait de prévenir les habitants de l’imminence de la vague, poursuit le scientifique. En réalité, nous commençons à peine à explorer toutes les exploitations possibles de ces signaux infrasonores… »

Mais si les infrasons constituent un outil de recherche prometteur pour les physiciens spécialistes de l’atmosphère, ils génèrent aussi des inquiétudes sur la terre ferme, alors que la multiplication des sources industrielles potentiellement émettrices – et notamment l’essor de l’éolien – pose la question de la perception par l’humain des ondes infrasonores, mais aussi celle de leurs effets potentiels sur la santé.

A Marseille, une cabine infrasonore inédite

Un terme, notamment, fait régulièrement irruption dans les médias planétaires depuis une vingtaine d’années : le « hum », mystérieux vrombissement que seule une fraction de la population percevrait. « Des confrères ORL me contactent parfois pour des patients se plaignant d’entendre à leur domicile des bruits basse fréquence dont ils n’arrivent pas à identifier l’origine et que rien ne semble arrêter, pas même l’usage de bouchons d’oreille », rapporte Paul Avan, médecin, directeur du Centre de recherche et d’innovation en audiologie humaine de l’Institut Pasteur (Ceriah).

L'oreille humaine entend moins bien les sons dans les très basses fréquences. Ainsi, les infrasons sont audibles seulement à des intensités très fortes, au-dessus de 80-90 décibels (dB).
L'oreille humaine entend moins bien les sons dans les très basses fréquences. Ainsi, les infrasons sont audibles seulement à des intensités très fortes, au-dessus de 80-90 décibels (dB).

Il est couramment admis que l’humain entend dans une bande de fréquences comprise entre 20 Hz et 20 000 Hz. Mais ces seuils ont été établis à une époque où on savait peu de choses sur les très basses fréquences. En réalité, nous pouvons tous entendre les fréquences au-dessous de 20 Hz, à des niveaux relativement forts , notre oreille étant beaucoup moins sensible dans les très basses fréquences.

À ce jour, il existe peu d’études sur la perception des infrasons par l’être humain, mais il est au moins un fait formellement établi par les scientifiques : contrairement à ce que leur nom laisse supposer (le préfixe « infra » prend pour référence l’audition humaine), les infrasons peuvent bel et bien être perçus par l’oreille humaine. « Il est couramment admis que l’humain entend dans une bande de fréquences comprise entre 20 Hz et 20 000 Hz, avec une sensibilité extrême aux alentours de 100-200 Hz correspondant à la fréquence fondamentale de la voix humaine et jusqu’à 4000 Hz, explique Sabine Meunier, spécialiste de psycho-­acoustiqueFermerDiscipline qui étudie les relations entre un signal acoustique et la perception que l’on en a : forte ou pas, désagréable ou pas… au Laboratoire de mécanique et d’acoustique de Marseille5 (LMA). Mais ces seuils ont été établis à une époque où on savait peu de choses sur les très basses fréquences. En réalité, nous pouvons tous entendre les fréquences au-dessous de 20 Hz, à des niveaux relativement forts qu’on rencontre rarement dans la vie courante, notre oreille étant beaucoup moins sensible dans les très basses fréquences. »

Nous en faisons l’expérience dans la cabine infrasonore dont l’équipe de Sabine Meunier vient tout juste de terminer la construction à Marseille, dans le cadre du projet Ribeolh (Recherche des impacts du bruit des éoliennes sur la santé humaine). Cette « boîte » de 40 mètres cubes, tapissée de haut-parleurs du sol au plafond, a été spécialement conçue pour reproduire des bruits très basses fréquences de forte intensité, jusqu’à 110 décibels. « En tout, 72 haut-parleurs ont été installés, qui peuvent diffuser sur 36 canaux en simultané des fréquences allant de 4 Hz à 3 000 Hz », détaille Ossen El Sawaf, post-doctorant au LMA. « Grâce à ce dispositif, nous allons pouvoir diffuser des bruits d’éoliennes, qu’on sait très riches en infrasons6, et plus largement approfondir nos connaissances fondamentales sur la perception des très basses fréquences », explique Sabine Meunier.

Pour l’heure, ce sont trois infrasons purs qui nous sont diffusés, à 20 Hz, 12 Hz et 8 Hz, à différents niveaux d’intensité. La sensation est surprenante : à ces fréquences, très basses, on ne perçoit plus un son continu (une « tonalité », disent les acousticiens), juste un battement régulier. « Pour qu’un infrason soit audible, il faut qu’il ait une intensité minimum, ce qu’on appelle le seuil d’audibilité, explique Sabine Meunier. Ce seuil se situe à 88-90 décibels (dB) pour un son de 20 Hz, à 100 dB pour 12 Hz, et à 110 dB pour 8 Hz… » Des niveaux d’intensité qui seraient perçus comme très forts par l’oreille pour des sons émis dans de plus hautes fréquences : 110 dB, c’est par exemple le bruit ressenti dans le cockpit d’une voiture de course !

Afin d'étudier la perception des infrasons, l'équipe du LMA (Marseille) a mis au point cette cabine sonore équipée de 72 haut-parleurs.
Afin d'étudier la perception des infrasons, l'équipe du LMA (Marseille) a mis au point cette cabine sonore équipée de 72 haut-parleurs.

 

Dans la gamme infrasonore, il suffit de quelques décibels à peine pour passer d’un son à peine audible à un son perçu comme très fort. A 20 Hz, il suffira de passer de 90 dB à 100 dB pour avoir cette impression de forte augmentation.

Autre particularité que nous expérimentons dans la cabine : dans la gamme infrasonore, il suffit de quelques décibels à peine pour passer d’un son à peine audible à un son perçu comme très fort. « Dans la gamme de fréquences que l’oreille humaine entend le mieux, un son sera perçu comme faible à 20 dB et très fort à 80 dB. Mais à 20 Hz, il suffira de passer de 90 dB à 100 dB pour avoir cette impression de forte augmentation », poursuit Sabine Meunier. Grâce à la cabine et à la trentaine de volontaires qu’elle s’apprête à recevoir, la chercheuse espère en apprendre davantage sur les mécanismes auditifs liés à la perception des infrasons. « Il est établi par exemple qu’un son plus large en fréquences a tendance à être perçu comme plus fort qu’un son pur… Est-ce la même chose avec les infrasons ? On sait aussi qu’un son modulé en amplitude est perçu comme plus gênant qu’un son continu, indépendamment de son intensité… »

Des personnes plus sensibles que d’autres

Partie prenante du projet Ribeolh, Paul Avan cherche, lui, à comprendre la réaction du système auditif lorsqu’il est exposé aux infrasons. « Je vais mesurer les changements physiologiques qui pourraient se produire dans l’oreille interne après une exposition aux infrasons. Aussi bien dans le vestibule, l’organe chargé d’assurer notre équilibre, que dans la cochlée dédiée à l’audition. » Pour rappel, la cochlée, c’est l’organe en forme de spirale logé derrière le tympan, sur lequel se trouvent les cellules auditives : les cellules ciliées externes chargées d’amplifier le son reçu, et les cellules ciliées internes qui le transforment en signal électrique, transmis au cerveau. « La cochlée, c’est un peu comme un piano. Les sons aigus vont exciter seulement le bas de la cochlée, quand les sons graves, les basses fréquences, vont l’exciter sur toute sa longueur, soit deux tours et demi de spire chez l’humain », explique Paul Avan, qui cherche notamment à établir si un infrason reçu par l’oreille interne, mais resté inaudible, excite la cochlée de la même façon qu’un infrason entendu par le sujet7.

Parmi les examens pratiqués dans le cadre du projet Ribeolh, des tests d’oto-émission permettent d’enregistrer la réponse de l’oreille après une stimulation sonore.
Parmi les examens pratiqués dans le cadre du projet Ribeolh, des tests d’oto-émission permettent d’enregistrer la réponse de l’oreille après une stimulation sonore.

Le médecin prévoit, dans un deuxième volet de l’étude, de se focaliser sur les personnes plus sensibles aux infrasons, celles dont on pense que le seuil d’audibilité est un peu plus bas que la moyenne de la population, et qui ressentent une gêne quand d’autres n’entendent tout simplement rien. « Nous aimerions identifier les facteurs à l’origine de cette différence de perception : une particularité anatomique, par exemple une cochlée un peu plus longue, en est-elle la cause ? Une perturbation de l’endolymphe, le liquide qui baigne l’oreille interne, pourrait aussi expliquer cette plus grande sensibilité , avance le scientifique.

Mieux prédire le bruit des installations industrielles

Problème : les infrasons sont aujourd’hui l’angle mort de la réglementation sur le bruit dans de nombreux pays, dont la France. « En France, le bruit environnemental est essentiellement mesuré en décibels “pondérés” A (dB A). Ce système de pondération permet de tenir compte de la plus grande sensibilité de l’oreille à certaines fréquences, en leur donnant un plus grand poids, afin d’évaluer la gêne réelle occasionnée par des bruits comme le trafic routier, la circulation des trains, un concert… Or cette pondération A n’est pas adaptée aux fréquences situées au-dessous de 125 Hz, car elle applique un filtre qui les atténue fortement », explique David Ecotière, directeur adjoint de l’Unité mixte de recherche en acoustique environnementale8 (Umrae) et spécialiste de la propagation du son en milieu extérieur. « Généralement, quand nous, chercheurs, faisons des mesures d’infrasons, nous présentons nos résultats en décibels non pondérés. » Le scientifique pointe également le matériel souvent inadapté des bureaux d’étude sollicités pour réaliser les études de bruit environnemental, qui n’a pas la sensibilité requise dans les très basses fréquences.
 

Les infrasons sont aujourd’hui l’angle mort de la réglementation sur le bruit dans de nombreux pays, dont la France. La variabilité des niveaux sonores est également mal prise en compte lors des études préalables à l’implantation de nouvelles installations industrielles, notamment les parcs éoliens.

Autre maillon faible, selon le scientifique : la variabilité des niveaux sonores est mal prise en compte lors des études préalables à l’implantation de nouvelles installations industrielles, notamment les parcs éoliens. « Or on sait combien la topographie du lieu, mais aussi les conditions atmosphériques locales, vent, gradient de température, et enfin la nature du sol (dur ou pas, mouillé ou pas…), peuvent influer sur le niveau de bruit perçu par les riverains de ces installations. » Et de citer l’exemple de ce circuit de karting, où une mission d’expertise a été conduite : des mesures faites chez un riverain habitant à 800 m du circuit ont mis en évidence une différence de 15 dBA en fonction des conditions de vent et de température, à émission sonore équivalente.

« Le vent contraire a tendance à dévier les ondes sonores vers le ciel, quand un vent porteur les rabattra vers le sol et augmentera le niveau de bruit. Le gradient de température, c’est-à-dire la différence de température ente le sol et l’air, aura aussi pour effet de dévier l’onde sonore ou au contraire de la rabattre », détaille David Ecotière. Ainsi la nuit, propice aux inversions thermiques entre le sol et l’air, a généralement pour effet de rabattre les sons vers le sol et d’augmenter le niveau de bruit autour de la source sonore. « Cela vaut pour les hautes fréquences comme pour les infrasons », précise le scientifique.

Les scientifiques du projet Pibe ont mesuré le bruit généré par ce champ d'éoliennes d’Eure-et-Loir durant 410 jours.
Les scientifiques du projet Pibe ont mesuré le bruit généré par ce champ d'éoliennes d’Eure-et-Loir durant 410 jours.

Avec leurs pales de 50 m de long – soit une envergure totale de 100 m – les éoliennes se trouvent dans un cas particulier : du fait de ses dimensions, un dispositif de ce type peut se trouver simultanément exposé à des conditions de vent et de température différentes, ce qui rend les modèles de prédiction de bruit particulièrement difficiles à établir, témoigne le scientifique, qui coordonne depuis 2019 un vaste projet sur le bruit éolien : Pibe (pour Prévoir l’impact du bruit des éoliennes). « Nous avons enregistré en continu un champ de huit éoliennes durant 410 jours, à différentes distances, et dans toutes les configurations atmosphériques possibles », raconte le chercheur. Une base de données unique au monde, qui va notamment permettre de mieux prévoir le niveau de bruit d’un projet éolien, en y intégrant la notion de variabilité (tel niveau sonore envisagé, à + ou - tant de décibels9), et sera également mise à disposition de toute la communauté scientifique.

En attendant, ces enregistrements réalisés in situ ont été fournis à Sabine Meunier et ses collègues, et seront diffusés dans la cabine infrasonore du LMA à Marseille afin de faire progresser la connaissance sur la perception des infrasons et très basses fréquences. Et d’y voir plus clair sur ces ondes acoustiques trop peu étudiées. « Les infrasons suscitent beaucoup de fantasmes. On ne les voit pas, la plupart du temps on ne les entend pas, et leur propagation sur de longues distances rend l’identification de leur source parfois difficile, résume David Ecotière. Mais s’il s’avérait qu’ils ont un impact sur la santé, alors la législation sur le bruit et les normes en vigueur devraient fortement évoluer. » ♦

Notes
  • 1. Unité CNRS/Sorbonne Université.
  • 2. Contrairement aux ondes électro­magnétiques capables, elles, de se propager dans le vide.
  • 3. Unité CNRS/Centrale Lyon/Insa Lyon/Université Claude Bernard Lyon 1.
  • 4. Le Concorde est l’avion de ligne supersonique exploité par Air France et British Airways entre 1976 et 2003. Le bang lié à son déplacement lui a valu une interdiction de survol du territoire des États-Unis.
  • 5. Unité CNRS/Aix-Marseille Université/Centrale Méditerranée.
  • 6. Le bruit éolien est un bruit à large bande de fréquences, qui va de moins de 10 Hz à plus de 3 000 Hz. C’est un bruit « rose », qui a plus d’intensité dans les infrasons et les basses fréquences que dans les hautes fréquences.
  • 7. Dans le cadre du projet Ribeolh, une étude de gêne et une étude épidémiologique seront également conduites afin de déterminer si le bruit éolien a un impact sur la santé.
  • 8. Unité Université Gustave Eiffel/Cerema.
  • 9. Un outil sera prochainement mis en ligne sur le site du projet Pibe (https://www.anr-pibe.com/) pour estimer la variabilité sonore d’un projet éolien.
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Auteur

Laure Cailloce

Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.

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