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Mécanobiologie: les cellules sous pression
Imaginez qu’un éthologue tente d’étudier le comportement des baleines (ou des oiseaux, ou des cigales) sans tenir compte de leur capacité à émettre et percevoir des sons. Assurément, un bon nombre de ses observations resteraient inexplicables. C’est un peu dans cette situation que se trouvaient la biologie cellulaire et la biologie du développement il y a seulement vingt ans. Les scientifiques cherchaient à comprendre comment les cellules réagissent à leur environnement biochimique. Mais à l’exception de quelques équipes, ils négligeaient la capacité des cellules à « sentir » et à exercer des forces mécaniques. Or celles-ci ne flottent pas dans le vide. Les tensions et pressions qu’elles subissent leur donnent des informations indispensables pour s’adapter, pour adhérer à leur support ou pour migrer comme lors du développement embryonnaire.
Depuis deux décennies, la mécanobiologie, qui étudie comment les cellules et les tissus répondent aux conditions mécaniques de leur environnement, connaît un renouveau spectaculaire. Elle profite notamment de nouvelles techniques permettant d’observer presque en direct les cellules se déformer, résister à une pression, réorganiser leur cytosquelette ou déclencher des cascades de réactions biochimiques face aux forces mécaniques extérieures.
Du signal mécanique au signal biochimique
« C’est un domaine encore vert où il y a des découvertes importantes à faire », pense Michel Labouesse, chercheur à l’Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire1 d’Illkrich dont l’équipe s’installe à l’Institut de biologie Paris-Seine2 . Néanmoins, les chercheurs qui s’intéressent au cancer, à l’infection par des pathogènes ou encore à la cicatrisation se tournent résolument vers la mécanobiologie. Il en est de même pour l’ingénierie tissulaire, qui cherche à créer des tissus ou des organes qui pourront être ensuite implantés sur un patient. « Si on veut obtenir des organes ou des tissus actifs et fonctionnels, il faut connaître leurs propriétés mécaniques », indique Michel Labouesse. « On n’arrivera pas, par exemple, à obtenir des cellules tendineuses sans une mise sous tension des tissus. De même pour les cellules des articulations », ajoute René-Marc Mège, chercheur à l’Institut Jacques-Monod3, à Paris.
des organes ou
des tissus actifs
et fonctionnels,
il faut connaître
leurs propriétés
mécaniques.
L’un des concepts clés de cette science est celui de mécanotransduction, c’est-à-dire la façon dont la cellule intègre le signal mécanique et le transforme en signal biochimique lui permettant de réagir, de s’adapter et même de modifier l’expression de ses gènes. Mieux comprendre ce phénomène est l’un des objectifs de Michel Labouesse, qui cherche à saisir comment les forces mécaniques guident le développement embryonnaire du ver nématode C. elegans.
Son équipe a pu montrer en 2011 comment les contractions des cellules musculaires du ver sont transmises aux cellules épithéliales, permettant ainsi l’allongement de l’organisme. Les forces mécaniques sont transmises via une protéine membranaire qui, en se déformant, enclenche une série de réactions enzymatiques qui conduisent à modifier les propriétés du cytosquelette, cet ensemble de polymères qui confèrent aux cellules l’essentiel de leurs propriétés mécaniques. « C’était la première fois que l’on faisait une dissection aussi fine de la transduction d’un signal mécanique capable de modifier la structure des cellules », affirme Michel Labouesse.
Comprendre l’interaction mécanique des cellules entre elles
Autre domaine majeur de la mécanobiologie : comprendre la perpétuelle interaction mécanique des cellules entre elles ou avec la matrice qui les entoure qui leur permet de former des tissus cohérents. « L’adhésion des cellules au milieu extérieur n’est pas un phénomène passif. Les cellules sont capables de réagir aux sollicitations mécaniques de leur environnement », explique Benoît Ladoux, enseignant-chercheur à l’Institut Jacques-Monod. De fait, son équipe a montré que, placées sur un substrat trop mou, les cellules patinent et peinent à s’agripper, ce qui désorganise leur structure interne. Cela pourrait expliquer pourquoi la probabilité de mort par apoptose, le suicide cellulaire, augmente lorsque les cellules rencontrent des surfaces molles. En revanche, des substrats rigides les conduisent à organiser leur cytosquelette de façon à prendre appui et à exercer une forte pression sur l’extérieur.
Le lien qui unit les cellules entre elles explique une bonne partie des propriétés mécaniques d’un tissu ou d’un organe. René-Marc Mège et Benoît Ladoux tentent ainsi de comprendre comment les cellules épithéliales, comme celles qui forment les tubules rénaux, la peau ou la paroi de l’intestin, communiquent via des forces mécaniques afin de coordonner leurs mouvements et de renforcer leur cohésion. Mieux connaître ces processus au niveau fondamental pourrait permettre de mieux comprendre certains cancers. « Dans les cancers gastriques diffus, 70 % des cellules ont perdu leur fonction d’adhésion. De même pour les formes malignes du cancer lobulaire du sein et du cancer de l’endomètre », rappelle René-Marc Mège. On le voit, certaines cellules ont besoin de se sentir bien entourées et bien serrées pour être à l’aise.