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Iris Brémaud : le bois, l’art et la matière

Dossier
Paru le 16.02.2024
Femmes de science

Iris Brémaud : le bois, l’art et la matière

30.12.2021, par
Iris Brémaud, ici au Laboratoire de mécanique et génie civil de Montpellier, le 31 août 2021, pose avec un luth qu’elle avait réalisé pendant son apprentissage.
Naviguant entre la mécanique, l’ethnologie, la biologie et… la lutherie, Iris Brémaud cherche à comprendre la diversité et la complexité du bois, matériau qui a accompagné l’humanité tout au long de son histoire.

Cet article a été initialement publié dans le n° 11 de la revue Carnets de science.

Entre le métier de chercheur et celui d’artisan, il n’y a parfois qu’un outil. Un rabot à main par exemple. Cette proximité, Iris Brémaud, chercheuse au Laboratoire de mécanique et génie civil (LMGC) de Montpellier1 la vit au quotidien depuis près de vingt-cinq ans. Son fil rouge : le bois. Ou plutôt les bois, leur diversité et les usages, techniques et culturels, qu’en fait l’humanité. Patiemment, essence après essence, celle qui a choisi d’être scientifique par amour des plantes et de la lutherie étudie les facteurs mécaniques, biologiques et culturels qui ont fait l’histoire de ce matériau aux mille visages, ouvrant de nouvelles perspectives avec les chercheurs et artisans du monde entier qu’elle fédère autour de ce sujet.

Les racines d'une vocation

Cette passion trouve ses racines en plein cœur des Cévennes, dans une zone rurale de montagne où Iris Brémaud grandit et développe une sensibilité forte au monde végétal. Là, loin de la ville, elle suit l’école à la maison. Son temps libre, elle le consacre à l’école du dehors : elle s’initie très vite à la musique et au travail du bois. Elle commence par de toutes petites réalisations, un peu d’ébénisterie, quelques sculptures sur bois, et puis une première guitare. Adolescente, elle renforce sa pratique en apprenant les bases du métier dans les manuels techniques, à partir de sources scientifiques ou historiques. « Cette autonomie m’a donné le goût d’apprendre. Mais surtout, de comprendre : j’étais également passionnée par les sciences ; et, par-dessus tout, je souhaitais aussi contribuer à des enjeux écologiques », se souvient-elle.
 
Sa maîtrise de biologie végétale en poche, Iris Brémaud part en 1999 pour l’Angleterre suivre un apprentissage chez un grand luthier, spécialiste des luths Renaissance et Baroque. Car à cette époque, elle se rêve plutôt luthière. C’est un déclic. « J’étudiais quelque chose que je ne connaissais pas vraiment. D’où le besoin d’apprendre plus de finesses sur le bois par une pratique plus avancée. Mais, paradoxalement, c’est finalement à partir de questions posées par la pratique en atelier que j’ai décidé de devenir chercheuse… », confesse-t-elle. Épicéa, érable, buis, palissandre ou pernambouc, chaque essence détient des qualités différentes... et le bois de lutherie est en fait un excellent cas d’étude. « Il s’appuie sur une utilisation du bois très exigeante ; son choix repose sur des aspects culturels, sensoriels, acoustiques, mécaniques et esthétiques sur lesquels il existait un vrai manque de connaissances », poursuit-elle. Un pied dans les sciences, l’autre dans la lutherie, elle décide de se spécialiser dans la recherche, à l’interface de ces deux milieux et métiers passionnants.
 

Iris Brémaud en apprentissage dans une facture de luths au Royaume-Uni en 2000.
Iris Brémaud en apprentissage dans une facture de luths au Royaume-Uni en 2000.

Cette double casquette, Iris Brémaud va la porter tout au long de son parcours. En 2002, elle commence sa thèse à l’université de Montpellier et au laboratoire des bois du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, sur les différents bois utilisés ou utilisables en facture d’instruments de musique. C’est le début d’une longue collaboration avec des luthiers. Et tout en poursuivant son exploration de la diversité des bois, notamment les origines physico-chimiques de leurs propriétés, elle part à la découverte d’autres usages dans différentes cultures.

À la croisée des regards

Pour ce faire, elle multiplie les voyages à l’étranger, à Kyoto notamment, au Japon, où le bois est omniprésent. « J’y ai découvert l’importance de ce matériau dans le paysage sonore ainsi que dans toute la diversité d’artisanats de très haut niveau, reconnus au Japon comme un patrimoine immatériel majeur », se souvient-elle. Et d’ajouter « en sciences, il ny a pas de frontières. Ni géographiques ni entre les disciplines. » Au fil de ces années, Iris Brémaud étudie près de 450 espèces de bois, afin de constituer une base de données précise sur les propriétés vibratoires, anisotropesFermerSe dit d’un matériau dont la structure et les propriétés varient selon ses différentes directions, comme le fil du bois (longitudinale). et colorimétriques de ces centaines d’espèces. En parallèle, elle recense les usages des bois dans plus de 100 instruments, dont ceux – peu étudiés – des musiques traditionnelles du monde entier. Puis elle cherche à comprendre les modalités fines de choix de bois par une communauté d’artisans sur un terrain plus ciblé : la lutherie violon.

Dans son laboratoire, Iris Brémaud pose avec des échantillons d'épicéa de lutherie violon.
Dans son laboratoire, Iris Brémaud pose avec des échantillons d'épicéa de lutherie violon.

« À travers les millénaires et les cultures, les usages des bois par les groupes humains se sont développés en lien direct avec les propriétés du matériau, explique Iris Brémaud, mais aussi avec les ressources forestières disponibles et leur formidable diversité, et en fonction des relations que les sociétés humaines ont entretenues avec le règne végétal. » Restituer ces multiples dimensions, convoquer à parts égales ces différentes approches, c’est tout l’objectif de la démarche « ethno-bio-mécanique » que la chercheuse développe au fil des ans. Et qu’elle va affiner à son entrée au CNRS, en 2013. Elle intègre alors l’équipe Bois au LMGC pour y explorer tout le cycle de vie du bois-matériau. « Les relations des humains avec le bois ne sont encore que trop rarement étudiées dans une optique qui relierait les différentes approches des sciences physiques et naturelles, des sciences humaines et sociales, et des acteurs des métiers et du travail du bois », explique-t-elle.

La même année, elle se lance dans la création d’un symposium croisant les regards européens et japonais, toujours dans le but de faire dialoguer artisans-chercheurs et chercheurs-artisans, spécialistes du bois, exerçant en atelier ou en laboratoire. Le succès dépasse ses espérances : plus de 130 personnes de 15 pays différents se déplaceront pour la 1re édition, à Montpellier, en 20142. « Cela répondait à une attente et a permis à chacun de se découvrir des proximités », se réjouit la chercheuse. Des proximités et des échanges qui peuvent permettre de relever des interactions ou des phénomènes plus complexes qu’attendus et, surtout, des résultats parfois surprenants.

Pour étudier ses propriétés vibratoires, la chercheuse place un échantillon de bois normalisé, ou « éprouvette », dans le dispositif Vybris.
Pour étudier ses propriétés vibratoires, la chercheuse place un échantillon de bois normalisé, ou « éprouvette », dans le dispositif Vybris.

En combinant des méthodes d’enquêtes, de caractérisation physico-mécanique et de perception sensorielle, Iris Brémaud et ses étudiants ont pu observer, par exemple, que certains luthiers violons utilisent essentiellement la vision et le toucher pour choisir leur bois ; par ces sens, ils estiment bien des propriétés « acoustiques ». Autrement dit, ce choix suggère une utilisation empirique, acquise par une longue expérience, de relations structure-propriétés comme celles étudiées en sciences des matériaux. Autre conclusion inattendue, des luthiers, ébénistes, ou tourneurs ont des opinions sur les différents types de vieillissement plus proches des tout derniers résultats en physique que de certains clichés véhiculés dans l’imaginaire collectif  au sujet de la « valeur de l’ancien », qui relèvent d’une grande part de sociologie et d’histoire.

Des humains et des bois

Plus en avant, ses recherches l’ont conduite à s’interroger sur l’avenir des bois d’artisanats, touchés eux aussi par les bouleversements socio-écologiques. De fait, sur plus de 60 000 espèces d’arbres identifiées, au moins 9 600 sont aujourd’hui menacées d’extinction. « C’est un paradoxe : les arbres, qui aujourd’hui pourraient atténuer les bouleversements environnementaux auxquels nous faisons face, sont eux-mêmes impactés par ces changements globaux », déplore la chercheuse. En dépit de l’importance culturelle et technique de ces bois, et de l’urgence en termes de conservation à la fois de la biodiversité et du patrimoine socio-culturel, il n’existe que très peu de données sur leurs propriétés physico-mécaniques et acoustiques. La chercheuse tente désormais d’aborder ces questions au travers d’espèces emblématiques.

Iris Brémaud rend souvent visite à Bernadette Backes dans son atelier d’ébénisterie, à Montpellier. Elles échangent ici autour des placages de plusieurs bois employés en marqueterie/ébénisterie à différentes époques (31 août 2021).
Iris Brémaud rend souvent visite à Bernadette Backes dans son atelier d’ébénisterie, à Montpellier. Elles échangent ici autour des placages de plusieurs bois employés en marqueterie/ébénisterie à différentes époques (31 août 2021).

Les palissandres3, par exemple, sont des espèces majeures dans la fabrication d’instruments de musique des différents continents, tels que les guitares, les instruments à vent de la famille des bois, marimbas de concert (xylophone africain à résonateurs), etc. Ces bois tropicaux précieux sont utilisés par les artisans dans de très faibles volumes avec peu d’impact sur les ressources naturelles. « Mais ces dernières années, la consommation industrielle a explosé, notamment en Chine », explique-t-elle, surtout pour du mobilier massif de luxe – bois de « hongmu ». L’ampleur de la situation a poussé la Convention sur le commerce international des espèces menacées (Cites) à inscrire en 2017 les palissandres sur la liste des espèces protégées. Autres causes mais même sort depuis 2007 pour le pernambouc (Pau Brasil ou « bois de braise »), l’arbre national du Brésil qui, dès la fin du XVIIIsiècle, devient le bois archétype des archets de violons. Certains bois sont ainsi menacés par une surconsommation industrielle, d’autres par la déforestation, les changements d’usages des sols ou l’abandon d’espaces ruraux en Europe. « Tous ces bouleversements se répercutent sur le travail des artisans, victimes collatérales de cette surexploitation », regrette Iris Brémaud. La chercheuse entend bien tirer parti du statut culturel des bois d’artisanats et de lutherie pour alerter sur ces problématiques plus globales de perte de biodiversité végétale.

À travers le projet Time4WoodCraft4, elle souhaite aujourd'hui se rapprocher davantage des spécialistes en sciences humaines et sociales et en sciences de l’environnement pour explorer les dimensions multiples du temps dans les artisanats du bois et dans les bois d’artisanats. « Il est temps de repenser nos rapports au temps et à l’environnement, entre le temps mesurable et le temps perçu, entre le temps physique et les temps du vivant – de l’arbre ou de l’humain », conclut-elle. Dans la société comme en recherche, l’intérêt actuel pour le matériau bois et l’attrait croissant pour les métiers artisanaux témoignent de ce besoin de retrouver du sens au temps. Et à la matière. ♦
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Le bois, matériau du vivant

Échantillonnage dans une section de tronc de buis Buxus sempervirens. Ces échantillons normalisés mesurent 2 cm, une précision cruciale pour l’étude du bois.
Échantillonnage dans une section de tronc de buis Buxus sempervirens. Ces échantillons normalisés mesurent 2 cm, une précision cruciale pour l’étude du bois.

La structuration du bois aux différentes échelles s’est optimisée et diversifiée au long cours de l’évolution biologique, et détermine ses propriétés mécaniques. Celles-ci dépendent du temps : c’est la viscoélasticité. On l’observe dans les déformations qu’il subit (c’est le « fluage », à l’image d’une étagère qui s’affaisse sous le poids de livres), ainsi que sur ses propriétés vibratoires avec l’amortissement des vibrations, qui dépend beaucoup de la chimie des différentes familles et espèces botaniques. Le bois absorbe et résorbe aussi l’humidité ambiante – l’hygroscopicité. « C’est un compor­tement mécanique très complexe. On a découvert, par exemple, que le bois est déstabilisé lors de changements puis revient très lentement à son état d’équilibre. Ces états transitoires peuvent expliquer un certain nombre d’anomalies apparentes de comportement », explique Iris Brémaud. Enfin, le bois est également un matériau anisotropeFermerSe dit d’un matériau dont la structure et les propriétés varient selon ses différentes directions, comme le fil du bois (longitudinale).. « Mais tout cela, c’est une vision idéale du mécanicien. L’arbre ne suit pas toujours un schéma… », s’amuse-t-elle. Par exemple dans les érables ondés : d’un point de vue de l’ingénierie, ces ondes seraient un défaut ; pour l’artisan, c’est une singularité très recherchée (comme pour le dos des violons) ; pour l’arbre, c’est juste l’un des modes de croissance possibles ! ♦

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