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La recherche sur les pays d’Asie est la vocation du groupement d’intérêt scientifique (GIS) que vous dirigez depuis sa création, en 20131. Quels sont les principaux sujets de recherche étudiés au sein de ce GIS ? Comment permettent-ils d’éclairer l’actualité ?
Sébastien Lechevalier2 : Plusieurs thèmes ont pris de l’importance ces dernières années. Les recherches sur les migrations – de l’Asie du Sud-Est vers le Japon notamment –, la question du genre, de la place des hommes et des femmes en Chine ou en Inde par exemple, les réflexions sur le rôle de l’État suite aux dernières crises économiques… Étudier ce qui se passe en Asie permet ainsi de porter un regard neuf, décentré, sur des thèmes qui font également débat en France. À l’inverse, on observe des phénomènes inédits dans l’histoire du monde, comme le vieillissement rapide des populations japonaises et coréennes, conjugué à un effondrement de la natalité et de l’espérance de vie. Nous essayons de comprendre pourquoi les choses ne se passent pas comme en Europe, ce qui nous permettra de mieux comprendre notre propre histoire. Enfin, l’Asie joue un rôle de plus en plus important dans les relations internationales. La région, traditionnellement dominée par le Japon jusqu’à la fin des années 1990, est déstabilisée par la montée en puissance de la Chine. La géopolitique a de ce fait le vent en poupe au sein du GIS Asie. Il sera d’ailleurs intéressant d’observer si le recul américain de Donald Trump sur la question climatique consolidera encore le leadership chinois dans le monde.
Et selon vous, Rémy Madinier, qui avez été membre du comité de préfiguration de ce GIS, que permet cette vision globale sur l’Asie ?
Rémy Madinier3 : Ce point de vue nous aide à mieux comprendre le sentiment d’appartenance asiatique, qui progresse rapidement. Les collaborations régionales se multiplient sur place, une structure comme l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est – qui regroupe dix pays de la région – a pris une dimension culturelle importante ces dernières années. Depuis 2013, la Chine encourage aussi le développement de ce qu’on appelle « les nouvelles routes de la soie », un circuit économique contribuant à unifier davantage les intérêts des pays d’Asie. Le GIS fait miroir à ce mouvement de fond et nous aidera à mieux comprendre cette nouvelle donne.
Quel est l’intérêt de se focaliser sur une aire culturelle, par rapport à une approche plus traditionnelle par champ disciplinaire ?
R. M. : L’approche par aire culturelle, plus récente, permet d’avoir une vision plus cohérente d’une région : lorsque vous mettez autour d’une même table un géographe, un économiste et un philosophe pour travailler sur le Japon, vous croisez différents regards sur un même thème, ce qui est toujours enrichissant. Il y a aussi beaucoup d’avantages pratiques : vous pouvez organiser plus facilement de grands congrès sur l’Asie ou inviter des chercheurs étrangers, par exemple. Un laboratoire isolé aura du mal à faire venir un scientifique chinois, tandis que ce dernier se déplacera plus facilement s’il a l’occasion de rencontrer un grand nombre de spécialistes de son pays.
S. L. : En France, les « études asiatiques » n’existent pas : nous avons de la sinologie, des études indiennes, japonaises…, plus ou moins équilibrées, d’ailleurs. Les études chinoises sont largement dominantes par exemple, et d’autant plus prestigieuses dans le monde. L’un des rôles du GIS est de permettre un rééquilibrage entre ces différentes approches. Nous prétendons en outre qu’il y a des points communs entre ces différentes zones régionales, sans pour autant occulter qu’il est extrêmement difficile de définir l’Asie.
Qu’appelle-t-on « l’Asie » justement ?
S. L. : Ce n’est pas juste un espace dont on pourrait facilement tracer les frontières, c’est aussi une histoire, une culture, des civilisations… Et des zones frontalières toujours mouvantes. Au-delà de la péninsule Arabique, la ville d’Istanbul est elle-même coupée en deux versants européen et asiatique. Et en Extrême-Orient, si l’on choisit généralement de s’arrêter au Japon, il y a tout un débat pour savoir si des villes comme Vancouver et Sidney doivent être considérées comme asiatiques… Nos recherches ont cependant toutes en commun de privilégier une approche de terrain, l’étude d’une langue souvent difficile d’un point de vue français, ainsi qu’une certaine approche disciplinaire et théorique.
En fin de compte, ce groupement d’intérêt scientifique a permis de fédérer une communauté de chercheurs et de forger un nouveau champ disciplinaire…
S. L. : Tout à fait. Si vous prenez les études sur l’Asie, vous trouverez des économistes, des juristes, des historiens, des anthropologues…, à l’origine éparpillés dans différentes structures et n’ayant pas forcément l’occasion d’échanger ou de collaborer. Le GIS a permis de les rassembler de façon souple : nous avons établi une convention entre les principaux établissements concernés, impliquant des partenariats scientifiques réguliers ainsi que la création d’instances de décision et d’animation. Nous avons notamment fait en sorte que le conseil scientifique soit diversifié et représente, autant que possible, toutes les facettes de l’Asie : aussi bien les recherches sur le Japon, l’Indonésie ou encore le Kazakhstan. 80 % des chercheurs spécialisés en études asiatiques ont ainsi bénéficié d’un espace d’échanges et de collaborations, ce qui n’était pas le cas il y a encore cinq ans.
R. M. : L’étude de l’Asie est historiquement bien implantée en France, mais s’est structurée autour de quelques disciplines : l’histoire, la linguistique ou encore l’anthropologie. D’autres approches se sont développées ces dernières années et ne bénéficiaient pas des mêmes moyens, comme le droit ou l’économie. Il était d’autant plus important de les rassembler et d’encourager des collaborations transversales. Avec Sylvie Démurger et Loraine Kennedy, les autres membres du comité de préfiguration du GIS Asie, nous avons donc rencontré les directeurs d’unités de recherche qui pouvaient être concernées, ce qui nous a également permis de dresser un panorama des études sur l’Asie en France – des besoins en matière de poste ou de formation des doctorants par exemple –, dont nous ne pouvions avoir qu’une vague idée auparavant.
En quoi une structure comme le GIS Asie aide-t-elle les chercheurs français ?
R. M. : Pour prendre un exemple simple, nous avons multiplié les échanges avec des instituts de recherche basés en Asie : cela facilite les échanges, notamment pour les jeunes doctorants qui souhaitent se rendre sur place. Après, le GIS est une structure très souple qui ne révolutionne pas notre façon de travailler. Dans l’absolu, les recherches actuelles auraient pu se faire autrement. Mais cela crée un effet d’entraînement, la mise en place d’un réseau, une ouverture à de nouvelles opportunités. S’il n’y a pas d’effets directs, nous savons que la multiplication de ces rencontres et des échanges informels induit à long terme de nouveaux projets et une meilleure circulation de l’information.
S. L. : Même en France, les spécialistes de l’Asie communiquent mieux aujourd’hui qu’il y a cinq ans. Lorsqu’un jeune chercheur souhaite se rendre en Corée par exemple, il peut bénéficier plus facilement des retours d’expérience de ses pairs et obtenir davantage de contacts sur place. Plus largement, le rôle du GIS est aussi de sensibiliser la politique de la recherche à la spécificité des études asiatiques.
Pour les études sur le terrain, les difficultés peuvent être grandes…
S. L. : Nous devons en effet accéder à un terrain toujours éloigné, parfois difficile d’accès ; nous devons également apprendre une langue très différente de nos racines gréco-latines, nous saisir d’une histoire et de référents culturels peu étudiés dans les parcours de formation classique… Tout cela prend du temps et requiert des moyens spécifiques. Le modèle de la thèse réalisée en trois ans, qui tend à s’imposer, n’est pas adapté à un tel travail. Le coût d’une enquête de terrain sur la prostitution en Chine, par exemple, n’est pas le même que celui d’un travail plus documentaire. Notre rôle est aussi de faire entendre ces difficultés pour améliorer la recherche.
Cela contribue-t-il à une internationalisation de la recherche française et à une meilleure visibilité de celle-ci en Asie notamment ?
S. L. : La bonne santé des études asiatiques est une excellente nouvelle pour les sciences humaines et sociales. Ce domaine s’est traditionnellement construit autour de problématiques très hexagonales et de collaborations avec le monde anglo-saxon pour l’essentiel. L’ouverture à l’Asie est une bouffée d’air frais pour les chercheurs français, permettant d’aborder de nouvelles questions et de sortir d’une relation bilatérale avec les États-Unis notamment. Et effectivement, la multiplication des collaborations avec des instituts asiatiques offre une visibilité sans précédent aux travaux français sur place. L’importance des études sur les aires culturelles est d’autant plus grande que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la mondialisation n’est pas une convergence, mais se traduit par le maintien de disparités profondes entre les régions du monde. Il paraît d’autant plus essentiel de nourrir le dialogue entre celles-ci.
Consultez le programme du 6e Congrès sur l'Asie qui se tient à Sciences Po Paris du 26 au 28 juin 2017.
- 1. Le mandat du directeur du GIS Asie s’achèvera fin juin 2017.
- 2. Chercheur au laboratoire Chine, Corée, Japon (unité CNRS/EHESS/Université de Paris), au Centre de recherches sur le Japon de l’EHESS, et Président de la Fondation France-Japon de l’EHESS.
- 3. Codirecteur du Centre Asie du Sud-Est (CNRS/EHESS/Inalco), Rémy Madinier a participé à la création du GIS Asie.
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Auteur
Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.
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