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En avril dernier, une conférence internationale dont vous êtes l’une des responsables scientifiques1, réunissait à Angoulême à la fois des spécialistes en psychologie, sociologie, histoire, sciences de gestion, etc. et des professionnels du marketing jeunesse pour discuter de leurs pratiques… et peut-être pousser à les corriger. Pour commencer, pouvez-vous rappeler l’impact de notre culture de consommation de masse sur les enfants ?
Valérie-Inés de la Ville2 : Un premier constat s’impose : même en imaginant qu’un bébé ou un jeune enfant n’aille jamais dans un magasin, cela ne l’empêche pas de se trouver déjà dans un bain marchand. À la maison, il peut observer tous les produits que ses parents rapportent de l’espace commercial, leur packaging, leur logo, leurs personnages de marque, etc. Et si la télé ou la radio sont branchées, il découvre très rapidement les jingles, les publicités… Le monde marchand vient à lui car nous sommes immergés dans une culture de consommation de masse. On pourrait presque dire qu’un bébé connaît in utero les jingles commerciaux que sa maman écoute ! En tout cas, une étude américaine a montré que dès six mois, un enfant reconnaît le logo de Mac Donald’s. Plus tard, même s’il n’est pas en mesure d’acheter lui-même les produits, l’enfant dispose souvent d’une grande capacité d’influence pour orienter les achats de ses proches (parents, grands-parents, amis, fratrie). On estime que, pour certaines catégories de produits (alimentation, achats de séjour en club, sorties culturelles…), il intervient sur 70 à 80 % des décisions d’achat de sa famille. Par ailleurs, il représente un marché futur car 75 % des marques auxquelles il est exposé au cours de son enfance feront partie de son répertoire une fois devenu adulte.
L’enfant consommateur de produits qui lui sont destinés existe depuis toujours… À partir de quand observe-t-on une inflexion du phénomène ?
V.-I. V. : Pendant des siècles, les objets destinés aux enfants ont été fabriqués dans le cadre d’une économie domestique agricole ou artisanale. C’est à la fin du XVIIIe siècle et, surtout, au milieu du XIXe, que des industries liées à l’enfance sont apparues en Europe et aux États-Unis. Un discours marchand adressé à la mère mais également à l’enfant s’est alors progressivement structuré et a entraîné la naissance d’un marketing de masse. Les premiers grands magasins, par exemple, ont créé des rayons pour petits garçons et fillettes et distribué aux bambins des images et des ballons arborant le nom du magasin. Ces pratiques se sont sophistiquées au début du XXe siècle, comme en témoignent les revues professionnelles de l’époque qui apprenaient déjà aux vendeurs à s’adresser à l’enfant accompagné de sa mère et à tenir compte de ses désirs sans froisser cette dernière. La société Poulain, elle, produisait en 1900 plus de 350 000 chromos (images imprimées) qui étaient glissés chaque jour dans les tablettes de chocolat.
De Groquik, mascotte vintage de poudre chocolatée3, à Lulu l’ourson, qui décore l'emballage de biscuits pour les petits, l’utilisation de personnages issus de dessins animés ou de l’édition est une technique marketing très courante. Quelles en sont les limites ?
V.-I. V. : Le personnage de marque est utilisé pour créer un lien affectif avec l’enfant qui ne sait pas encore lire. Ce dernier ne s’intéresse pas aux caractéristiques intrinsèques du produit, mais reconnaît le personnage sur le packaging et apprécie qu’il l’emmène vivre des aventures imaginaires, lui propose des activités ludiques… Pour autant, faire appel à la licence à forte notoriété du moment ne constitue pas une solution infaillible, comme le montre l’exemple du géant Shrek que le groupe agroalimentaire américain Kellogg’s a choisi en 2007 pour booster ses ventes de céréales auprès des enfants. Des associations américaines de consommateurs ont attaqué la société au motif que Shrek est un ogre qui mange de façon compulsive et a de mauvaises manières à table, sans compter qu'elles jugeaient les céréales en question nutritionnellement inadaptées aux besoins des enfants. Ce cas d’école fait penser aux gâteaux « Lulu l’ourson », qui selon Open Food Facts seraient classés D sur l’échelle du Nutri-Score4. L'ONG Foodwatch, qui a lancé une pétition, considère que ces biscuits sont promus à travers l’organisation de fêtes d’anniversaire et une mascotte qui s’adresse aux enfants, alors que le groupe Mondelez a signé le « EU Pledge5 », un engagement d’autorégulation des industriels de l’alimentaire qui prévoit de ne pas adresser de publicités aux enfants de moins de 12 ans6.
À ce propos, fin mai, l’Assemblée nationale s’est refusée à imposer le Nutri-Score sur les emballages mais aussi à inscrire dans la loi l’interdiction des publicités pour des produits alimentaires trop gras, trop sucrés ou trop salés à destination des enfants. Comment jugez-vous ce refus au sujet de la publicité ?
V.-I. V. : D’abord, il ne faut pas oublier que toute publicité est interdite dans les programmes jeunesse du service public. D’autre part, s’il est important d’encadrer très strictement la publicité à destination des enfants, voire de la proscrire quand il s’agit de « junk food » (produits de mauvaise qualité nutritionnelle), l’interdire sur toutes les chaînes de télévision ne résoudra pas à soi seul le problème de l’obésité, et risque de créer d’autres problèmes. Les chaînes sont en effet contractuellement tenues de contribuer au financement d’œuvres destinées au jeune public. Si les revenus de leur régie publicitaire diminuent, leur participation au financement de nouveaux programmes pour les enfants baissera également puisque cette participation est calculée sur leur chiffre d’affaires.
Plus globalement, comment inciter les industriels de l’agroalimentaire à respecter certaines règles éthiques alors qu’ils sont sous la pression de leurs actionnaires ?
V.-I. V. : Les marques qui s’adressent à la jeunesse doivent comprendre qu’elles partagent une responsabilité de coéducation du jeune citoyen avec d’autres institutions : la famille, l’école, l’État, le corps médical… Déjà, des PME ont bien saisi l’importance de communiquer de façon engagée vis-à-vis des parents et de faire coïncider leurs pratiques avec leurs discours. Dans l’alimentation, le succès de réseaux comme Biocoop, gérés dans une perspective de long terme, apporte la démonstration qu’il est possible de pratiquer une autre relation entre producteurs, distributeurs et consommateurs. Les jeunes eux-mêmes se montrent de plus en plus résistants aux promesses et aux techniques du marketing dont les ficelles sont régulièrement dénoncées par des associations de consommateurs et même par l’Institut national de la consommation (INC), qui mène des enquêtes indépendantes montrant le décalage entre les allégations nutritionnelles de certains produits et leur composition réelle. Les parents et les jeunes sont également très intéressés par l’économie collaborative et vont sans doute massivement contribuer à nourrir des bases de données sur les produits comme Open Food Facts, Yuka, Foodvisor… L’utilisation croissante de ce type d’applications gratuites permettant d’obtenir le score nutritionnel de la plupart des aliments devrait avoir un impact direct sur les ventes des marques peu soucieuses de la véracité des messages marketing qu’elles promeuvent.
Quels problèmes pose la communication de marques de boissons dites « énergisantes », que consomment régulièrement 68 % des adolescents ?
V.-I. V. : Le marketing de ces marques joue sur l’excitation liée à une expérience extrême et fait de boissons à forte teneur en caféine des sortes de « potions magiques ». En sponsorisant des compétitions de sports extrêmes (comme le freeride, le base jump…), les marques créent chez l’adolescent un imaginaire lié à la performance sportive. Or, certains produits sont décriés par les médecins comme un cocktail de substances chimiques dont la consommation excessive est susceptible d’entraîner des céphalées, des troubles du sommeil, et des troubles cardiovasculaires et hépatiques, en particulier s’ils sont utilisés pour se réhydrater après un effort physique intense.
Pourquoi les marques ciblent-elles aujourd’hui en priorité le segment des « tweens » (abréviation de « between children and adolescents »), qui correspondent grosso modo aux 8-12 ans ?
V.-I. V. : Ces apprentis consommateurs, qui refusent tout ce qui est enfantin et aspirent à imiter des modèles plus adultes, veulent découvrir l’univers des marques et utiliser celles-ci comme ressources pour se construire une identité sociale. Ils sont aussi très sensibles au fait d’appartenir à un groupe et acceptent la prescription si elle vient d’un pair, sans oublier qu’ils ont des pratiques médiatiques qui leur donnent de l’autonomie par rapport à leurs parents. Enfin et surtout, ils disposent de sommes relativement importantes d’argent de poche. Selon une étude récente d’un cabinet de conseil spécialiste de la jeunesse, la somme globale donnée aux 4-14 ans en France avoisinerait 1,1 milliard d’euros par an.
Les jeunes consomment de moins en moins de télévision mais n’échappent pas pour autant à ce ciblage marketing… Quelle stratégie utilisent les marques pour contrer cette désaffection ?
V.-I. V. : Les jeunes répugnent à être la cible de messages publicitaires invasifs qui interrompent l’activité culturelle dans laquelle ils sont immergés. Ils préfèrent visionner avec leur téléphone mobile des programmes courts en streaming ou en VOD sur lesquels il n’y a pas de publicité. Les studios de production et les annonceurs l’ont bien compris et ont trouvé une parade : développer le placement de produit (le fait de payer pour qu’une marque soit évoquée ou montrée dans une production audiovisuelle). Le procédé est interdit en France pour les émissions jeunesse, mais autorisé pour les œuvres cinématographiques, les séries télé et les clips musicaux.
De leur côté, les jeunes bousculent aussi les canons du marketing en postant des « vidéos de déballage7 » sur YouTube. Quel est le statut des enfants Youtubeurs comme Ryan, un petit Américain de 6 ans qui a perçu 11 millions de dollars (9,4 millions d’euros) entre juin 2016 et juin 2017 grâce à ces tests de jouets ?
V.-I. V. : Pour l’instant, un vide juridique entoure ces pratiques. Est-ce du loisir ou du travail ? L’association Open (Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique) considère qu’il s’agit de travail dissimulé qui rapporte de l’argent aux parents et réclame une législation sur ce point. Comme ces Youtubeurs nouent des partenariats avec des marques, l’European Advertising Standards Alliance (l’association qui regroupe les diffuseurs, les plateformes et les groupes médias pour proposer des règles d’autorégulation des pratiques publicitaires dans le domaine du numérique) suggère de son côté de rendre obligatoire le signalement, dans les vidéos YouTube, des contenus sponsorisés par une marque, ce qui les rapprocherait d’une publicité. Somme toute, les enfants, aujourd’hui, s’amusent (ou travaillent ?) pour créer des contenus qui permettent de constituer des audiences, lesquelles sont ensuite monétisées par les plateformes qui diffusent leurs productions (YouTube, Facebook, Twitter, Instagram…). Les enfants se retrouvent donc au cœur même d’un nouveau système capitaliste de médias de masse qui se construit à partir de leur créativité et des contenus générés par les audiences.
Les vidéos des communications réalisées lors du colloque « Child and Teen Consumption » sont disponibles ici.
- 1. Elle en est aussi la créatrice en 2004.
- 2. Professeure à l’Institut d’administration des entreprises, directrice du Centre européen des produits de l’enfant à l’université de Poitiers.
- 3. Groquik fut remplacé dans les années 1990 par Quicky, un lapin à l’allure plus svelte.
- 4. Le Nutri-Score est un logo à cinq couleurs – du vert foncé (A) à l’orange foncé (E) – apposé sur les emballages et destiné à renseigner le consommateur sur la qualité nutritionnelle des produits alimentaires transformés. Ce dispositif, facultatif, est recommandé par un arrêté ministériel du 31 octobre 2017.
- 5. www.eu-pledge.eu
- 6. Selon http://industrie-agroalimentaire.com, le groupe Mondelez assure adresser ses publicités aux parents et ainsi agir conformément à son engagement européen.
- 7. Dans une vidéo de déballage (ou « unboxing »), un consommateur, généralement un influenceur du domaine, se met en scène en train d’ouvrir l’emballage d’un produit et faisant des commentaires sur celui-ci.
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).
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