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Pierre le Grand, le tsar qui aimait les sciences
Voilà trois siècles, à quelques semaines près, le tsar Pierre le Grand (1672-1725) quittait la France au terme d’un séjour haut en couleurs et en douleurs… pour le protocole. De fait, deux mois durant, cet hôte imprévisible a bouleversé le programme établi à son intention et bousculé l’étiquette en vigueur à Versailles.
Un monarque atypique
« Le règne entier de Pierre a été à l’image de cette visite diplomatique où il a malmené le cérémonial en prenant par exemple le roi Louis XV, qui n’avait que sept ans, dans ses bras pour l’embrasser, ce qui a scandalisé la cour, raconte Francine-Dominique Liechtenhan, directrice de recherche au Centre Roland-Mousnier1 et conseillère scientifique de l’exposition « Pierre le Grand. Un tsar en France, 1717 », qui s'est tenue de mai à septembre 2017, dans le cadre de l'année franco-russe 2016-2017 du tourisme culturel. En quarante-trois ans de pouvoir, Pierre n’a eu de cesse de transformer en profondeur son pays en créant une armée permanente fondée sur la conscription (tout moujik était assujetti à un service militaire de vingt-cinq ans), en menant une politique d’expansion territoriale (à l’extrême fin de son règne, la Russie s’étendait de la Baltique au Pacifique et à la Caspienne) et en transférant sa capitale de Moscou à Saint-Pétersbourg pour se rapprocher géographiquement, économiquement et intellectuellement de l’Europe occidentale. »
Ce géant de deux mètres, désireux de permettre à tout un chacun de monter dans l’échelle sociale grâce à ses mérites, a favorisé la création d’environ deux cents manufactures et de nombreuses écoles (militaires, techniques, médicales…), réduit l’influence de l’Église orthodoxe et même métamorphosé physiquement ses sujets en interdisant aux hommes de porter la barbe et le kaftan (long manteau traditionnel très chaud) et en imposant aux femmes de s’habiller elles aussi à l’occidentale. « Même s’il a gouverné dans l’improvisation permanente et laissé une Russie minée par d’interminables guerres et dépourvue d’une administration compétente, Pierre a précipité le pays le plus vaste du monde dans la modernité et l’a hissé aux premiers rangs de la hiérarchie des grandes puissances continentales », résume Francine-Dominique Liechtenhan.
La passion des sciences et des techniques
Atypique, celui qui s’est fait proclamer empereur de toutes les Russies en 1721 l’a été également en raison de son intérêt pour la science et la technique. Passionné, dès ses quinze ans, par les compas de marine et les astrolabesFermerInstruments permettant de représenter le mouvement du Soleil et des étoiles au-dessus de l’horizon d’un lieu., le jeune prince s’en est fait expliquer le fonctionnement par un Hollandais féru d’astronomie, Franz Timmerman. Lequel lui a en outre inoculé le virus des mathématiques, de la géométrie, de l’architecture militaire et de la balistique. Un autre Batave, constructeur de navires de son état, Karsten Brandt, lui a pour sa part enseigné l’art de la navigation. « Adolescent, Pierre a encore reçu une forge, du matériel de menuiserie et de maçonnerie, détaille Francine-Dominique Liechtenhan. Au total, il aurait acquis la maîtrise d’une quinzaine de métiers manuels différents, chose inimaginable pour un monarque français ou anglais ».
Voyager en Europe, si nécessaire incognito sous le nom de Pierre Mikhaïlov, a été pour ce tsar pétri d’admiration pour Alexandre le Grand l’occasion d’assouvir sa soif de sciences, d’échanger avec la fine fleur des savants et de s’enquérir des derniers acquis de la technologie occidentale.
Son premier déplacement à l’Ouest (et le premier séjour d’un souverain russe à l’étranger), de mars 1697 à septembre 1698, lui a notamment permis d’approfondir ses connaissances en artillerie en Prusse, de travailler pendant quatre mois et demi comme simple ouvrier sur des chantiers navals et de s’initier à la chirurgie en Hollande, d’inspecter des fonderies en Allemagne, d’assister à une séance de la Royal Society, d’effectuer des observations de Vénus à l’observatoire de Greenwich et de s’exercer à la fabrication de cercueils chez un menuisier en Angleterre…
Un « tourbillon » de savoirs
D’une durée d’un peu plus de vingt mois (de janvier 1716 à octobre 1717), son deuxième voyage en Occident l’a vu rester de longues semaines en France, dont 43 jours à Paris. « Ce voyage, qui visait d’abord à faire reconnaître les conquêtes russes autour de la mer Baltique, a été un fiasco diplomatique, commente Francine-Dominique Liechtenhan. En revanche, Pierre a profité de ce déplacement pour donner libre cours à sa libido sciendi (désir de savoir). Son séjour en terre française, à cet égard, a été un véritable tourbillon. »
Fuyant le cérémonial compliqué et tatillon de la cour, le tsar âgé de 45 ans s’est rendu pas moins de trois fois à l’Observatoire de Paris, a scruté au Louvre les modèles réduits des places fortes construites par Vauban, arpenté le jardin des Plantes et admiré le cabinet de curiosités du contrôleur général des postes Louis-Léon Pajot, comte d’Onsenbray, concepteur d’un anémomètre. Levé aux aurores et flanqué d’interprètes – il parlait le néerlandais et un peu l’allemand mais ne maîtrisait pas le français –, Pierre n’a pas non plus manqué de se rendre à la Sorbonne, à l’Imprimerie royale et aux Gobelins pour y interroger des ouvriers et des teinturiers, et s’est extasié devant les tringles, les engrenages et les bielles de la machine de Marly chargée d’alimenter en eau les fontaines de Versailles.
Désireux de remplir ses malles d’instruments scientifiques, il s’est attardé dans de nombreux ateliers comme celui de Jean Pigeon d’Osangis, place Dauphine, où il a acheté une sphère céleste mécanique construite selon le système de Copernic.
Et pour importer en Russie le savoir-faire des artisans français, il a recruté plus de soixante ébénistes, tapissiers, ciseleurs et autres architectes d’intérieur (pas toujours des plus compétents, le gouvernement français rechignant à laisser partir ses meilleurs spécialistes) qui feront dans son sillage le voyage jusqu’à la toute jeune Pétersbourg.
Premier souverain à l’Académie des sciences
Rien ne valant le contact direct avec des savants, le tsar s’est par ailleurs entretenu à leur domicile ou dans ses appartements avec le chimiste Geoffroy, le botaniste Lémery, le géomètre Varignon, le médecin Duvernoy, le physicien Réaumur... Autre moment fort et riche de retombées : sa participation à une séance de l’Académie royale des sciences de Paris, où diverses machines et démonstrations de chimie lui ont été présentées. Faisant montre de ses propres talents manuels, Pierre a impressionné l’assemblée en travaillant un morceau d’ivoire sur un tour. « Le 27 décembre 1717, il sera élu membre associé ″hors de tout rang″ de l’Académie, dit Francine-Dominique Liechtenhan. Il est le seul monarque, avec Albert Ier de Monaco, à avoir eu droit à un tel honneur. Surtout, cette nomination l’a convaincu de doter la Russie d’une institution comparable. Parmi les premiers savants, tous étrangers, à siéger sur les bancs de l’Académie des sciences impériales (inaugurée en novembre 1725 par Catherine Ire, Pierre étant mort en février de la même année, NDLR), se trouvaient le géographe français Delisle, le physicien suisse Bernoulli, le mathématicien suisse Euler... La curiosité intellectuelle de ce tsar a vraiment fait de lui une exception parmi les têtes couronnées de son époque. » ♦
À lire :
- Pierre le Grand. Un tsar en France. 1717, G. Firmin, F.-D. Liechtenhan et T. Sarmant (dir), Coédition Château de Versailles/Lienart, mai 2017, 240 pages, 38 euros.
- Pierre le Grand. Le premier empereur de toutes les Russies, de Francine-Dominique Liechtenhan. éd. Tallandier, mai 2015, 688 pages, 27,50 euros.
- Pierre le Grand, tsar des Lumières ou des Ténèbres ?, de Francine-Dominique Liechtenhan, éditions SPM, coll. Kronos, juillet 2017, 140 pages, 15 euros.
- 1. Unité CNRS/EPHE/Université Paris-Sorbonne.
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).
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