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Prendre soin des choses, un nouvel horizon pour la société
Pourquoi vous êtes-vous intéressés à « la maintenance » et de quoi s’agit-il exactement ?
Jérôme Denis1 . Tout est parti d’une enquête sur la signalétique à la RATP, qui nous a permis de découvrir le département de maintenance et les personnes qui s’occupaient des panneaux au jour le jour. Depuis, nous développons un programme de recherche sur la maintenance, que nous définissons comme l’art de prendre soin des choses et de les faire durer. C’est une pratique essentielle et pourtant souvent reléguée au second plan. Aujourd’hui, ce sont davantage les grands gestes créateurs ou réparateurs qui sont célébrés : le conservateur en charge de la reconstruction de Notre-Dame de Paris, ou encore le start-upeur qui invente un nouveau service. Les mille et un petits gestes quotidiens et invisibles qui évitent, ou du moins retardent la nécessité d’interventions drastiques, sont largement négligés.
David Pontille2. Cette relégation de la maintenance, dans certains endroits du monde, est liée au fait que les récits de la modernité privilégient la figure de l’homo faber, de l’être humain inventif, qui a su fabriquer des objets et des outils pour s’émanciper. La réparation spectaculaire, ou l’innovation « disruptive », figure centrale de l’idée de « destruction créatrice » imaginée par l’économiste Joseph Schumpeter dans la première moitié du XXe siècle, mettent en avant des héros, généralement solitaires et masculins. C’est tout le contraire avec la maintenance, qui est une activité de la continuité, collective et très féminisée dans certains domaines.
J. D. Dans Durer (Les Belles Lettres, 2020), le philosophe Pierre Caye critique le concept de destruction créatrice et plus largement cette injonction aux changements radicaux. Il préconise de revaloriser la préservation des choses et certaines formes de développement durable, afin d’accéder à des modes de production et de consommation plus viables sur le long terme. Tout comme lui, nous pensons que la maintenance est une activité humaine essentielle, qu’il est important de documenter, et dont il est même parfois possible de s’inspirer.
Comment avez-vous enquêté sur les pratiques concernées ?
J. D. Nos propres enquêtes concernent essentiellement des activités professionnelles : les mainteneurs de la signalétique du métro parisien, les entreprises d’effacement de graffitis à Paris, ou encore la gestion patrimoniale des réseaux d’eau en France (enquête que j’ai réalisée avec Daniel Florentin). C’est aussi le cas des nombreux travaux qui nourrissent le domaine des maintenance and repair studies, en plein essor depuis les années 2010, et qui étudient des secteurs d’activités très différents, dans les pays du Nord comme dans ceux du Sud. Mais au-delà de ces métiers dédiés, la maintenance concerne tout le monde. Dans nos foyers, dans les lieux où nous avons nos habitudes, chacun est amené à prendre soin des choses au quotidien. C’est le petit coup d’éponge qu’on passe pour éviter l’encrassement, les appareils que l’on éteint pour éviter la surchauffe, les joints que l’on change, etc. Cette connexion entre maintenance domestique et professionnelle est parfaitement bien illustrée par les performances de l’artiste Mierle Laderman Ukeles, qui est en couverture de notre livre.
D. P. En rassemblant nos travaux et ceux de nombreux collègues, nous avons souhaité adopter un point de vue aussi large que possible. Les activités de maintenance regroupent aussi bien les agents chargés d’entretenir les réseaux d’eau que les conservateurs et conservatrices au Louvre, les personnes qui ont une boutique de réparation de téléphones sur une place de Kampala, ou un couple qui essaye de bien entretenir son canapé dans une petite ville anglaise. Nous cherchons systématiquement à mettre en lumière l’expertise matérielle de celle et ceux qui prennent soin des choses. En ce sens, notre démarche s’inscrit dans la lignée du pragmatisme : ce sont les gestes et les explications des mainteneuses et des mainteneurs qui nous donnent à comprendre les enjeux éthiques et politiques de la maintenance, dans des situations variées.
Que vous ont appris les effaceurs de graffitis par exemple ?
D. P. Les accompagner au quotidien nous a permis d’aller au-delà des discours officiels, en découvrant la richesse de leurs pratiques, les gestes routiniers auxquels on ne prête pas forcément attention.
Dès qu’ils commencent à faire le tour des rues où intervenir par exemple, beaucoup posent une main sur le graffiti. Ils le caressent, ferment les yeux parfois… Ça dure quelques secondes tout au plus, mais c’est une forme d’expertise cruciale pour intervenir. Ce geste leur permet de jauger la fraicheur du graffiti et le degré de pénétration de l’encre dans la pierre, d’anticiper quelles techniques ils peuvent utiliser pour l’effacer, sans risquer d’abîmer le mur, etc.
Tout ce savoir-faire est essentiel à une opération de maintenance qui est toujours une intervention « diplomatique », qui doit éviter de maltraiter la chose à maintenir, ici la façade.
J. D. Nous nous appuyons aussi sur la documentation technique, tout comme nos collègues. Nous mentionnons par exemple l’histoire de la conservation du corps de Lénine, analysée en détail par Alexei Yurchak, qui s’appuie sur les traces de l’activité complexe, technique et scientifique, ayant accompagné la préservation de cette « chose » bien particulière. Ces documents jouent un rôle important. Ils montrent que la maintenance est aussi une affaire de connaissance et d’organisation du travail.
Dans votre livre, vous focalisez particulièrement sur les métiers de la maintenance, en soulignant que beaucoup sont marginalisés ou invisibilisés…
J. D. C’est surtout le cas dans les pays riches. De nombreux travaux montrent que dans les pays pauvres, les activités de maintenance ne sont pas invisibilisées mais font au contraire partie du quotidien de la quasi-totalité de la population. C’est aussi vrai dans les endroits défavorisés dans les pays du Nord bien sûr. Le beau film Gagarine (2021) montre par exemple comment des jeunes s’attèlent à la maintenance de leur barre d’immeubles en apprenant qu’elle est menacée. Néanmoins, il est vrai que la maintenance tend à être invisibilisée dans les pays et surtout les milieux les plus riches. Avoir beaucoup d’argent, c’est aussi s’offrir le luxe de ne pas se soucier de la maintenance. C’est pouvoir adopter un certain confort de l’insouciance : ne pas se préoccuper de l’usure des objets, négliger celles et ceux qui s’en occupent, et s’ils deviennent inutilisables, les jeter et les remplacer.
D. P. Dans Le Consumérisme à travers ses objets (Divergences, 2021), la philosophe Jeanne Guien montre que cette insouciance est le fruit d’une culture de la surconsommation et du jetable, née dans les années 1920, qui a été nourrie par un modèle politique et économique organisé autour de l’innovation permanente et donc du remplacement rapide des biens de consommation. Dans cette configuration, une figure du consommateur passif et « libéré » des charges de l’entretien des choses s’est progressivement imposée. La critique de ce modèle, qui est déjà ancienne, se renouvelle depuis quelques années autour des luttes pour le droit à la réparation aux États-Unis et la lutte contre l’obsolescence programmée en France. Des réglementations commencent à imposer aux fabricants de mettre sur le marché des produits réparables.
Quel autre imaginaire politique et économique proposez-vous ?
J. D. Nos travaux ne se positionnent pas dans le domaine de l’imaginaire. Ce sont les pratiques concrètes et les formes d’organisation sociomatérielles qui nous importent. Dans cette perspective, nous invitons par exemple à enrichir les travaux qui font le constat d’une crise de la sensibilité et appellent à se reconnecter au « vivant », afin d’interroger aussi la sensibilité aux choses et à leurs transformations. Les humains habitent le monde avec des objets techniques, ils ne pourront pas s’en débarrasser complètement. Certaines formes de soin des choses peuvent dessiner des pistes intéressantes pour recomposer le monde par-delà les séparations artificielles entre nature et culture, comme l’invitent à le faire depuis longtemps des chercheurs et chercheuses comme Carolyn Merchant, Donna Haraway ou Bruno Latour.
D. P. Une source d’inspiration majeure pour nous a été l’éthique du « care », de la « sollicitude » ou du « soin » en français. C’est un thème de recherche philosophique né dans les années 1980, portant surtout sur les pratiques de soin envers les humains – les aides-soignantes par exemple. Parmi leurs avancées importantes, les théories du care remettent en cause l’idéal de l’autonomie des personnes en insistant sur le fait que la fragilité est un point de départ de la vie, une condition commune. Elles insistent aussi sur les interdépendances qui lient les personnes entre elles : nous bénéficions toutes et tous d’une forme de soin de la part d’autres personnes. Autre aspect important, le soin est ambivalent, les personnes qui le reçoivent peuvent y résister, celles qui le donnent peuvent vouloir l’imposer… Ces trois notions clés – fragilité, interdépendance et ambivalence – sont importantes pour comprendre les activités de maintenance.
J. D. L’ambivalence de la maintenance soulève d’ailleurs des questions plus larges : faut-il toujours s’obstiner à maintenir un objet ? Quel temps et quelle énergie y consacrer ? Qui doit décider de cela ? Nous n’avons pas de position dogmatique sur le sujet. La maintenance n’est pas bonne « en soi ». Nous savons par exemple aujourd’hui que certaines infrastructures dont nous avons hérité dégradent l’habitabilité de la Terre. Comme le rappellent les chercheurs Diego Landivar, Emmanuel Bonnet et Alexandre Monnin, il va falloir trouver les moyens d’en interrompre le cours et de ne plus les maintenir. À ces préoccupations, l’enquête sur la maintenance invite à interroger l’éthique et la politique à l’œuvre dans le soin des choses qu’il est désirable et utile de faire durer. ♦
À lire
Le Soin des choses. Politiques de la maintenance, Jérôme Denis et David Pontille, La Découverte, coll. « SH/Terrains philosophiques », novembre 2022, 400 pages, 23 euros (version numérique 16,99 euros).
À lire sur notre site
En finir avec la destruction créatrice (point de vue par le philosophe Pierre Caye)
- 1. Jérôme Denis est professeur de sociologie à Mines Paris-PSL, rattaché au Centre de sociologie de l'innovation de Mines Paris-PSL, Institut interdisciplinaire de l’innovation (unité CNRS/École nationale supérieure des Mines de Paris-PSL/École polytechnique/Telecom Paris).
- 2. David Pontille est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de sociologie de l'innovation de Mines Paris-PSL, Institut interdisciplinaire de l’innovation (unité CNRS/École nationale supérieure des Mines de Paris-PSL/École polytechnique/Telecom Paris).
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Auteur
Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.
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