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En finir avec la destruction créatrice

Dossier
Paru le 03.05.2022
Réparer le monde

En finir avec la destruction créatrice

09.11.2015, par
Dans notre monde globalisé, la création de valeur se fonde davantage sur la destruction et l'obsolescence programmée que sur la construction et la patrimonialisation. Une logique insoutenable pour le philosophe Pierre Caye, qui invite à repenser complètement notre système productif.

En 1942, au milieu de la Seconde Guerre mondiale, Joseph Schumpeter, économiste autrichien en exil aux États-Unis, publie un essai intitulé Capitalisme, socialisme et démocratie. Au chapitre VII de son ouvrage, il définit l’évolution proprement capitaliste de l’économie par une expression singulière et provocante : « la destruction créatrice ». Pour l’économiste, le capitalisme n’est pas seulement un processus d’évolution, mais cette évolution procède en réalité moins par transformation que par destruction et par révolution, « comme un processus de mutation industrielle (…) qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant perpétuellement des éléments neufs ». Et de préciser à la suite : « Ce processus de destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c’est en elle que consiste en dernière analyse le capitalisme, et toute entreprise capitaliste doit bon gré mal gré s’y adapter. »

La logique d’obsolescence programmée se paie au prix d’externalités négatives de plus en plus nombreuses (épuisement des ressources, pollution...) que l’économie néglige le plus souvent de comptabiliser.
La logique d’obsolescence programmée se paie au prix d’externalités négatives de plus en plus nombreuses (épuisement des ressources, pollution...) que l’économie néglige le plus souvent de comptabiliser.

Ces quelques lignes font preuve d’une vision quasi prophétique qui annonce le capitalisme de l’après-guerre et les nouvelles idéologies économiques fondées sur la marchandisation générale de la société, ce que nous appelons « mondialisation » et les Anglo-Saxons, d’un terme plus pertinent, « globalization ». Et ce alors que Schumpeter lui-même était persuadé que la guerre, quelle qu’en soit l’issue, signerait la fin du capitalisme et de sa force vivante au profit d’une planification généralisée de l’économie et de la société ne pouvant conduire qu’au socialisme et à la stagnation, faute de ne plus pouvoir assurer à l’économie les conditions de son évolution et de ses transformations.

Plus de destructions que de créations

Il reste que ce paradoxe qui fait de la richesse une affaire non pas d’accumulation et de patrimonialisation, de construction et d’édification, mais de destruction, d’obsolescence programmée, de place nette et de table rase, est aujourd’hui insoutenable. Il se paie au prix d’externalités négatives de plus en plus nombreuses (épuisement des ressources, pollution, affaiblissement de la protection sociale) que l’économie néglige le plus souvent de comptabiliser et entraîne une diminution du patrimoine symbolique comme du capital naturel. L’homme est en guerre contre tout : sa biosphère, ses semblables et lui-même. On voit de plus en plus les destructions, de moins en moins les créations. Il n’y a plus d’automaticité ni de logique dans le passage des unes aux autres. La croissance se traduit par des chiffres, non par des biens pérennes. La destruction créatrice est devenue pulsion de mort.

L’explosion
de l’économie
immatérielle s’est
traduite par une
marchandisation
générale de
la société et un
accroissement
des inégalités.

Nombreux ont cru, il y a une génération, que les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) allaient profondément modifier le système productif dans un sens à la fois écologique et démocratique, que l’émergence d’une économie de l’information et de la communication, la propagation de l’informatique et de sa culture du partage, l’immatérialisation de l’économie, en un mot ce qu’on a appelé le capitalisme cognitif, pouvaient dynamiser la croissance économique tout en réglant nos problèmes écologiques et en favorisant une société plus collective et moins mercantile, comme si nous passions du biopouvoir à la biopolitique, c’est-à-dire de la production aliénée d’une société de consommation sous contrainte à l’autoproduction immanente des hommes et de leur société par eux-mêmes.

Or, tout au contraire, l’explosion de l’économie immatérielle et le règne des NTIC se sont avant tout traduits par une accélération de la pollution, une marchandisation générale de la société et un accroissement des inégalités. Le post-industriel est avant tout de l’hyper-industriel, les NTIC étant essentiellement au service de l’intensification de la production industrielle ainsi que de la mondialisation de son modèle et de ses processus. L’intensification se substitue à la transformation, sans que le changement de degré quantitatif du système productif en modifie la logique profonde. En ressortent seulement les limites de ses possibilités.

Penser dans la durée

La notion de développement durable déroute. On doute de plus en plus qu’on puisse, dans les conditions actuelles, maintenir un chemin de croissance au prix de simples aménagements techniques du système productif qui permettraient d’obtenir les mêmes résultats en tirant un peu moins sur la machine (ce que traduit par exemple la « soutenabilité » du sustainable development, l’équivalent anglo-saxon de notre « développement durable »). Mais faut-il pour autant en appeler à la décroissance ? L’idéologie de la décroissance est d’abord le symptôme d’une impuissance : faute de pouvoir transformer notre système productif, nous abandonnons tout projet de production ; faute de savoir mettre la technique au service d’une autre façon de produire, de consommer et de croître, nous tombons dans la technophobie. Rien n’est mieux fait pour maintenir le statu quo.

Forêt domaniale du Tronçais dans l'Allier
AU XVIIe siècle, Colbert plantait la forêt du Tronçais (Allier) pour fournir le bois de la marine de 1989... Ces chênes ont servi à bien d’autres usages que la charpente navale, mais la forêt est toujours sur pied.
Forêt domaniale du Tronçais dans l'Allier
AU XVIIe siècle, Colbert plantait la forêt du Tronçais (Allier) pour fournir le bois de la marine de 1989... Ces chênes ont servi à bien d’autres usages que la charpente navale, mais la forêt est toujours sur pied.

Mais la notion de développement durable n’est pas seulement un paradoxe ; elle est au contraire le sens même de la production si du moins on mesure la puissance de transformation du système productif qu’une telle notion contient. Encore faut-il lire l’expression « développement durable » dans le bon sens, en commençant par la fin. Ce n’est pas le développement qui crée de la durée, mais le sens de la durée qui favorise le développement à long terme. On songe à Colbert plantant la forêt du Tronçais pour fournir le bois de la marine de 1989. Certes, il y a quelque chose de vain, aujourd’hui comme hier, de se projeter dans un si lointain avenir ; depuis plus d’un siècle il n’y a plus de marine en bois et les chênes sessiles de la forêt du Tronçais ont servi en réalité à bien d’autres usages que la charpente navale, mais la forêt est toujours sur pied.

Le sens de la durée est d’abord rapport au présent, et c’est ce rapport au présent qui construit l’avenir comme en témoigne notre responsabilité à l’égard des générations futures. Le développement durable et le sens de la durée nous rappellent que tout système productif repose sur une « esthétique transcendantale », selon l’expression de Kant, c’est-à-dire sur notre sens de l’espace et du temps, et mieux encore sur une « poïétiqueFermerCe qui est à l’œuvre dans l’activité de celui qui produit un objet matériel. transcendantale » en tant que notre sens de l’espace et du temps n’est pas une donnée immuable et a priori de notre être au monde, mais se construit. Ce n’est qu’en développant notre sens de l’espace et du temps que nous accéderons à une autre façon de produire, de consommer et de croître. Or, cette culture est encore et toujours une affaire de technique.

Pour aller plus loin : Critique de la destruction créatrice, Pierre Caye, Les Belles Lettres,  coll. « L’Âne d’or », 2015, 336 p., 27 €

       
       

Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.

 

À lire / À voir

Critique de la destruction créatrice, Pierre Caye, Les Belles Lettres,  coll. « L’Âne d’or », 2015, 336 p., 27 €