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Innovations biomédicales: le droit comme garde-fou
Vous êtes juriste, spécialisée dans les questions liées aux innovations biomédicales. Il s’agit notamment de réglementer la recherche dans ce domaine ou encore d’encadrer l’accès des patients aux traitements. Mais que sont exactement ces innovations biomédicales ?
Aurélie Mahalatchimy1 : Aussi étrange que cela paraisse, il n’existe pas de définition juridique. Chaque spécialiste ou presque y va de sa propre définition. Selon moi, les innovations biomédicales (IB) englobent des procédures, techniques et produits se trouvant à la croisée de la biologie et de la médecine et offrant de nouvelles perspectives thérapeutiques aux patients.
Il peut s’agir par exemple de la reconstruction de la trachée grâce à des tissus prélevés sur les côtes et dans le dos, ou de l’implantation de chondrocytes autologues (cellules formant le cartilage et provenant du patient lui-même) pour réparer les lésions du cartilage du genou. Autres caractéristiques des innovations en santé : elles présentent des incertitudes au regard des risques qu’elles peuvent engendrer sur le long terme, soulèvent à la fois des espoirs et des craintes, et amènent la société à s’interroger sur ce qu’il convient d’autoriser ou non. Bref, les IB entraînent de profonds changements dans l’environnement médical, technologique, social, éthique et juridique.
Pourquoi la régulation juridique des innovations biomédicales est-elle indispensable ?
A. M. : La fonction du droit est de tracer des limites, d’orienter, de permettre, de faciliter ou d’interdire. Le droit est donc essentiel pour saisir les enjeux liés à l’essor des IB. C’est à lui qu’il revient de donner ou non le feu vert à la recherche dans tel ou tel domaine et de proposer, au besoin, des garde-fous. Ainsi, la loi française autorise la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnairesFermerCellules issues de l’embryon à un stade très précoce de son développement et capables à la fois de se multiplier à l’infini, par simple division, et de donner naissance à d’autres, voire tous types de cellules de l’organisme., mais sous conditions strictes. Le droit doit également organiser l’accès des patients aux traitements innovants, tout en s’assurant de la sécurité des produits mis sur le marché et de leur conformité aux droits fondamentaux des individus (respect de la dignité humaine, droit à l’intégrité de la personne, etc.).
Pour quelles raisons le droit qui encadre ce domaine est-il si complexe ?
A. M. : Cela se comprend aisément compte tenu du caractère très technique des IB, de la variété et de l’ampleur de leurs implications positives ou négatives, de la multiplicité des acteurs (chercheurs des mondes académique et industriel, professionnels de santé, entreprises, etc.) et des instances qu’elles mobilisent. Les acteurs en question peuvent en effet être porteurs de valeurs et d’intérêts hétérogènes selon qu’ils appartiennent à des comités scientifiques d’évaluation, des comités d’éthique, au Parlement, etc. Par ailleurs, le droit des IB peut être soit national, soit européen, soit international. Et il est constitué de droit « dur » (c’est-à-dire qui crée des obligations, comme les lois) et de droit dit « mou » (qui se limite à des recommandations, mais qui n’en est pas moins foisonnant et important).
Pour autant, ce droit n’est jamais parfait…
A. M. : C’est inévitable. Le législateur peut s’abstenir de réglementer ce qui devrait l'être, ou bien réglementer, mais de manière inadéquate, ou encore réglementer correctement, mais sans que les règles posées soient respectées. Toutes ces situations sont à même de provoquer des scandales sanitaires comme celui du Mediator, où un laboratoire a délibérément caché les effets secondaires de son médicament pour continuer de le vendre. Bien sûr, on peut aussi citer l’affaire des « Implant Files », qui en novembre dernier a mis au jour les faiblesses de la réglementation et les carences des contrôles de certains dispositifs médicaux (pompes à insuline, implants mammaires, pacemakers…).
Vous avez choisi de centrer vos travaux sur des innovations biomédicales particulières, les thérapies innovantes. Quel intérêt supplémentaire présentent-elles à vos yeux ?
A. M. : Les « thérapies innovantes » regroupent notamment la thérapie géniqueFermerModification de l’ADN d’une cellule pour corriger une anomalie génétique., la thérapie cellulaireFermerInjection de cellules transformées pour remplacer des cellules manquantes ou endommagées., et l’ingénierie tissulaire (développement de tissus biologiques). Elles peuvent relever de la médecine régénératriceFermerRégénération de cellules, tissus ou organes humains pour restaurer ou établir une fonction normale., de la nanomédecineFermerApplication des technologies développées au niveau nanométrique dans le traitement, le diagnostic et le contrôle des maladies. ou encore de la bio-impression en 3DFermerTechnique d’impression en 3D de la matière cellulaire vivante en vue de créer des tissus ou des organes fonctionnels.. Par rapport aux autres produits de santé, les médicaments de thérapie innovante présentent la particularité d’être fondés sur des éléments biologiques (gènes, cellules, tissus) d’origine humaine ou animale. Cette origine biologique des « matières premières » explique que ces médicaments soient soumis à des règles plus strictes que les médicaments traditionnels, que le droit leur porte une attention spéciale.
Le droit n’a-t-il pas souvent un train de retard en la matière ?
A. M. : Vous posez la question de la temporalité du droit. Il arrive, en effet, qu’une innovation remette en cause les cadres juridiques existants et oblige la loi à se renforcer par réaction. C’est ce qui s’est passé avec la possibilité du clonage et son interdiction en France par la loi sur la bioéthique de 2004, ou avec le développement des tests génétiques en accès libre, sur internet notamment, et leur encadrement renforcé par la réglementation européenne de 2017 applicable aux dispositifs médicaux de diagnostic in vitro.
Mais il ne faut pas oublier que, a contrario, le droit agit parfois par anticipation. Des règles sont adoptées pour poser des jalons en situation d’incertitude scientifique, pour prévenir certaines conséquences possibles ou imaginables de futures IB. Je pense bien sûr au principe de précautionFermerPrincipe selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque dans les domaines de l’environnement, de la santé ou de l’alimentation.. De même, la première réglementation européenne sur les médicaments de thérapie génique a été adoptée en 2003, alors que cette technique n’en était qu’au stade de la recherche et que le premier médicament (Glybera) n’a été autorisé en Europe que neuf ans plus tard. Si les IB ont un impact sur le droit, le droit aussi a un impact sur le développement des IB, ce que l’on oublie souvent, même parmi les juristes !
Pourquoi travailler en étroite collaboration avec des chercheurs en sciences de la vie, mais aussi des sociologues, des anthropologues, des philosophes ou des économistes, comme vous le faites ?
A. M. : Chaque collaboration a ses spécificités. Par exemple, mes collègues sociologues ont renforcé mon intérêt pour l’importance du contexte de toute règle de droit. Tandis qu’échanger avec des spécialistes en sciences biomédicales me permet bien entendu de mieux comprendre les innovations très pointues qu’ils développent et d’appréhender les problèmes concrets que leur pose l’application de certaines réglementations. Par exemple, suite à l’application des législations européenne et française, certaines préparations de thérapie cellulaire développées par les unités hospitalières et l’Établissement français du sang sont désormais qualifiées de médicaments (de thérapie innovante préparée ponctuellement) autorisés par l'Agence nationale de sécurité du médicament. Cela a obligé les équipes concernées à changer radicalement leurs pratiques en appliquant des exigences plus strictes, initialement prévues pour l’industrie pharmaceutique, et donc à réorganiser significativement leurs procédures de travail et à introduire de nouveaux contrôles. Je n’aurais pas pu prendre conscience de cet impact et de l’augmentation du coût de ces activités, insoupçonnables à la seule lecture de la loi, sans être en contact avec des chercheurs.
Une autre de vos marques de fabrique est votre intérêt pour le droit européen. En quoi est-il si crucial dans le domaine des innovations biomédicales ?
A. M. : Pour commencer, le droit de l’Union européenne prime sur le droit national de façon général, bien que certains champs relèvent toujours de la compétence première des États membres. Quand on s’intéresse à la réglementation des IB, qui plus est en étudiant l’entièreté du processus juridique, de la création de la norme jusqu’à son application et son contrôle, on ne peut pas faire abstraction du droit européen.
Il se trouve aussi que, quasiment dès sa création, l’Union s’est saisie des grandes questions soulevées par les IB, qu’il s’agisse des médicaments de thérapie innovante, des organes destinés à la transplantation, des organismes génétiquement modifiés, des données à caractère personnel, du financement de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, de la brevetabilité des inventions biotechnologiques, de l’obtention des cellules et des tissus à des fins thérapeutiques, des essais cliniques, des autorisations de mise sur le marché… Enfin, si le droit européen est si présent dans ce domaine, cela est aussi dû au fait que les personnes (médecins, chercheurs, patients) comme les innovations elles-mêmes ont vocation à dépasser les frontières.
Vous expliquiez que seuls certains champs font primer le droit des États membres sur le droit européen : quels sont-ils ?
A. M. : Il s’agit principalement des questions de bioéthique. Notre pays, en particulier, s'est attelé très tôt à l’élaboration d’une loi concernant la bioéthique centrée sur la protection des droits fondamentaux de la personne. Les premiers textes en ce sens ont été promulgués en 1994. Pour tenir compte des évolutions et de la science et de la société, le législateur a posé la nécessité d’une révision périodique. Celle-ci a eu lieu en 2004, puis en 2011, et un nouveau projet de loi devrait être examiné par le Parlement dans le courant du premier trimestre 2019. Le droit qui régit les IB est donc extrêmement mouvant, comme le montrent les recherches sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires où on est passé successivement d’un régime d’interdiction absolue à un régime d'interdiction avec dérogations, puis à un régime d’autorisations encadrées.
Sur quels points l’actuelle loi de bioéthique reste-t-elle muette ?
A. M. : Aucun texte ne fixe de durée à la culture in vitro des embryons humains ni à la conservation des embryons en laboratoire. Et il n’existe pas de définition légale d’un « embryon chimérique » (un embryon animal dans lequel on injecte des cellules souches humaines, et vice versa).
Pour en revenir à l’Europe, que faudrait-il changer, selon vous, à la stratégie de l’Union en matière d’innovation en santé ?
A. M. : Jusqu’à présent, au sein de l’Union européenne, la promotion des innovations en santé a reposé en priorité sur une logique économique. On s’est davantage préoccupé de favoriser l’accès au marché des IB que de faciliter l’accès des patients aux innovations. L’important, à mon sens, serait d’adopter une stratégie plus globale, plus cohérente, plus équilibrée.
Celle-ci devrait viser à satisfaire autant des objectifs économiques que des objectifs de santé publique, de recherche, voire de droits fondamentaux à protéger. De plus, cette nouvelle stratégie devrait faire bénéficier les pays en voie de développement des avancées européennes et s’atteler aux problèmes tels ceux posés par l’affaire Stamina, du nom du groupe privé italien qui, au début des années 2010, a proposé à des patients jugés incurables une thérapie à base de cellules souches mésenchymateusesFermerCellules capables de se différencier en cellules de la graisse, du cartilage ou des os. non validée scientifiquement.
Les familles des malades convaincues des bienfaits de cette méthode sont descendues dans la rue et ont notamment obtenu du ministère de la Santé qu’il adopte un décret permettant à Stamina de continuer à traiter les patients. Cette affaire invite les juristes à se poser plusieurs questions. Par exemple, est-il légitime de réclamer le droit d’accéder à des traitements innovants, même pour des thérapies non seulement soutenues par aucune preuve clinique, mais aussi potentiellement dangereuses ?
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- 1. Chargée de recherche au Centre d’études et de recherches internationales et communautaires (Ceric, Unité CNRS/Aix-Marseille Université/Université de Pau et des Pays de l’Adour/Université de Toulon).
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).
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Quelle éthique y a-t-il à
Berlherm E le 22 Février 2019 à 09h17Connectez-vous, rejoignez la communauté
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