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Rivesaltes, mémoire de l’internement
Après avoir échappé de peu à la destruction au début des années 2000, l’ancien camp d’internement de Rivesaltes, près de Perpignan, est désormais un musée-mémorial. Qu’est-ce que cet endroit a de singulier, pour vous ?
Denis Peschanski1: C’est l’un des rares témoignages de ce que fut l’internement dans des camps en France au XXe siècle. Le site du camp de Drancy, en région parisienne, a retrouvé sa vocation initiale de cité HLM ; il ne reste qu’une briqueterie du camp des Milles, devenu musée-mémorial près d’Aix-en-Provence... A Rivesaltes, où des dizaines de milliers d’« étrangers indésirables » et de personnes déplacées – Espagnols, Juifs, Tsiganes, Harkis - ont été enfermés, les baraques sont toujours debout, chancelantes et terriblement insalubres... A Drancy ou aux Milles, l’émotion vient de ce qu’on sait du site plutôt que du site lui-même ; Rivesaltes a ceci de singulier que le lieu parle de lui-même.
Rappelez-nous ce que fut Rivesaltes au XXe siècle…
D.P. : Ce camp construit à la fin des années 1930, sur une superficie de 600 ha, avait initialement une vocation de camp de garnison et s’appelait en réalité le camp Joffre. Après le vote de la loi du 12 novembre 1938 sur l’internement administratif des « étrangers indésirables », il a fallu trouver des lieux de relégation pour accueillir ces personnes dont on estimait qu’elles représentaient un danger potentiel pour la France. Au moment du vote de la loi, il s’agissait essentiellement de réfugiés venant de l’Allemagne nazie et d’Europe centrale et orientale. Très rapidement, s’y sont ajoutés les centaines de milliers de Républicains espagnols et de civils fuyant la guerre d’Espagne, que le gouvernement français n’avait absolument pas prévu d’accueillir. Dans un contexte de forte xénophobie, il a lancé la construction d’une trentaine de camps d’internement – le premier à ouvrir étant celui de Rieucros, en Lozère, en 1939. Celui de Rivesaltes, le plus gros, ouvre en janvier 1941 sur 300 hectares, soit la moitié de la superficie du camp militaire d’origine.
Que signifie « internement administratif », concrètement ?
D.P. : La loi sur l’internement administratif, effective de novembre 1938 à mars 1946, date de son abolition, autorise l’enfermement de personnes n’ayant pas commis de délits, donc ne pouvant pas relever d’une procédure judiciaire, mais que l’on souhaite mettre à l’écart de la société. L’internement se fait sur seule décision du préfet ou du ministre de l’intérieur. Les camps d’internement ne sont donc pas des prisons, même si dans la pratique la liberté d’aller et venir y est fortement restreinte, voire inexistante. Seuls ceux qui travaillent à l’extérieur sont en réalité autorisés à sortir, en groupe. Les couples et les familles sont séparés à l’intérieur du camp, les hommes étant regroupés dans des baraques différentes de celles des femmes et des enfants – à Rivesaltes, les centaines de baraques contiennent chacune une salle unique de 30 mètres de long environ.
Comment Rivesaltes devient-il un camp de déportation des Juifs ?
D.P. : Avec Vichy, on passe rapidement de la logique d’exception visant des « étrangers indésirables » à la logique d’exclusion d’une partie de la population française, les « forces de l’anti-France » selon l’expression même de Pétain, jugées responsables de la déliquescence française et de la défaite de mai 1940 : Juifs, communistes, francs-maçons, Tsiganes chassés de l’Alsace-Moselle redevenue allemande... D’abord camp d’internement pour les Juifs à la seule initiative de Vichy, Rivesaltes qui se trouve encore en zone libre devient à partir de l’été 1942 et sous la pression des Allemands le « centre interrégional de déportation » de tous les Juifs du sud-ouest, puis de toute la zone non occupée, le « Drancy de zone sud ».
2300 personnes seront ainsi envoyées à Drancy depuis le camp, avant de partir pour Auschwitz-Birkenau. Le camp de Rivesaltes est fermé en novembre 42, quand les Allemands occupent la zone libre, et devient camp de garnison pour l’armée allemande. Au total, 17.500 personnes y auront transité entre janvier 41 et novembre 42 : 9.000 Espagnols, 7.000 Juifs et 1.300 Tsiganes..
1942 ne marque pourtant pas la fin de l’internement à Rivesaltes…
D.P. : Le camp connaît une seconde vie à partir de 1962 avec l’arrivée massive des Harkis, ces Algériens engagés comme supplétifs par l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Ces hommes et leurs familles, considérés comme des traîtres dans leur pays et y risquant leur vie-même, n’ont d’autre choix que de quitter l’Algérie. Le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’y ont pas été invités par De Gaulle et le gouvernement français, qui ne manifestent aucune intention de les accueillir ; ils réussissent pourtant à passer en France grâce au relais d’officiers français. Rivesaltes devient le principal camp d’accueil des Harkis - 22.000 y passeront entre 1961 et 1964. On ne peut pas parler d’internement à proprement parler, c’est davantage un camp de relégation. Mais les conditions d’accueil des Harkis y sont tout à fait scandaleuses : les premiers mois, ils sont hébergés dans de simples tentes, beaucoup de baraques étant devenues de vraies ruines, et sont purement et simplement interdits de sortie. La discipline s’assouplit ensuite, tandis qu’ils prennent leurs quartiers dans des baraques en dur.
Les conditions de vie à Rivesaltes sont réputées particulièrement dures…
D.P. : Les conditions d’internement y sont absolument épouvantables. Si la mortalité liée à ces conditions reste limitée, la morbidité est, elle, systématique : tout le monde y souffre de la faim et de ses conséquences multiples. A cette malnutrition chronique, s’ajoute une hygiène dramatique. Surtout, tous ceux qui sont passés par le camp racontent le froid l’hiver, la chaleur insoutenable l’été, et le vent continu qui souffle dans ces contrées...
Rivesaltes a été tour à tour camp d’internement administratif pour les Espagnols, camp de déportation des Juifs, camp de relégation des Harkis… Comment le musée qui vient d’ouvrir réussit-il à faire la synthèse ?
D.P. : Faire des rapprochements entre ces histoires reste hasardeux. Ce ne sont pas les mêmes histoires, pas les mêmes destins, mais il y a une unité de lieu forte – ce camp - et tous ces gens ont en commun d’être des personnes déplacées, l’un des fléaux du XXe siècle. Rivesaltes n’est pas un lieu de concurrence mémorielle, c’est au contraire un lieu de convergence : depuis l’ouverture, mi-octobre, beaucoup d’Espagnols venus sur les traces de leur propre histoire sont surpris de découvrir celle des Juifs et des Harkis qu’ils ne connaissaient pas… Et réciproquement. Il y a là une dimension humaniste qui va à l’encontre du communautarisme. D’autant que le musée-mémorial n’est pas tourné que vers le passé : si les camps sont une invention du XXe siècle, ils n’ont jamais été aussi nombreux qu’en ce début de XXIe siècle. Après la deuxième guerre mondiale, on comptait 40 millions de personnes déplacées en Europe ; aujourd’hui, on dénombre 60 millions de déplacés sur la planète, un bien triste record.
Pour aller plus loin : "Mémoires de la Retirada", un film de CNRS Images sur les réfugiés espagnols
- 1. Denis Peschanski est directeur de recherche au CNRS. Il dirige la plateforme MATRICE, sur la mémoire historique, qui a assuré la transcription et la valorisation des témoignages recueillis auprès des survivants de Rivesaltes.
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
Commentaires
Avec le recul, on peut voir
Jean-Léo le 11 Décembre 2015 à 21h56N'oublions pas les camps
1011studio le 1 Avril 2019 à 19h36Connectez-vous, rejoignez la communauté
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