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Spiral2, la fabrique des atomes
« Ici, c’est le paradis des lapins », s’amuse Navin Alahari, directeur du Grand accélérateur national d’ions lourds (Ganil), en parcourant le vaste terrain de 32 hectares qui accueille les installations du laboratoire, en périphérie de Caen. En surface, rien ne laisse penser qu’enfoui 10 mètres sous terre, l’un des appareils les plus puissants au monde démarre progressivement. Initié en 2005, inauguré en 2016, le Ganil-Spiral21 – et son accélérateur linéaire de particules, le Linac – va permettre de faire de la science comme nulle part ailleurs.
Il aura nécessité, de sa conception à son assemblage, la collaboration entre la plupart des laboratoires de physique nucléaire français et à l’international. Capable de délivrer aussi bien des faisceaux d’ions légers (protons, deutons, hélium…) que des ions lourds avec une intensité de 10 à 100 fois supérieure à celle disponible aujourd’hui au Ganil, Spiral2 ouvre ainsi une ère nouvelle en recherche fondamentale et appliquée (médecine nucléaire, énergie ou aérospatial) sur le noyau de l’atome. « Une mise en route comme celle-ci n’arrive que tous les vingt ans », s’enthousiasme le directeur. L’objectif ? Sonder le cœur de la matière à une échelle et avec une précision inédites.
Un accélérateur unique au monde
Créé en 1976 conjointement par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et le CNRS via l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3), le Ganil n’a cessé de se développer. Là, depuis près de quarante ans, des physiciens du monde entier viennent « casser » des ions accélérés pour obtenir de nouveaux atomes. Ses évolutions, dont Spiral2 constitue une étape majeure, lui ont permis de devenir l’un des plus grands laboratoires pour la recherche avec des faisceaux d’ions.
Les scientifiques peuvent ainsi étudier la structure des noyaux atomiques, les réactions (fission, transfert, fusion…) et les forces nucléaires en jeu, et, surtout, partir en quête de noyaux dits super-lourds, défiant les limites de stabilité des noyaux connus, et des noyaux exotiques, nés des étoiles, éphémères, instables et radioactifs qui n’existent pas sur Terre (on trouve 291 noyaux à l’état naturel sur Terre, 2 800 noyaux ont été synthétisés en laboratoire à ce jour). Dans ce laboratoire, plus d’une centaine d’entre eux ont déjà été découverts, synthétisés et étudiés. Aujourd’hui opérationnel, Spiral2 permettra d’aller encore plus loin. Mais le démarrage d’un tel instrument est un long processus ; pendant des mois, le nouvel accélérateur a été méthodiquement testé, organe après organe, pour en effectuer tous les réglages.
Ce 13 octobre, la machine est à l’arrêt ; scientifiques et techniciens préparent avec une grande précaution la prochaine expérience dans l’une des trois nouvelles salles de Spiral2, Neutrons for science (NFS). C’est l’occasion de déambuler dans ce complexe tentaculaire avec Bertrand Jacquot, physicien au Ganil. Il connaît les moindres recoins de ces immenses bâtiments, construits sur mesure pour accueillir Spiral2. Après un détour par les installations historiques (les cinq cyclotrons du Ganil), dosimètre à la ceinture, nous entrons dans la salle accueillant le Linac.
L’accélérateur se dévoile sous un enchevêtrement de câbles, d’électronique, de capteurs et d’électroaimants supraconducteurs. C’est ici, bercées par un ronronnement mécanique constant, que les particules vont atteindre, en 40 mètres, jusqu’à un quart de la vitesse de la lumière, soit 75 000 km par seconde, pour venir bombarder de petites cibles afin de créer l’élément dont on cherche à comprendre la structure atomique. Une véritable course se livre alors à l’intérieur de la machine. Le but : en les soumettant à une série de champs électromagnétiques, mettre les ions sous la forme d’un faisceau, les accélérer et les guider jusqu’aux salles d’expérience adjacentes. Mais derrière cette opération déjà très complexe, les scientifiques ont dû relever de nombreux défis, rassemblés autour d’un objectif principal : assurer la sécurité, tant technique qu’humaine, autour de la machine.
Le quadripôle radiofréquence (RFQ), pièce maîtresse du Linac
À la sortie de la source d’ions (un procédé français inventé et développé à Grenoble), située dans une salle en amont, les particules atteignent leur toute première étape : le quadripôle radiofréquence (RFQ), un électroaimant à quatre pôles. À l’intérieur de cette pièce en cuivre pur, composée de cinq tronçons de 1 mètre de longueur pour 1,6 tonne chacun, une onde radiofréquence les regroupe en paquets – au rythme de 88 millions de paquets par seconde – afin de pouvoir ensuite les injecter dans l’accélérateur linéaire supraconducteur.
Autrement dit, par une géométrie complexe, le RFQ va venir ainsi pré-accélérer toutes les particules à 4 % de la vitesse de la lumière, décélérer celles en avance et pousser celles en retard. Et ainsi s’assurer qu’au sortir de l’instrument, toutes soient à leur place et envoyées au bon moment pour la suite de leur course folle. Un trésor d’ingénierie. « Si chaque pièce de Spiral2 est un prototype, le RFQ en est la pièce maîtresse, précise Bertrand Jacquot. Il repose sur une idée plutôt ancienne qui remonte aux années 1960. Mais à l’époque, nous n’avions pas encore les moyens technologiques pour le développer. »
Les événements que l’on tente d’observer ici sont extrêmement rares. La précision requise est telle que provoquer ces collisions est souvent décrit comme le fait de lancer deux aiguilles d’un bout à l’autre de l’Atlantique en espérant qu’elles se percutent au milieu de l’océan. Plus on aura d’intensité, plus on aura de chance d'observer ces collisions en multipliant les événements – une question de probabilité. Pour atteindre ces objectifs, le Linac est cent fois plus intense que les installations historiques : jusqu’à 3x1016 particules s’élancent chaque seconde dans l’accélérateur linéaire. Mais ces particules, parce que chargées électriquement, se repoussent et certaines se perdent en route. Plus intense, plus puissant, plus complexe et plus efficace aussi, grâce au RFQ, le Linac accélère les particules avec une efficacité proche de 100 % – contre 20 % pour les cyclotrons historiques – avant de poursuivre leur chemin dans les 26 cavités accélératrices (ces cavités sont une spécialité française que l’on retrouve dans les grands accélérateurs internationaux), enfermées dans 19 modules cryogéniques à hélium liquide maintenant l’ensemble à une température de 4 Kelvin (-269,15 °C). Ici, (presque) rien ne se perd, tout se crée, tout se transforme.
Surveiller et calibrer
Mais recréer les réactions nucléaires qui ont lieu au cœur des étoiles ne s’improvise pas. « Avec un faisceau pouvant monter jusqu’à 200 kilowatts2 concentrés sur quelques millimètres carrés, on pourrait percer un mur en un instant », souligne Bertrand Jacquot. Si toutes les expériences n’appellent pas une telle puissance, la protection même de l’accélérateur reste un défi majeur. « Ici, la notion de temps est cruciale. À la moindre perte, au moindre incident, comme un aimant qui tombe en panne ou qui disjoncte, tout est détruit en quelques millisecondes », avertit le physicien. Ou aurait effectivement des conséquences graves. Une perte de faisceau incontrôlée, par exemple, pourrait conduire à l’irradiation intense des éléments de la machine, affectant leur durée de vie. Pour ce faire, l’instrument est sous haute et constante surveillance, électronique comme humaine.
Tout le long de l’appareil, pas moins de 120 capteurs prennent les mesures du faisceau, son intensité, son énergie, sa vitesse, sa position et sa direction dans le tube maintenu dans un vide très poussé. Leur sensibilité permet aussi de détecter un possible échappement de particules créant des neutrons – la fameuse perte de faisceau – en mesurant notamment le nombre de particules en début et en fin de ligne. Si une différence apparaît, cela signe l’arrêt de la machine. Plus de 1 000 paramètres sont ainsi surveillés par 3 opérateurs qui se relaient 7 jours sur 7 de jour comme de nuit. « Ces diagnostics vont permettre de remonter très rapidement à la moindre panne potentielle dès que le faisceau ne se comporte pas comme prévu, comme la tension ou la température anormale d’une cavité accélératrice, mais aussi d’effectuer les réglages des composants de l’appareil », explique Sébastien Leloir, ingénieur électronique au Ganil.
L’un des (nombreux) enjeux : régler les 19 cryomodules qui succèdent au RFQ, contenant les 26 cavités supraconductrices. Entre chaque cryomodule, un ingénieux système – le Beam position monitor – permet d’observer le faisceau sous toutes les coutures et de le calibrer de manière extrêmement précise. « Une méthode qui a été mise au point en partie au Ganil, souligne l’ingénieur. Un tel degré de précision est nécessaire pour régler au mieux la machine mais également pour la physique et l’interprétation des résultats. Pour exemple, il est essentiel de connaître, lors de la découverte d’un nouveau noyau ou d’une réaction attendue, combien de faisceaux ont été envoyés sur la cible, le taux de réussite, l’intensité et l’énergie qu’il a fallu déployer. De fait, en fonction de l’énergie utilisée, des phénomènes différents peuvent se produire. »
Les 8 000 câbles de Spiral2 se déploient sur une longueur totale de 240 km. Ils relient les installations au centre de surveillance du bâtiment (dit Système de protection machine - SPM) situé à la surface où l’on retrouve toute l’alimentation. C’est que les neutrons « tuant » toute l’électronique, il a fallu trouver un moyen de la déporter. C’est dans la salle du SPM foisonnant d’écrans et de consoles que ces informations cruciales vont remonter. Là, on va tant pouvoir localiser la source d’une potentielle alarme que déterminer les seuils de sécurité thermique (en cas de surchauffe sur un élément de l’appareil) et radiologique (en cas de radioactivité trop élevée). « Cette électronique est spécifique à Spiral2. Il y a peu de marge de manœuvre pour faire plus optimisé avec les technologies actuelles », affirme Sébastien Leloir.
Produire les noyaux les plus lourds
Lancés à leur pleine puissance et en toute sécurité, les faisceaux de particules vont achever leur route dans l’une des trois salles d’expériences de Spiral2 selon leur nature : Desir (dédiée aux noyaux exotiques à basse énergie), S3 (pour Super separator spectromètre) encore en cours d’installation, et NFS, la première à accueillir des scientifiques. Ce jour-là, des techniciens positionnent justement les détecteurs pour les expériences qui auront lieu la semaine suivante dans la salle NFS. Jean-Claude Foy, spécialiste en instrumentation et techniques expérimentales et lauréat de la médaille de cristal 2021, est aux manettes des opérations. Ici, on utilise essentiellement les neutrons, qui, comme leur nom l’indique, sont des particules neutres – non chargées. Les champs électromagnétiques n’ont donc aucun effet sur eux.
Dans cette longue salle d’expérience, on mesure le temps que les neutrons mettent à parcourir la distance séparant leur point de production du détecteur, et par conséquent leur énergie. « Si deux personnes font la course, elles atteindront une distance de 3 mètres à peu près au même moment, même si l’une est plus rapide que l’autre. Mais plus la distance est longue – 40 mètres – plus l’écart va se creuser, plus nous pourrons donc mesurer précisément des réactions », explique Héloïse Goutte, directrice-adjointe du Ganil.
La visite s’achève dans la salle S3 qui permettra d’identifier et de préciser la carte d’identité des éléments superlourds, c’est-à-dire plus lourds que l’uranium. Encore en construction, il faudra sans doute patienter jusqu’en 2023 avant d’espérer y effectuer les premières expériences. « L’un des noyaux phares, c’est le noyau d’étain 100, dit doublement magique, qui compte 50 protons et 50 neutrons. Au cœur d’une compétition internationale, il s’agit du dernier noyau doublement magique à étudier », nous explique Hervé Savajols, le coordinateur scientifique de S3. C’est pour la gagner que le Ganil s’est doté des faisceaux les plus intenses et d’un spectromètre de nouvelle génération.
Pour Héloïse Goutte, le succès de ce projet hors norme fut de mettre en accord des intelligences et des compétences individuelles, poursuivant un seul but : construire un équipement extrêmement complexe – et opérationnel. Spiral2 est avant tout le fruit de l’ambition collective d’une vaste collaboration scientifique. Et marque une aventure humaine réussie. ♦
À lire sur notre site
Spiral2, au cœur de la matière nucléaire
- 1. Système de production d’ions radioactifs accélérés en ligne de 2e génération.
- 2. Pour avoir une idée des ordres de grandeur des puissances dissipées, elles s’élèvent environ à 1kW pour un fer à repasser et à 10 W pour une ampoule d’éclairage. 1 kW = 1000 W. 1 MW = 1000 kW. Une puissance de 1 watt correspond à un flux d’énergie de 1 joule par seconde.
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Auteur
Anne-Sophie Boutaud est journaliste à CNRS Le journal.
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