Sections

Dans l’Okavango, réconcilier les populations avec la faune sauvage

Dossier
Paru le 02.04.2024
Le vivant sous pression

Dans l’Okavango, réconcilier les populations avec la faune sauvage

17.04.2023, par
Les villageois de Ndorotsa, au nord du delta de l'Okavango, témoignent des menaces que les éléphants font peser sur leur vie quotidienne.
Au Botswana, dans le delta de l’Okavango, des milliers de villageois subissent les conséquences de la cohabitation avec la faune sauvage protégée : lions qui dévorent le bétail, éléphants qui détruisent les récoltes... Les chercheurs du projet Prosuli tentent de trouver des solutions. Reportage.

Le 14 avril 2018, la vie de Kenna Baitishwenye a basculé. Ce jour-là, son mari est mort sur la route qui relie le hameau de Ndorotsa au village voisin de Seronga. Tué par un éléphant. « Une femelle est sortie du bush avec son petit. Elle allait boire à la rivière, et n’a pas vu mon mari », explique la veuve, qui en ce début du mois de juillet 2022 nous reçoit sous un arbre dans la cour de sa maison, avec famille et voisins. Des drames comme celui-ci, il s’en produit un tous les deux ou trois ans dans le district de Seronga. La présence de nombreux éléphants dans la région, surtout à la saison sèche qui les voit faire de nombreux allers-retours entre le bush et le delta nourricier, fait peser une menace quotidienne sur des milliers d’habitants. Aux premières heures du matin, ou à la tombée de la nuit, il est presque impossible de circuler en sécurité en dehors des villages. « Notre vie est en danger à cause des éléphants », se plaint un voisin, Tsekelio Tsheko, en sehumbukushu, l’une des langues parlées au Botswana. « Quand on descend à la rivière, c’est un problème, quand on va dans les champs, c’est un problème, quand les enfants prennent le chemin de l’école, c’est un problème... » Une situation qui s’est fortement dégradée ces dix dernières années, de l’aveu des villageois.

Le mari de Kenna Baitishewenye a été tué accidentellement par un éléphant en avril 2018.
Le mari de Kenna Baitishewenye a été tué accidentellement par un éléphant en avril 2018.

16 000 habitants et autant d’éléphants 

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : « Dans la région du Panhandle, située tout au nord du delta de l’Okavango, il y a 16 000 habitants, 16 000 têtes de bétail et... 16 000 éléphants », explique Richard Fynn, chercheur à l’Okavango Research Institute (ORI) et coordinateur pour le Botswana du projet Prosuli, pour Promoting Sustainable Livelihoods, lancé en 2018 avec le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), le CNRS (voir encadré plus bas) ou encore l’université de science et technologie du Zimbabwe, afin d’améliorer les conditions de vie des humains vivant à l’intérieur ou à proximité des zones protégées.

Si l’éléphant des savanes est menacé à l’échelle de l’Afrique, où ses effectifs ont été divisés par deux en l’espace de quarante ans, passant de 1 million à 450 000 individus, ce n’est pas le cas au Botswana, où sa population a bondi de 300 % entre 1992 et 2012, faisant du pays un véritable sanctuaire pour les pachydermes, avec un effectif estimé de 130 000 individus. Au-delà des accidents tragiques, les dégâts qu’ils occasionnent sur les récoltes pèsent lourdement sur l’économie fragile des villages du Panhandle. On ne compte plus les champs vivriers de sorgho, millet, citrouilles... ravagés par les éléphants. Il n’est guère de clôtures qui dissuadent ces mastodontes, et les bouteilles en plastique érigées sur les poteaux pour les effrayer semblent bien dérisoires.

Au Botswana, la population d'éléphants a bondi de 300 % entre 1992 et 2012, occasionnant de lourds dégâts sur les récoltes près des zones protégées.
Au Botswana, la population d'éléphants a bondi de 300 % entre 1992 et 2012, occasionnant de lourds dégâts sur les récoltes près des zones protégées.

« Le problème des zones de conservation, telles qu’elles ont été mises en place sous la colonisation et telles qu’elles continuent d’être gérées par la plupart des États africains, c’est qu’elles ne profitent pas aux habitants qui vivent à proximité et en subissent tous les inconvénients : dégâts sur les récoltes, mais aussi déprédations par les carnivores, comme les lions qui, ici, s’attaquent au bétail qui pâture dans les plaines inondables », pointe Richard Fynn. Résultat : des lions sont régulièrement empoisonnés, en représailles, et les actes de braconnage sur les éléphants se multiplient, selon le chercheur qui plaide pour que les villageois du Panhandle soient pleinement impliqués dans la gouvernance des zones protégées du nord du delta, et en tirent de véritables bénéfices. « Bien souvent, on se contente de leur rétrocéder un peu d’argent pour les dédommager des terres qui étaient autrefois les leurs, ou de leur proposer ponctuellement des jobs dans l’industrie touristique. Mais cela ne peut pas faire vivre des villages entiers, et cela ne leur rend pas leurs droits. »

Prosuli, un projet bâti avec les villageois

Plusieurs initiatives ont vu le jour dans la région, ces dernières années, à l’initiative d’ONG de protection de la nature. Des passages empruntés prioritairement par les éléphants ont ainsi pu être identifiés grâce au travail d’EcoExist : ces « corridors à éléphants », larges de plusieurs centaines de mètres, sont matérialisés par des panneaux visibles depuis la route et sont désormais pris en compte par le Landboard local, la commission qui alloue les terres aux villageois, pour éviter que des parcelles cultivées y soient implantées. Autre initiative récente : celle de l’ONG Claws, qui vise à améliorer la cohabitation entre les humains et les lions, et sur laquelle s’appuie en partie le projet de recherche Prosuli.

Les passages empruntés le plus régulièrement par les éléphants ont été identifiés et sont matérialisés par des panneaux visibles depuis la route.
Les passages empruntés le plus régulièrement par les éléphants ont été identifiés et sont matérialisés par des panneaux visibles depuis la route.

Espace protégé, le delta de l’Okavango fait en réalité partie d’une zone de conservation plus vaste, à cheval entre cinq pays voisins : la zone de conservation transfrontalière Kavango Zambèze (Transfrontier Conservation Area Kavango-Zambèze, ou Kaza TFCA), qui associe Namibie, Angola, Botswana, Zambie et Zimbabwe. La faune sauvage, en effet, ne connaît pas de frontières… « Si cette TFCA est née, comme les dix-sept autres aujourd’hui en fonctionnement en Afrique australe, avec une double philosophie – contribuer à la protection de la faune sauvage et participer au développement socio-économique des populations qui y vivent –, force est de reconnaître que les populations passent bien souvent au second plan », déplore Alexandre Caron, chercheur au Cirad et coordinateur général du projet Prosuli.
 
La particularité de Prosuli, déployé dans quatre sites de la Kaza TFCA, est de renverser la perspective, en se focalisant uniquement sur les conditions de vie des habitants. Avec une originalité : les chercheurs ne sont pas venus avec une idée préconçue des actions à mettre en œuvre, mais ont littéralement coconstruit les activités du projet avec les villageois, via l’organisation d’ateliers participatifs – une méthode privilégiée par le Cirad depuis plusieurs années déjà. Résultat, dans le Panhandle : ce sont les questions liées à la gestion du bétail qui sont arrivées en tête des priorités. « Tout le monde possède du bétail dans le Panhandle, c’est le Livret A des gens d’ici, on vend une vache pour financer un mariage, ou des funérailles..., explique Alexandre Caron. Voir ses bovins attaqués par les lions est forcément un problème, mais ce n’est pas le seul. Car au-delà de ces ventes ponctuelles, il n’y a pas de véritable marché pour le bétail à même de procurer des revenus réguliers aux familles. »

Pour mieux gardienner les vaches et dissuader les lions, quatorze vachers et vachères ont été formés grâce aux fonds débloqués par le projet Prosuli.
Pour mieux gardienner les vaches et dissuader les lions, quatorze vachers et vachères ont été formés grâce aux fonds débloqués par le projet Prosuli.

La zone du delta est en effet une zone de prévalence de la fièvre aphteuse, et les prix y sont cinq à six fois inférieurs aux prix pratiqués ailleurs au Botswana ; les animaux se vendent d’autant plus difficilement qu’il n’y a pas d’abattoir sur place, et qu’il faut les transporter jusqu’à la ville principale du delta, Maun, située à plus de neuf heures de camion sur une route défoncée. Plusieurs solutions ont donc été mises en place pour tenter de mieux protéger le bétail, mais aussi mieux le valoriser.

Des revenus pour la population

Curieux d’en savoir plus, nous retrouvons en ce début de matinée Lentletse Phuti et son équipe de six jeunes vachers et vachères, à l’extérieur du village d’Eretsha. Ils sont déjà en plein travail : au milieu de l’enclos où près de deux cents vaches ont passé la nuit, ils tentent d’attraper les bovidés au lasso afin de les traiter contre la « tique bleue », une maladie de peau pouvant entraîner la mort de l’animal. Rien dans la scène n’est en réalité habituel : ni le troupeau considérable, ni les soins vétérinaires qu’on lui prodigue, ni l’enclos en toile à l’intérieur duquel l’action prend place.

Les vachers traitent un troupeau contre la « tique bleue », une maladie de peau pouvant entraîner la mort.
Les vachers traitent un troupeau contre la « tique bleue », une maladie de peau pouvant entraîner la mort.

Au milieu de l’agitation, Lentletse Phuti nous explique. « Avant, ce sont les enfants qui gardaient les troupeaux, mais depuis que l’école est obligatoire, les animaux sont laissés sans surveillance dans les plaines d’inondation. L’idée, c’est que les propriétaires mettent leurs bêtes en commun et nous les confient. Le troupeau qui est ici rassemble en réalité les vaches de sept propriétaires différents. La journée, nous les emmenons pâturer dans les prairies, et le soir, nous les mettons à l’abri dans le “boma” en toile. » Cet enclos fait d’une toile de type toile de tente de deux mètres de haut est une nouveauté : il empêche les lions de voir les bovins et s’avère également trop haut pour qu’ils puissent sauter par-dessus. Mobile, il est régulièrement déplacé afin que le bétail profite des qualités nutritives de toutes les herbacées et graminées présentes sur la zone. « Grâce au travail d’un étudiant de l’ORI financé par Prosuli, nous connaissons exactement les valeurs en protéines, sodium, potassium… des différents types de végétaux disponibles, saison après saison », précise Richard Fynn.
 
Les vachers, tous des jeunes du village, ont été formés grâce aux fonds débloqués par Prosuli et sont rémunérés par Claws, l’ONG partenaire du projet. Au total, ils sont quatorze à s’occuper de deux troupeaux. Les résultats sont encourageants, même si de nombreux villageois restent encore à convaincre : en plus d’être protégés contre les lions, les bovins sont en meilleure santé grâce à un suivi sanitaire régulier. Depuis la mise en place du premier troupeau gardienné, en 2019, un seul incident est à déplorer : des lions qui rôdaient autour de l’enclos ont réussi à affoler les vaches, qui dans un mouvement de panique ont défoncé les barrières et se sont retrouvées face aux prédateurs. Depuis, les enclos ont été agrandis pour éviter ce genre de problème.

Une toile de 2 mètres de haut est installée pour empêcher les lions de pénétrer dans l’enclos où le troupeau passe la nuit.
Une toile de 2 mètres de haut est installée pour empêcher les lions de pénétrer dans l’enclos où le troupeau passe la nuit.

Afin de compléter le dispositif, la construction d'un abattoir financé par Prosuli est également prévue à Eretsha, ainsi qu’un système de « quarantaine mobile » développé par Claws, permettant aux animaux de passer quatre semaines dans un enclos, le temps de lever le soupçon d’une éventuelle contamination par la fièvre aphteuse. « Cela va complètement changer le regard de la BMC, la Botswana Meat Commission, qui gère le marché de la viande à l’échelle du pays », veulent croire Richard Fynn et Alexandre Caron, qui misent aussi sur un marché plus local, celui-là : celui des lodges haut de gamme, disséminés un peu partout dans le delta. « Ces infrastructures touristiques se disent prêtes à acheter de la viande de bonne qualité, produite dans le respect de la faune sauvage (sans déprédation par les lions, il n’y aura pas de représailles des villageois) », affirment les chercheurs. Elles y verraient un autre avantage : des vaches bien gardées ne viendront plus s’égailler dans le delta, à proximité des bâtiments ou des pistes d’atterrissage notamment – les touristes qui ont acheté le « rêve africain » supportent mal en effet de tomber nez à museau avec de vulgaires bovins...
 
Des vaches en meilleure santé, un vrai marché pour le bétail, des lions moins persécutés, des relations avec les lodges apaisées... L’équation gagnante, les chercheurs l’espèrent, pour que ce sanctuaire pour la faune sauvage soit un succès dans le temps long, à tous les niveaux. ♦

--------------------------------------------
 

À Hwange, au Zimbabwe, l’eau au cœur du projet Prosuli

Le Parc national de Hwange, au Zimbabwe voisin, fait partie des quatre sites retenus dans le cadre du projet Prosuli. Le lieu est bien connu des chercheurs : le CNRS y anime ainsi depuis plus de dix ans une zone-atelier où des recherches pluridisciplinaires sont menées sur les écosystèmes de savane et les défis du développement socio-économique1. Ici, les acteurs locaux ont identifié l’eau comme la ressource à mieux gérer en commun dans le cadre de Prosuli : plusieurs puits ont été réhabilités et deux puits avec pompe à panneaux solaires ont été construits, dans sept villages. De petits jardins irrigués attenants ont également vu le jour, dont les produits vendus par les villageoises permettent notamment de financer les frais de scolarité des plus jeunes. La gestion durable de l’eau et des jardins par des comités villageois a aussi été accompagnée par le projet. ♦

À voir :
Au Botswana, un incroyable fleuve dans le désert  (vidéo)
Nos reportages photographiques sur images.cnrs.fr

Notes

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS