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Urbex, le grand frisson de l’exploration urbaine

Urbex, le grand frisson de l’exploration urbaine

27.06.2023, par
© Nicolas Offenstadt
L’urbex est pratiqué par des milliers de personnes dans le monde et en fascine des centaines de milliers d'autres, comme en témoigne le nombre important de sites internet consacrés au phénomène.
Explorer des lieux abandonnés tels qu’usines, casernes ou anciens sanatoriums, au mépris du danger et des interdits, est devenu un véritable phénomène de société. L’historien Nicolas Offenstadt, spécialiste de l’urbex et pratiquant lui-même, a enquêté sur cette passion mondiale.

Vous avez publié il y a peu un ouvrage sur le phénomène de l’urbex. De quoi s’agit-il exactement ?
Nicolas Offenstadt1. L’urbex, ou exploration urbaine, est la visite approfondie de lieux marginaux, délaissés, dans lesquels on pénètre généralement sans autorisation : usines fermées, casernes abandonnées, anciens sanatoriums… Le développement de ce phénomène coïncide avec un abandon massif de bâtiments publics ou privés, lié notamment à deux événements majeurs dans nos sociétés occidentales : la désindustrialisation et la chute du bloc de l’Est. L’urbex est pratiqué aujourd’hui par des milliers de personnes et en fascine des centaines de milliers. Le nombre important de sites internet consacrés au phénomène parle de lui-même. Les réseaux sociaux, sur lesquels le terme « urbex » s’est répandu à partir du début des années 2000, jouent d’ailleurs un rôle-clef dans ce phénomène, car qui dit urbex, dit échange, partage. On parle ici d’un véritable mouvement, pas de pratiques individuelles isolées.

Un « urbexeur » visite un site industriel abandonné dans la banlieue nord de Paris, en 2019.
Un « urbexeur » visite un site industriel abandonné dans la banlieue nord de Paris, en 2019.

Pourquoi un tel engouement pour les ruines urbaines ?
N. O. Il y a plusieurs raisons à cela. La première, assez classique, est le goût pour l’aventure. Pénétrer dans ces lieux condamnés s’avère généralement assez sportif, voire acrobatique. On passe par les toits, par des trous dans les clôtures… sans oublier le petit côté « Club des 5 », car tout cela fait un peu peur. La deuxième raison, c’est la photographie. On assiste à un véritable engouement pour les photos de ruines et lieux oubliés, au point que c’est devenu un genre en soi.

Nous vivons dans des villes de plus en plus policées, où les friches et les marges se font rares et où la liberté de circuler est contrainte…Dans ce cadre très limitant, l’urbex offre un nouvel espace de liberté.

La passion du patrimoine est une autre explication. Nous sommes dans une époque de « boom patrimonial », qui s’incarne naturellement dans cette exploration des ruines et des friches. Je vois une dernière explication à l’essor de l’urbex, qui est le besoin de liberté. Nous vivons dans des villes de plus en plus organisées, de plus en plus policées, où les friches et les marges se font rares et où la liberté de circuler est extrêmement contrainte… Dans ce cadre très limitant, l’urbex offre un nouvel espace de liberté.
 

Y a-t-il des hauts-lieux de l’urbex, des endroits qu’il faut absolument avoir visités ?
N. O. Oui, il existe une hiérarchie et des lieux particulièrement emblématiques. Jusqu’à la guerre en Ukraine, la zone abandonnée de la centrale nucléaire de Tchernobyl était un « must ». On trouve aussi l’ancien siège du parti communiste bulgare à Bouzloudja, véritable ovni posé sur un sommet rocheux, ou encore l’ancien sanatorium (et hôpital) de Beelitz en Allemagne. Aux États-Unis, les usines abandonnées de la ville de Détroit, ex fleuron de l’industrie automobile, comme l’usine Packard, sont devenues des icônes… Tous ces endroits font l’objet de milliers de vidéos et de photos, partagées sur des centaines de sites spécialisés.

© Tim Dirven / Panos-RÉA - © Elena Dorfman / Redux-RÉA
À Bouzloudja, l'ancien siège du parti communiste bulgare est abandonné depuis le début des années 1990 et la chute du mur de Berlin.
© Tim Dirven / Panos-RÉA - © Elena Dorfman / Redux-RÉA
À Bouzloudja, l'ancien siège du parti communiste bulgare est abandonné depuis le début des années 1990 et la chute du mur de Berlin.

En France aussi, il y des « spots » plus faciles ou plus connus que d’autres, certains châteaux par exemple, des usines fermées… Les sites délaissés se trouvent souvent – mais pas toujours – dans des régions à la démographie stagnante, où l’absence de pression foncière explique pourquoi ils n’ont pas été rasés ou réhabilités.

Qui sont les urbexeurs ?
N. O. Tout dépend de la motivation qui les anime. On voit aussi bien des jeunes en quête d’aventure que des photographes professionnels qui se sont spécialisés dans les ruines urbaines, ou des passionnés du patrimoine local, qui peuvent être plus ou moins militants. J’ai rencontré un prof d’histoire à Amiens, Louis Teyssedou, qui s’est mué en sauveteur du patrimoine industriel de sa ville. Avec ses élèves lycéens, il a réalisé tout un travail sur l’ancienne usine de velours Cosserat, un fleuron de la ville fermé en 2012. Cette exploration a donné lieu à un livre, à des expositions…

Pénétrer dans ces lieux condamnés s’avère assez sportif, voire acrobatique. On passe par les toits, par des trous dans les clôtures... Tout ça a un petit côté « Club des 5 ».

Si certains hommes mettent en avant une dimension viriliste de l’urbex, liée au côté sportif et risqué de cette activité, cela n’empêche pas de nombreuses femmes de pratiquer, avec parfois des spécificités : elles ne partent pas seules en exploration et sont davantage soucieuses de leur sécurité et des mauvaises rencontres que l’on peut faire, mais elles développent aussi tout un ensemble de stratégies propres pour y faire face.

Usine Packard de Détroit (Michigan). La ville, ancien fleuron de l'automobile américaine désormais sinistré, est un des hauts-lieux mondiaux de l'urbex.
Usine Packard de Détroit (Michigan). La ville, ancien fleuron de l'automobile américaine désormais sinistré, est un des hauts-lieux mondiaux de l'urbex.

L’urbex est par définition une pratique sauvage, souvent illégale. Y a-t-il néanmoins des règles qui se sont mises en place ?
N. O. Il existe un code officieux de l’urbex, oui. On ne casse pas pour entrer, on ne touche à rien ni ne dégrade rien, on ne donne pas l’adresse du lieu et on n’emporte rien. Les sites d’urbex sur Internet ne communiquent d’ailleurs pas l’adresse des ruines dont on voit les photos.

Il existe un code officieux de l’urbex. On ne casse pas pour entrer, on ne touche à rien ni ne dégrade rien, on ne donne pas l’adresse du lieu et on n’emporte rien...

Il peut cependant y avoir des relations de confiance qui s’instaurent, et des gens expérimentés qui échangent leurs bons plans. Des réseaux mondiaux structurés se sont d’ailleurs mis en place, qui se réunissent régulièrement pour échanger et dont j’ai pu interroger plusieurs membres. Ma propre pratique de l’urbex est un peu différente. L’aspect historique et patrimonial est pour moi central. Je relie l’urbex à des recherches plus classiques, avec un travail de documentation. Et je ne m’interdis pas d’emporter des choses…

L'historien Nicolas Offenstadt s'intéresse tout particulièrement aux archives laissées sur les sites abandonnés.
L'historien Nicolas Offenstadt s'intéresse tout particulièrement aux archives laissées sur les sites abandonnés.

C’est la particularité de votre travail de recherche sur l’urbex : vous êtes vous-même historien ET urbexeur. Comment êtes-vous venu à cette pratique ?
N. O. J’ai commencé à visiter des ruines industrielles avant que l’urbex existe, surtout dans le Nord minier, dans les années 1990, à côté de mon travail de thèse sur la guerre de Cent Ans. Tout au long de ma carrière, j’ai beaucoup travaillé sur le patrimoine et la mémoire, car l’histoire des lieux m’intéresse. Mais j’ai véritablement systématisé ma pratique de l’urbex il y a un peu plus de dix ans.

J'ai systématisé ma pratique de l’urbex il y a dix ans, lors d'un voyage en ex-RDA. Frappé par le nombre de sites en déshérence, je suis entré dans une brasserie abandonnée et j’ai été étonné par le nombre de documents qui y avaient été laissés.

À l’occasion d’un voyage de tourisme en ex-RDA (République démocratique allemande), j’ai été frappé par le nombre de sites en déshérence. Je suis entré dans une brasserie abandonnée à Schwerin, par curiosité, et j’ai été étonné par le nombre de documents qui y avaient été laissés. Je me suis demandé si c’était une exception, ou si tous ces sites abandonnés regorgeaient d’objets. J’ai fini par bâtir tout un projet de recherche autour de ces lieux délaissés de l’ex-Allemagne de l’Est.

Combien de lieux avez-vous « urbexés » sur ce terrain de l’ex-RDA ?
N. O. J’ai exploré 350 lieux : usines, maisons de la culture, casernes, ateliers abandonnés – toute une forme de civilisation socialiste laissée à l’abandon. La règle morale veut que l’on n’emporte rien et que l’on se contente de photographier ce que l’on trouve sur place. Mais ces lieux sont en complète déréliction et j’avoue avoir fait un peu d’échantillonnage sauvage parmi les nombreuses archives que j’ai pu trouver lors de ces visites. J’assume mes actes : certaines de ces usines et de ces dossiers ont été détruits peu de temps après mon passage, sans que rien ne soit sauvegardé.
Dans une usine de Saxe, j’ai par exemple trouvé un gros dossier sur les travailleurs cubains accueillis dans l’entreprise, qui montrait toute l’ambigüité des liens entre l’Allemagne de l’Est et la République de Cuba. J’ai utilisé certains de ces documents dans mes livres sur l’histoire de la RDA. Cela ne m’a jamais causé de problèmes, car tout le monde sur place semble s’en désintéresser. Tous ces bâtiments, ces archives, sont souvent vus comme les traces matérielles d’un échec politique et économique, comme un symptôme d’un passé dont on ne veut plus.

© Nicolas Offenstadt
La haute école des jeunesses communistes, située dans le nord de Berlin, fait partie des nombreux vestiges de l'ex-bloc de l'Est.
© Nicolas Offenstadt
La haute école des jeunesses communistes, située dans le nord de Berlin, fait partie des nombreux vestiges de l'ex-bloc de l'Est.

Quel genre d’urbexeur êtes-vous ?
N. O. Je suis un urbexeur assez tonique, qui ne se donne pas de limites a priori. J’escalade, je rampe, j’entre par des conduits d’aération… Pour moi, c’est le seul moyen si l’on veut découvrir des endroits, dans la limite du raisonnable bien sûr, car je suis aujourd’hui dans la cinquantaine. Je pratique souvent seul, mais de jeunes historiens ou collègues avec qui je travaille deviennent aussi des compagnons d’expédition, au fil du temps. La pratique solitaire est néanmoins déconseillée par certains urbexeurs, dans le cas où il arriverait quelque chose. De fait, il y a des morts tous les ans. Une fois, alors que j’étais en exploration avec une autre personne, l’escalier s’est dérobé sous nos pieds et la personne a fait une chute de cinq mètres.
Pour éviter les ennuis, j’évalue les risques à chaque étape de l’expédition. Et bien sûr, je m’équipe en conséquence : chaussures de sécurité – qui n’empêchent pas parfois des clous d’un bon centimètre et demi de percer les semelles –, gros jean, bonnet, gants anti-coupures, de l’eau en quantité pour tenir en cas de problème ou de visite prolongée, une mini-trousse de sécurité… Une chose est sûre : l’urbex doit toujours être une activité réfléchie. Ces explorations sont dangereuses, risquées, et assez spéciales. Elles nécessitent du sang-froid, de l’endurance et le sens de ses propres limites.

Pourquoi ces lieux fascinent-ils autant, malgré les risques ? 
N. O. Cette question mérite encore des enquêtes, mais disons déjà que ces lieux apparaissent comme des territoires nouveaux, qui offrent des libertés nouvelles dans un monde un peu contraint. Cette attirance s’inscrit également dans un retour très fort vers le passé, face à un avenir souvent perçu comme plus opaque. Ces sites apparaissent enfin comme des métaphores de la disparition et illustrent la façon dont la nature semble prendre sa revanche au temps de l’anthropocène : la revégétalisation est partout, on voit des plantes pousser sur les bureaux, entre les livres...

Dans la zone d'exclusion de Tchernobyl, la nature a repris ses droits dans ce parc d'attraction fantômatique.
Dans la zone d'exclusion de Tchernobyl, la nature a repris ses droits dans ce parc d'attraction fantômatique.

La crise écologique, les questions autour de l’artificialisation des sols, interrogent aussi les friches et leur usage d’une manière renouvelée, et leur promet un nouvel avenir. ♦

À lire 
Urbex : le phénomène de l'exploration urbaine décrypté, Nicolas Offenstadt, Albin Michel, mars 2022, 192 pages, 14,90 euros.
Urbex RDA : l'Allemagne de l'Est racontée par ses lieux abandonnés, Nicolas Offenstadt, éditions Albin Michel, sept. 2019, 258 pages, 34,90 euros (version numérique 9,99 euros).

Notes
  • 1. Maître de conférences HDR à l'université Paris 1, membre de l'Institut d'histoire moderne et contemporaine (Unité CNRS/ENS-PSL/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).

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