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Donner du sens à la science

«Grothendieck était d’un dynamisme impressionnant»

«Grothendieck était d’un dynamisme impressionnant»

11.12.2014, par
Il fut l’un des élèves d’Alexandre Grothendieck : le mathématicien Luc Illusie nous livre son témoignage et ses souvenirs sur les séminaires donnés par ce génie des mathématiques décédé en novembre dernier.

Au début des années 1950, Alexandre Grothendieck s’était illustré par de remarquables travaux d’analyse fonctionnelle, qui sont d’ailleurs toujours d’actualité. Mais ce sont les contributions révolutionnaires  qu’il a apportées à la géométrie algébrique, entre 1957 et 1970, qui l’ont rendu célèbre. Durant cette période, Grothendieck animait des séminaires à l’Institut des hautes études scientifiques (IHÉS) où il était professeur. J’ai eu la chance d’y participer au sein d’une équipe d’élèves qui défrichait avec enthousiasme les nouveaux territoires que « le Maître » nous faisait découvrir. Des collègues, jeunes et moins jeunes, venus de divers coins du monde, participaient à cette aventure, qui fut une sorte d’âge d’or de la géométrie algébrique.

Alexandre Grothendieck
Alexandre Grothendieck, au cours d’une séance du séminaire de géométrie algébrique (1962-1964).
Alexandre Grothendieck
Alexandre Grothendieck, au cours d’une séance du séminaire de géométrie algébrique (1962-1964).

SGA, les séminaires mythiques du Bois-Marie

Les séminaires – les fameux SGA1 – avaient lieu à l’IHÉS, le mardi après-midi, et s’étalaient sur une année, parfois deux. Ils se tenaient dans un ancien salon de musique, transformé en bibliothèque et en salle de conférence, dont les larges baies vitrées donnaient sur le parc du Bois-Marie. Le Maître nous y emmenait parfois faire un tour de promenade avant l’exposé pour nous faire part de ses dernières idées. Les séminaires portaient sur ses travaux, mais en relation avec eux, il y avait d’autres résultats dont il confiait l’exposition à des élèves ou à des collègues.

Grothendieck
avait une manière
très personnelle
de concevoir
la formulation et
la démonstration
des énoncés
mathématiques.

Il avait ainsi demandé à Pierre Deligne, dans le séminaire SGA 7, de transposer, dans le cadre de la cohomologie étale, une formule particulièrement ardue de topologie, dite formule de Picard-Lefschetz, à la démonstration de laquelle il m’avait avoué n’avoir compris goutte (cette formule devait, par la suite, jouer un rôle clé dans la démonstration, par le même Deligne, de l’hypothèse de Riemann sur les corps finis). Au tableau, Grothendieck était d’un dynamisme impressionnant, mais toujours clair et méthodique. Pas de boîte noire, pas d’esquisse. Tout était expliqué en détail. Il lui arrivait pourtant, parfois, d’omettre une vérification qu’il estimait être de pure routine (mais qui pouvait s’avérer plus délicate que prévu).

Grothendieck avait une manière très personnelle de concevoir la formulation et la démonstration des énoncés mathématiques. Pour lui, un énoncé absolu, portant, disons, sur une variété donnée, n’était pas un bon énoncé. Il voulait un énoncé plus général, en apparence beaucoup plus difficile, un énoncé relatif, avec paramètres, portant sur des familles de variétés, la nature de l’espace de paramètres important peu. En réalité, cet énoncé plus général, précisément à cause de sa généralité, se prêtait à des réductions élémentaires qui conduisaient, sans effort, et comme par miracle, à la solution. Grothendieck appelait cette méthode dévissage. Il en avait donné un exemple spectaculaire, dès 1957, avec la démonstration de la formule dite de Grothendieck-Riemann-Roch. La méthode a inspiré depuis des générations de géomètres.

Une exigence redoutable

Après l’exposé, les auditeurs étaient conviés à prendre le thé au salon du bâtiment administratif. C’était l’occasion de discuter tel ou tel point du séminaire, d’échanger des idées. Grothendieck aimait demander à ses élèves de rédiger ses exposés. Ils apprenaient ainsi le métier. Sur le plan de la rédaction, il était d’une exigence redoutable. Mes textes, tapés à la machine, d’une cinquantaine de pages, étaient noircis de ses critiques et suggestions. Je me rappelle les longues après-midi que je passais chez lui à les examiner, une par une.

Les résultats devaient être présentés dans leur cadre naturel, ce qui voulait dire d’habitude, le plus général possible. Tout devait être démontré. Les « Il est clair que » ou « On voit facilement que » étaient bannis. On discutait du contenu mathématique point par point, mais aussi de l’ordre des mots dans la phrase, de la ponctuation. La longueur importait peu. Si une digression paraissait intéressante, elle était la bienvenue.

Bien souvent, nous ne finissions pas avant 8 heures du soir. Il m’invitait alors à dîner simplement, avec sa femme, Mireille, et ses enfants. Après le repas, à titre de récréation, il me racontait des morceaux de mathématiques auxquels il avait réfléchi dernièrement. Il improvisait sur la feuille blanche, avec son gros stylo, de sa fine et rapide écriture, s’arrêtant parfois sur un symbole, pour y repasser la plume avec délectation. J’entends encore sa voix douce et mélodieuse ponctuée de temps à autre d’un brusque « Ah ! » quand une objection lui venait à l’esprit. Puis il me reconduisait à la gare, où je prenais le dernier train pour Paris.

Sur le même sujet : Le texte complet de Luc Illusie sur les travaux d’Alexandre Grothendieck est à lire sur le site de l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions du CNRS.

Notes
  • 1. Séminaire de Géométrie algébrique du Bois-Marie, SGA 1, 3, 4, 5, 6, 7, Lecture Notes in Math, 151, 152, 153, 224, 225, 269, 270, 288, 305, 340, 589, Springer-Verlag, SGA 2, North Holland, 1968.

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