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L'épopée des neutrinos
Les neutrinos font partie, au même titre que les électrons, des particules élémentaires qui constituent la matière. Des milliards de neutrinos nous traversent à chaque seconde sans que nous nous en rendions compte, car ce sont de grands timides ! Ils interagissent si peu avec la matière et ils sont si légers qu’ils traversent l’Univers à une vitesse voisine de celle de la lumière sans que rien ne puisse les intercepter. Les étudier est donc très difficile.
On sait toutefois que le neutrino existe sous trois formes aux noms exotiques : les neutrinos de type électron, ceux de type muon et enfin les neutrinos tau. Le prix Nobel de cette année salue une découverte majeure : le neutrino est un grand transformiste capable de passer d’un type à l’autre en voyageant. Un phénomène appelé oscillation : le neutrino naît d’un certain type, puis devient un conglomérat mouvant composé des trois sortes de neutrinos durant son voyage, pour finalement se révéler différent à l’arrivée dans un détecteur. Très peu de particules sont capables de faire cela, et le neutrino est la seule particule élémentaire douée de cette propriété.
Des particules énigmatiques
Pour parvenir à cette découverte, les chercheurs ont observé le Soleil qui est un grand pourvoyeur de neutrinos, tous de type électron. On connaît bien leur nombre, qui est directement lié à la chaleur du Soleil. Mais quand Raymond Davis a détecté ces neutrinos dans les années 1970, ce qui lui a valu le prix Nobel, le compte n’y était pas : il en voyait trois fois moins que prévu et le bébé a été repassé aux expériences suivantes : mais où étaient donc passés les neutrinos du Soleil ?
Cette anomalie des neutrinos du Soleil a interrogé les chercheurs pendant une vingtaine d’années. De nombreuses expériences dans le monde, notamment Gallex en Europe, ont confirmé l’anomalie. Mais c’est l’expérience SNO, au Canada, qui a définitivement résolu l’énigme en 2001-20021. Contrairement aux détecteurs précédents, qui ne savaient voir que les neutrinos de type électron, SNO était capable de dénombrer tous les neutrinos solaires arrivant sur Terre, et ce nombre était bien celui que les experts du Soleil avaient prédit. Un tiers seulement de ces neutrinos étaient de type électron, les autres neutrinos étaient de type muon ou tau. Nés électrons, les neutrinos solaires étaient des trois types à l’arrivée. Une seule explication possible : les neutrinos oscillaient durant le voyage entre le Soleil et la Terre – en fait, cela se passe dans le Soleil. Le responsable de SNO, Arthur B. McDonald, est un des lauréats du prix Nobel de cette année.
Pendant ce temps, une autre source naturelle de neutrinos, la haute atmosphère, posait le même genre de problème. Tout là-haut, sous l’effet du bombardement incessant des rayons cosmiques, de grands nombres de particules sont créées, notamment des neutrinos de chacun des trois types. Quand l’expérience Kamiokande au Japon a tenté de les observer, le compte n’y était pas : on détectait deux fois moins de neutrinos de type muon que prévu. Cette anomalie des neutrinos atmosphériques était-elle aussi due à une oscillation de neutrinos ? Encore fallait-il le prouver, et en particulier déterminer si le neutrino muon oscillait vers un neutrino de type électron ou bien tau.
La France aux premières loges
La France a contribué à déchiffrer ce puzzle grâce à une de ses spécialités : les centrales nucléaires dont les réacteurs génèrent de grandes quantités de neutrinos de type électron. L’idée était simple : si le neutrino muon se change en neutrino électron, l’inverse doit lui aussi se produire. Des expériences successives à Grenoble, au Bugey, et enfin auprès du réacteur nucléaire de Chooz, en France, ont montré que les neutrinos de type électrons restaient sages. Ils n’oscillaient pas ou, en tout cas, pas assez pour expliquer l’énigme des neutrinos atmosphériques. Dans certains cas, l’absence de résultat aide autant la recherche qu’un résultat positif : invalider une hypothèse aide à se concentrer sur les autres possibilités. Pour cette raison, les publications de l’expérience Chooz ont atteint un niveau de citation exceptionnel.
cas, l’absence
de résultat
aide autant la
recherche qu’un
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La balle restait donc au Japon. Un détecteur beaucoup plus gros a été construit, le plus grand de tous les temps ! Cet appareil, appelé Super-Kamiokande a pu mesurer beaucoup de neutrinos venant de l’atmosphère. Certains, créés juste au-dessus du détecteur, avaient peu voyagé, tandis que d’autres, créés de l’autre côté de la Terre, avaient traversé la planète entière avant d’arriver au détecteur. Le résultat était très frappant : ceux qui avaient peu voyagé n’avaient pas oscillé, à la différence de ceux qui venaient de l’autre côté du globe2. Le doute n’était plus possible. Le responsable de ce programme dans Super-Kamiokande, Takaaki Kajita, est l’autre Prix Nobel de l’année.
Après cette identification de deux oscillations de neutrinos par Super-KamiokaNDE et SNO, un défi simulant apparaissait. La théorie des oscillations nous dit qu’entre 3 neutrinos, il peut y avoir 3 oscillations. Qu’en est il de la troisième? A priori elle peut être grande, ou très petite, voire nulle. La théorie était muette, ou plutôt trop bavarde : tout était permis ! Pendant une quinzaine d’années, le résultat de l’expérience de Chooz a été la référence sur cette troisième oscillation : celle-ci devait être petite, très petite, voire nulle. En 2011, la percée a été faite par l’expérience française Double Chooz et par la Japonaise T2K (qui utilise à nouveau le détecteur super-KamiokaNDE) : la premiere évidence de l’oscillation manquante a été détectée. Les neutrinos utilisés sont maintenant artificiels : ils viennent de réacteurs nucléaires en France et d’accélérateurs de particules au Japon. En 2012, ces résultats ont été très fortement confirmés par les expériences Daya Bay en Chine, et RENO en Corée, toutes les deux auprès de réacteurs nucléaires. Aujourd’hui, il n’y a plus aucune ambiguîté : les trois oscillations de neutrinos sont bel et bien là.
Le scénario de l’oscillation confirmé
Depuis la découverte des oscillations, de nombreuses expériences de vérifications ont eu lieu de par le monde. Les mesures de neutrinos solaires par Super-Kamiokande et Borexino ont confirmé le phénomène. Les oscillations des neutrinos solaires et atmosphériques se sont avérées accessibles aux expériences sur accélérateurs et sur réacteurs. L’expérience européenne Opera, en Italie, a vu les neutrinos de type tau apparaître dans un faisceau de neutrinos de type muon produit au Cern. En se mettant très loin des réacteurs nucléaires (expérience de Kamland), en envoyant des faisceaux de neutrinos à des centaines de kilomètres (expériences de Minos et T2K), les oscillations de neutrinos ont maintenant été confirmées avec une grande certitude.
les neutrinos est
un axe essentiel
pour comprendre
et dépasser le
modèle standard
de la physique
des particules.
Les paramètres des oscillations sont des constantes fondamentales, auxquelles seules les expériences d’oscillations de neutrinos donnent aujourd’hui accès. Parmi les paramètres des oscillations, l’un d’eux est particulièrement surprenant et intéressant, car il implique un comportement différent entre neutrino et antineutrino. En principe, une particule doit se comporter comme son antiparticule, ce qu’on s’appelle la symétrie CP. Il est vraisemblable que cette symétrie ne s’applique pas au neutrino, et cela pourrait expliquer une autre grande énigme : l’absence d’anti-matière dans l’Univers actuel alors que le Big Bang a créé autant de matière que d’antimatière. Au fil du temps, matière et antimatière se sont annihilées l’une l’autre, mais un excédent de matière a survécu !
Le neutrino est un bon candidat pour expliquer cet excédent de matière qui nous permet d’exister. De nombreuses expériences sont prévues pour mesurer précisément tous ces paramètres des oscillations : Juno sur réacteurs en Chine, Orca au large de Toulon, Pingu dans l’Antarctique et Nova et Dune aux États-Unis. Le CNRS est fortement engagé dans plusieurs de ces programmes.
La nature du neutrino reste incertaine. Plusieurs expériences recherchent certaines désintégrations rares, dites « double beta ». Si elles sont découvertes, cela nous révélera la nature profonde des neutrinos, et en prime nous donnera la valeur de la masse. Ce serait une percée spectaculaire, et certainement un nouveau prix Nobel ! D’autres recherches exploratoires visent un quatrième neutrino, dit stérile, car incapable de participer aux interactions avec la matière ordinaire. La recherche sur les neutrinos est un axe essentiel pour comprendre et dépasser le modèle standard de la physique des particules. Les prix Nobel qui se succèdent (quatre prix sur les neutrinos en une quinzaine d’années) montrent bien son apport. Dans ce domaine, ce sont les expériences qui ont entraîné les découvertes, et les progrès expérimentaux ont été essentiels. L’histoire de ce prix Nobel l’illustre bien.
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
- 1. « Measurement of the Rate of ν+ d→p + p + e− Interactions Produced by 8B Solar Neutrinos at the Sudbury Neutrino Observatory », Q. R. Ahmad et al. (SNO collaboration), Physical Review Letters, 87, 071301 (13 août 2001). « Direct Evidence for Neutrino Flavor Transformation from Neutral-Current Interactions in the Sudbury Neutrino Observatory », Q. R. Ahmad et al. (SNO collaboration), Physical Review Letters, 89, 011301 (1er juillet 2002).
- 2. « Evidence for Oscillation of Atmospheric Neutrinos », Y. Fukuda et al. (Super-Kamiokande collaboration), Physical Review Letters, 81, 1562 (24 août 1998).