Vous êtes ici
Double Chooz: toujours plus près des neutrinos
Temps de lecture : 7 minutes
Depuis le train régional qui mène à la pointe de Givet, à l’extrême nord des Ardennes, on aperçoit soudain un panache de vapeur d’eau caractéristique. Celui-ci provient de la centrale EDF de Chooz, où Hervé de Kerret nous a donné rendez-vous. Depuis 2003, ce scientifique du laboratoire Astroparticule et cosmologie1, de l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3) du CNRS, y supervise le projet Double Chooz. Objectif de cette expérience impliquant également le CEA et des physiciens originaires de huit pays ? Mettre à profit l’importante source de neutrinosFermerLes neutrinos sont des particules élémentaires sans charge électrique, de masse très petite ou nulle, qui sont engendrées par des réactions nucléaires. que constitue un réacteur nucléaire : « Ces particules élémentaires sont si discrètes qu’il faut pouvoir disposer d’un flux considérable de neutrinos pour espérer en repérer quelques dizaines par jour, précise le chercheur. Or des réacteurs nucléaires comme ceux de Chooz en émettent plus d’un millier de milliards de milliards chaque seconde. »
Une particule élémentaire insaisissable
Encore fallait-il concevoir un piège efficace pour capturer les neutrinos. Car, si le neutrino est une particule élémentaire au même titre que l’électron, contrairement à celui-ci, il n’interagit presque jamais avec la matière qu’il traverse. Cette particularité combinée à une masse très faible lui a longtemps conféré une dimension insaisissable. Aujourd’hui, on sait désormais que le neutrino, comme tous les constituants élémentaires de la matière, possède une masse non nulle et qu’il existe sous trois états différents ou saveurs, comme disent les physiciens : le neutrino électronique, muonique et tauique. Mais le neutrino est la seule particule élémentaire à pouvoir passer spontanément d’une saveur à l’autre au cours de son déplacement, un phénomène appelé oscillation. C'est d'ailleurs la découverte de cette oscillation, grâce au détecteur Super-Kamiokande au Japon en 1998 et au Sudbury Neutrino Observatory au Canada en 2001, qui a valu à Takaaki Kajita et Arthur B. McDonald le prix Nobel 2015 de physique.
Objectif : calculer le troisième angle
Depuis une dizaine d’années, les scientifiques savent que cette transformation dépend pour l’essentiel de trois paramètres. Dénommés angles de mélange, ceux-ci caractérisent la proportion respective de chacun des trois types de neutrinos à un instant donné : « Jusqu’à présent, seuls deux de ces angles ont pu être mesurés avec précision, et c’est le troisième de ces paramètres qui conditionne la transformation d’un neutrino électronique en un neutrino tauique ou muonique, que nous souhaitons désormais déterminer », commente Thierry Lasserre, qui dirige les équipes du CEA impliquées dans l’expérience. En parvenant à mesurer la valeur de ce troisième angle, Double Chooz permettrait ni plus ni moins de compléter le modèle standard de la physique des particules et ainsi d’expliquer l’existence de la matière noire, censée représenter un quart de la masse de l’Univers.
Mais, à la différence des installations monumentales, tel le Super-Kamiokande japonais de 40 mètres de haut sur 40 de large, qui ont permis de mesurer les deux premiers angles de mélange, les deux détecteurs de Chooz ne cherchent pas à repérer les neutrinos issus de l’oscillation. Le dispositif français a opté pour une stratégie inverse en tentant de percevoir la disparition de neutrinos électroniques. L’expérience consiste à mesurer la transformation des neutrinos résultants de la fission nucléaire. Faute de pouvoir observer directement ces particules infimes, les chercheurs vont se focaliser sur le produit de la réaction entre les neutrinos électroniques en provenance du réacteur et les noyaux des atomes d’hydrogène emprisonnés au cœur du détecteur. Comme l’indique Hervé de Kerret, « cette réaction donne naissance à un neutron qui, en présence de gadolinium, sorte de dopant que nous injectons dans la cuve de détection, produit une grande quantité de lumière que nous sommes en mesure de détecter ». Pour pouvoir visualiser le phénomène, les scientifiques disposent de 400 photomultiplicateurs, sortes de puissants amplificateurs de lumière braqués en permanence sur la cuve de détection.
Premières détections dès 2011
Avant d’accéder à cet appareil de mesure, il faut pénétrer dans un tunnel creusé il y a plus de cinquante ans dans une colline rocheuse des bords de Meuse, sur le site même de la centrale nucléaire de Chooz. C’est là, sous 150 mètres de roches et à 1 kilomètre de distance des réacteurs nucléaires que le premier détecteur, qualifié de lointain, a été installé. Ce cylindre de 7 mètres de haut pour 7 mètres de diamètre se compose de quatre compartiments successifs imbriqués les uns dans les autres. Seule la cuve d’acrylique située au coeur du détecteur sert à visualiser les neutrinos, les compartiments périphériques ayant pour fonction de faire obstacle aux éléments indésirables. « Avec un tel dispositif, souligne Hervé de Kerret, on souhaite qu’aucune interaction de neutrinos n’ait lieu dans la cible sans pouvoir être repérée tout en évitant que les rayons cosmiques ou la radioactivité résiduelle ne viennent fausser les mesures. » Ainsi, le dispositif a permis, dès 2011, de détecter la transformation des neutrinos durant leur vol, découverte confirmée dès 2012 par les autres expériences internationales. Depuis lors, une course mondiale à la précision s’est engagée pour mesurer le troisième angle de mélange des neutrinos.
Entrée en action du second détecteur
Le second détecteur a été mis en place dans ce but. Cet appareillage scrupuleusement identique au détecteur lointain est installé sous une colline située cette fois à 350 mètres des réacteurs. Dès son entrée en fonction, les scientifiques pourront mesurer avec précision le nombre de neutrinos produits par le réacteur avant que ceux-ci n’aient eu le temps d’osciller : « Nous aurons alors accès à la quantité absolue de neutrinos électroniques disparaissant au cours du trajet entre les réacteurs et le détecteur situé à 1 kilomètre », poursuit Thierry Lasserre. Si cette dernière n’est pas nulle, il sera envisageable de calculer pour la première fois le troisième angle de mélange des neutrinos. De façon plus pragmatique, Double Chooz testera aussi pour le compte de l’Agence internationale de l’énergie atomique l’efficacité d’une nouvelle méthode de lutte contre la prolifération nucléaire. Les détecteurs pourraient, en effet, être utilisés pour déterminer la nature du combustible contenu dans un réacteur nucléaire et ainsi mesurer avec précision sa puissance thermique.
A voir : notre infographie pour explorer le palmarès des Nobel
- 1. Unité CNRS/CEA/Univ. Paris-Diderot/Observatoire de Paris.
Voir aussi
Coulisses
114 physiciens et techniciens, originaires de France, d’Allemagne, du Brésil, d’Espagne, des États-Unis, du Japon, du Royaume-Uni et de Russie, participent au projet Double Chooz.
Auteur
Grégory Fléchet est né à Saint-Étienne en 1979. Après des études de biologie suivies d’un master de journalisme scientifique, il s’intéresse plus particulièrement aux questions d’écologie, d’environnement et de santé.