Vous êtes ici
Quelles réparations pour l’esclavage?
Chaque 10 mai, depuis la décision du président Chirac en 2006, on célèbre en France la mémoire de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Depuis une dizaine d’années, la question des réparations, objet du projet « Repairs » que vous coordonnez, est devenue centrale dans ces questions de mémoire…
Myriam Cottias1 : Que ce soit en Amérique du Nord et du Sud, aux Antilles, en Afrique ou dans l’océan Indien, la question des réparations est aujourd’hui au cœur des revendications des descendants des esclaves déportés depuis l’Afrique. En France, en 2005, le Mouvement international des réparations a par exemple réclamé 200 milliards d’euros à l’État français au titre de la compensation de la période de l’esclavage. Une demande jugée alors irrecevable car les juges ont estimé qu’il était impossible d’établir le montant des dommages pour des faits aussi anciens. Mais ces demandes de réparations ne sont pas seulement financières. En effet, elles posent directement la question du maintien, dans les sociétés contemporaines, de certains rapports sociaux racialisés et hiérarchisés hérités de l’esclavage. La mobilisation du passé sert alors à réclamer une nouvelle définition de la citoyenneté et à dénoncer le racisme et les discriminations.
En France, la loi Taubira de 2001 reconnaît l’esclavage comme un crime contre l’humanité et demande que cette période de l’histoire nationale soit enseignée de l’école primaire au lycée. Cette loi va-t-elle assez loin selon vous ?
M. C. : Cette loi est une première dans le monde : aucun autre pays à ce jour n’a voté une loi reconnaissant aussi directement les faits de traite et d’esclavage. Son objectif était de mettre fin à un siècle et demi d’oubli, durant lequel l’esclavage a été complètement passé sous silence par les institutions. C’était le résultat d’un contrat tacite entre la République et les ex-colonies : dès que l’abolition a été déclarée en 1848, les anciens esclaves sont devenus français et citoyens de plein exercice, en échange de quoi la République inaugurait un point « zéro » de l’histoire, le passé étant en quelque sorte effacé. Le problème, c’est qu’aujourd’hui encore il reste des traces de cette période dans nos rapports sociaux et que le passé ne cesse de ressurgir.
Que faire de plus, alors ?
M. C. : Sans pousser forcément dans le sens des compensations financières, qui posent selon moi de vrais problèmes juridiques et sociaux, il faut certainement aller plus loin dans le travail de mémoire collective. Même si elle est désormais enseignée à l’école, et qu’un concours national « La Flamme de l’Égalité » lui est par exemple consacrée, l’histoire de l’esclavage reste encore mal acceptée dans l’Hexagone. Pour la dépasser, il faut être capable de la regarder en face, et de sortir du seul aspect moralisateur et accusateur.
Il faut également inscrire cette histoire dans l’espace national et avoir des lieux pour y réfléchir. Aujourd’hui, ceux-ci sont très peu nombreux : il y a le « Mémorial ACTe », un lieu de mémoire inauguré à Pointe-à-Pitre en mai 2015, un mémorial à Nantes, une sculpture et une plaque dans le jardin du Luxembourg à Paris, un buste de Toussaint Louverture à Bordeaux, une statue du même, réalisée par Ousmane Sow à La Rochelle, quelques salles du musée d’Aquitaine à Bordeaux, et c’est à peu près tout.
D’autres lieux sont nécessaires ; certains sont déjà en cours de conception, grâce à la volonté de municipalités et de citoyens. On pourrait aussi imaginer un espace qui soit dédié à cette histoire : à la fois de médiation culturelle, d’exposition, de valorisation de la recherche, avec des lieux de rencontre pour les associations, un espace de citoyenneté. C’est important qu’une telle structure existe, à l’instar du Musée national afro-américain qui a été inauguré en 2016 par Barack Obama à Washington. C’est le projet que j’avais proposé au gouvernement lorsque j’étais présidente du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, entre 2013 et 2016.
Parlons des États-Unis : où en est le débat sur les réparations, là-bas ?
M. C. : La société américaine reste marquée par des rapports sociaux très racialisés. Malgré la recommandation du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui a demandé explicitement aux États-Unis de réfléchir à des formes de réparations envers les Africains-Américains, aucune initiative publique n’a été prise à ce jour, à l’exception du musée que je viens de mentionner. En revanche, on voit fleurir des initiatives privées. La Chase Manhattan Bank, qui a été directement impliquée dans l’économie de l’esclavage en assurant les biens des propriétaires d’esclaves, consacre chaque année 5 millions de dollars à des bourses d’études destinées à de jeunes Afro-descendants de Louisiane. La faculté de droit d’Harvard a abandonné son blason qui était lié à l’un de ses membres fondateurs, propriétaire d’esclaves…
Ce qui étonne le plus, dans nos sociétés contemporaines, c’est que si les esclaves ou leurs descendants n’ont jamais été indemnisés pour les crimes subis, les propriétaires esclavagistes ont, eux, touché des indemnités après l’abolition. C’est difficile à comprendre aujourd’hui !
M. C. : C’est justement ce que dénoncent plusieurs associations d’Afro-descendants. Après l’abolition, en 1848, des indemnités ont été versées aux propriétaires d’esclaves des Antilles, de Maurice et de la Réunion, du Sénégal et de Nocibé à Madagascar, afin de compenser les pertes économiques que la fin de l’esclavage entraînait pour eux. Victor Schoelcher, le père de l’abolition, n’y était pas favorable et avait, lui, imaginé un système où les « esclavisés » seraient indemnisés… Mais il s’est rangé au parti de l’efficacité : les propriétaires esclavagistes étaient influents et avaient un vrai pouvoir de nuisance. Il a choisi de leur donner satisfaction, pour que l’abolition soit effective au plus vite.
Au Centre International de recherches sur les esclavages que je dirige, nous sommes d’ailleurs en train de constituer une base de données des indemnités accordées aux propriétaires dans tous les territoires concernés : accessible à tous, elle comportera le nom des personnes indemnisées, leur statut et le montant de l’indemnité reçue.
Nous n’en sommes qu’au début, mais nous constatons déjà que les choses ne sont pas aussi binaires qu’on l’imagine parfois : ainsi, on retrouve des « libres de couleur » parmi les personnes indemnisées – ces esclaves affranchis étaient à leur tour devenus propriétaires d’esclaves. On a tendance à voir l’esclavage sous le seul prisme de l’opposition raciale blanc-noir, mais on oublie que c’était aussi un système économique et social. Ce travail de recherche est crucial pour raconter l’histoire de l’esclavage et celle du post-esclavage dans toute leur complexité.
Vous êtes également en train de travailler à une base de données spécifique à Haïti…
Haïti est un cas particulier : dans les autres colonies, c’est l’État français qui a décidé de l’abolition de l’esclavage et a versé une indemnisation aux propriétaires esclavagistes. À Saint-Domingue, la plus importante colonie française à la fin du XVIIIe siècle, les esclaves se sont soulevés et la colonie est devenue indépendante en 1804. C’est la France de Charles X, en 1825, qui a exigé d’être dédommagée pour le compte des propriétaires français de plantations, en menaçant de ne pas reconnaître officiellement la République haïtienne. Le règlement des 150 millions de francs-or réclamés par la France s’est achevé en 18832.
Mais la question des réparations haïtiennes a ressurgi en 2004, quand Jean-Bertrand Aristide, le président de l’époque alors en grande difficulté politique, a décidé de réclamer le remboursement de cette somme injustement perçue par la France. Il a fait appel à un cabinet américain qui a estimé à 40 milliards de dollars la somme à verser par la France. Le contentieux n’est toujours pas réglé… Encore une fois, le droit français ne prévoit pas la rétroactivité. Et la loi Taubira, si elle reconnaît l’esclavage comme un crime contre l’humanité, est une loi déclarative qui n’ouvre pas la voie à des actions en justice. Le président Hollande a certes déclaré lors de l’inauguration du Mémorial ACTe la possibilité de réparations envers Haïti, mais il a immédiatement affirmé qu’il ne s’agirait pas de réparations financières mais symboliques.
Et qu’en est-il du reste des Caraïbes et de l'Amérique Latine ?
M. C. : En septembre 2013, sous l’égide de la Caricom (Caribbean Community), les États de la Caraïbe ont lancé une campagne visant la France, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Espagne, le Portugal, la Norvège, la Suède et le Danemark afin d’obtenir réparation. Ils ont assigné les États en demandant réparation des préjudices causés par l’esclavage et la colonisation tout en soulignant le cas particulier d’Haïti. Dans certains pays d’Amérique Latine, comme en Colombie ou en Équateur, la question ressurgit également. Les « afro-réparations » s’inscrivent dans le contexte politique du tournant multiculturel des années 1980 qui donne des droits spécifiques aux descendants d’esclaves.
À lire, pour aller plus loin : L’esclavage, du souvenir à la mémoire, par Christine Chivallon, éditions Karthala, collection « Esclavages », août 2012, 624 pages, 36 €.
- 1. Directrice du Ciresc, Centre international de recherche sur les esclavages et les post-esclavages. Créé en 2008, le Ciresc est devenu en janvier 2017 une unité de recherche et de service du CNRS (USR), pour une meilleure valorisation de ses travaux.
- 2. La dette renégociée sera ramenée à 90 millions de francs-or en 1838.