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Le fléau de l'esclavage contemporain
Le 26 mars 2021, la cour d'appel de Versailles condamnait Gabriel Mpozagara, ancien ministre de la Justice du Burundi, et son épouse, à deux ans de prison avec sursis pour plusieurs chefs d'inculpation dont « traite d'être humain ». Le couple avait exploité un homme pendant quinze ans en région parisienne, pour un salaire total de seulement 5 000 euros. Un jugement qui a rappelé la réalité de l'esclavage contemporain en France, alors que le travail forcé, la réduction en servitude et la réduction en esclavage ont été introduits dans le Code pénal en 2013. Lorsque ce type d'affaires est porté en justice dans l'Hexagone, le Comité contre l'esclavage moderne se porte partie civile.
De la traite négrière à la traite contemporaine
Plus de 170 ans après l'abolition de 1848 par la Seconde République, l'esclavage n'a donc pas disparu de notre pays. Mais qu'entend-on par ce terme, dont la définition et la réalité varient selon les lieux et les époques ? « On peut le décrire comme un travail contraint, soumis à une violence extrême, explique l'historienne Myriam Cottias1, directrice de recherche au CNRS et directrice du Centre international de recherches sur les esclavages et les post-esclavages (CNRS). Il peut parfois être précédé d'une traite, c'est-à-dire un déplacement forcé de population, comme ce fut le cas dans le cadre de l'esclavage transatlantique et dans l'océan Indien, entre le XVIIe et le XIXe siècle ».
La chercheuse insiste particulièrement sur le commerce qui a redéfini les contours de l'esclavage : « Si l'esclavage existait déjà, l'esclave est devenu, à partir du XVe siècle, un Africain déporté vers les Amériques pour produire des denrées coloniales, devenant par la même occasion la propriété d'une autre personne, sans possibilité de rachat jusqu’au XIXe siècle ». Autre caractéristique : la racialisation qui distinguait les Blancs des Noirs à partir de leur statut. « C'est moins le cas désormais, avec des origines plus diverses des personnes mises en esclavage », constate Myriam Cottias.
L'historienne remarque toutefois plusieurs points communs entre les victimes de la traite négrière et celles de la traite contemporaine : « Un esclave est une personne totalement contrôlée et contrainte dans ses relations de travail mais aussi affectives, notamment dans la possibilité de constituer une famille, soumise à une violence extrême et à qui l'on refuse une identité. C'est toujours les cas des victimes de traite dont on contrôle les déplacements en retenant leur passeport, aujourd'hui ».
L'abolition, les principes et la réalité
Les relations esclavagistes peuvent rester profondément enracinées dans les rapports sociaux et économiques au point que l'abolition juridique de l'esclavage n'entraîne pas nécessairement la fin de sa pratique. « L'abolition de 1848 – la deuxième en France après celle du 4 février 1794 et le rétablissement de l'esclavage par Napoléon en 1802 – est très importante car elle déclare l'égalité entre les citoyens, rappelle Myriam Cottias. Il n'y a plus d'esclave, plus de maître. Les affranchis acquièrent la nationalité française. Mais si cette abolition défendait une utopie égalitariste assez remarquable, c'était plus dans les principes que dans la réalité. En effet, les modalités de travail ont perduré plusieurs décennies. Les nouveaux affranchis ont été enjoints de rester travailler dans les plantations et les propriétaires leur refusaient un salaire. Tout le système de discrimination a également perduré, attribuant la civilisation aux anciens maîtres et l'obscurité aux anciens esclaves. »
Plus récemment, le cas de la Mauritanie est tout aussi révélateur. « Le pays a aboli l'esclavage quatre fois. Car, tant qu'on ne donne pas de capacités économiques d'émancipation aux anciens esclaves, ils restent soumis à un régime ancré dans l'esclavage », remarque l'historienne.
Plus de 40 millions d'esclaves contemporains
Ces différents facteurs expliquent que l'esclavage perdure de nos jours, bien qu'il soit considéré comme un crime contre l'humanité par les Conventions de Genève de 1949. En 2016, l'Organisation internationale du travail (OIT) estimait à 40,3 millions de personnes le nombre de victimes de l’esclavage moderne, parmi lesquelles 24,9 millions contraintes au travail forcé et 15,4 millions au mariage forcé. Sur les 24,9 millions de personnes réduites au travail forcé, 16 millions étaient exploitées dans le secteur privé, notamment dans le travail domestique, la construction ou l’agriculture. 4,8 millions étaient victimes d’exploitation sexuelle, et 4 millions astreintes à des travaux forcés imposés par les autorités publiques.
Toujours selon l'OIT, une victime sur quatre serait un enfant et les femmes seraient représentées entre 58 et 99 % dans les cas d'exploitation sexuelle. Encore en 2016, la fondation Free Walk, qui avançait quant à elle le chiffre de 45 millions de victimes d'esclavage dans le monde, estimait à plus de 18 millions leur nombre en Inde, pays le plus touché devant la Chine, le Pakistan, le Bangladesh, l’Ouzbékistan, la Corée du Nord et la Russie.
En France, le dernier rapport de la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) recensait, en 2019, 2 573 victimes de traite prises en charge par les associations, parmi lesquelles 75 % victimes d'exploitation sexuelle, 19 % d'exploitation par le travail, 4 % de délinquance forcée, 1 % de mendicité forcée et 1 % d'autres formes d'exploitation.
Mais ces chiffres sont à analyser avec précaution. « On sait très peu de choses sur la façon dont ces chiffres sont produits. Sont-ils le reflet de la réalité, des préoccupations des pouvoirs publics ou du travail associatif ? », interroge Milena Jakšic2, sociologue, chargée de recherches CNRS à l’Institut des sciences sociales du politique3 (3) ayant travaillé sur la traite humaine en France et en particulier sur l'exploitation sexuelle. La chercheuse s'explique : « Quand on entend traite des êtres humains – je préfère ce terme à celui d'esclavage qui possède une connotation morale et une charge émotionnelle puissante – on pense surtout à la traite à des fins d'exploitation sexuelle. Pour cause, la figure de la jeune femme vulnérable est un très puissant moteur de mobilisation et d'indignation. Le travail forcé, s'il concerne autant des hommes que des femmes, est associé dans l'imaginaire à la figure de l'homme migrant jeune, qui suscite moins la compassion ».
Reflet de ce conditionnement, la plupart des associations françaises qui luttent contre la traite humaine se sont spécialisées dans la prise en charge des victimes d'exploitation sexuelle. « De 13 associations en 2017, on est passé à 37 en 2020. Cette focalisation de l'attention sur ce phénomène occasionne de la frustration chez les organisations luttant contre le travail forcé, qui sont moins écoutées ».
« Le contrôle des flux migratoires place les migrants dans des situations de vulnérabilité »
Les chiffres peuvent également être utilisés pour justifier certaines politiques publiques. « La traite des êtres humains est devenue un très bon argument pour lutter contre l'immigration irrégulière. Mais la criminalisation de cette dernière provoque souvent des effets négatifs sur les personnes concernées, constate la sociologue. Le contrôle des flux migratoires place les migrants dans des situations de vulnérabilité. En effet, c'est en contractant de dettes auprès de passeurs que des jeunes femmes sont contraintes à la prostitution. »
La clandestinité renforce cette vulnérabilité. « Il n'est pas évident, dans ce cas, de se rendre au commissariat pour alerter sur sa situation, rappelle Milena Jakšic. D'autant plus qu'en France, la protection policière est conditionnée au dépôt de plainte. Il faut ainsi être capable d'apporter des preuves, avant de témoigner au cours d'un procès et de demander un titre de séjour à la préfecture, pour espérer trouver ensuite, dans le meilleur des cas, un travail mal rémunéré. »
De nombreuses organisations sont chargées de combattre la traite humaine. On retrouve l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), le Groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (Greta) au niveau du Conseil de l'Europe, l'organisation internationale de police criminelle Interpol ou, en France, l'Office central de répression contre la traite des êtres humains. « Le problème, c'est que les procédures aboutissent généralement à rapatrier les migrants victimes de traite dans leur pays d'origine. La lutte contre la traite des êtres humains débouche sur des mesures sécuritaires », regrette la chercheuse.
Pourtant, de nombreuses associations telles que le Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti) et Migreurop alertent sur le fait que la traite ne peut être pensée indépendamment des phénomènes migratoires. « C'est en permettant la libre circulation des personnes qu'on endigue des phénomènes illégaux et que l'on fait disparaître les passeurs, insiste la sociologue. Depuis 2014, 20 000 migrants sont morts en Méditerranée. Mais, au lieu d'investir pour améliorer les politiques d'asile, l'Union européenne prévoit 21 milliards d'euros pour renforcer ses frontières extérieures d'ici à 2027 ».
Prise de parole et conscience citoyenne
Dans ce cadre sécuritaire, comment les victimes de traite peuvent-elles prendre leur destin en main ? En France, la Mission d'intervention et de sensibilisation contre la traite des êtres humains (Mist) porte une initiative prometteuse. Créée en janvier 2020, l'association promeut l'autonomisation de ces femmes migrantes victimes de traite. « Elles se sont constituées en collectif pour porter leurs propres revendications, raconte Milena Jakšic. Dans un podcast, elles parlent de leurs vies quotidiennes mais aussi de leurs problèmes familiaux. En effet, ces femmes nous apprennent que leur projet migratoire a souvent été poussé par leurs familles restées au pays, qui continuent d'exercer sur elles une contrainte pour qu'elles envoient de l'argent. Ce type d'initiative est salutaire car ces femmes, qui font de leur histoire autre chose que de la parole victimaire, nous aident à saisir les réalités de la traite humaine ».
La conscience et la vigilance citoyennes peuvent aussi aider à endiguer l'esclavage moderne. « Pour les cas de proximité, il faut apprendre à repérer des personnes soumises au pouvoir d'un autre, déclare Myriam Cottias. Il faut aussi être conscient que, lorsqu'on achète un t-shirt à deux euros, c'est qu'il y a nécessairement du travail contraint derrière. »
L'effondrement du Rana Plaza, au Bangladesh, le 24 avril 2013, avait dévoilé au grand jour les limites de la production à bas coût. Ce jour-là, 1 127 ouvriers, qui travaillaient dans des conditions indécentes, ont trouvé la mort dans l'immeuble qui abritait plusieurs ateliers de confection pour des marques de vêtements internationales, dont Mango (Espagne) et Primark (Irlande). « Les grandes entreprises sont de plus en plus incitées à suivre des chartes éthiques, remarque l'historienne. Mais, si le géant suédois de l'habillement H&M a bien signé une telle charte assurant une rémunération décente de ses travailleurs dans le monde, il reste à savoir si elle est respectée dans les faits. » ♦
A lire/ à voir sur CNRS le journal :
L'esclavage, une histoire à étudier (vidéo)
Quelles réparations pour l'esclavage ?
Regard sur la traite des êtres humains en France
- 1. Présidente du Comité national sur la mémoire et l’histoire de l’esclavage de 2013 à 2016, actuellement directrice des collections « Esclavages » et « Esclavages Documents » chez Karthala/Ciresc, elle est aussi directrice de publication et co-rédactrice en chef de la revue Esclavages & post~esclavages / Slaveries & Post~Slaveries (https://journals.openedition.org/slaveries/)
- 2. Milena Jakšić est l'auteure de La traite des êtres humains en France : de la victime idéale à la victime coupable, CNRS Éditions, 2016.
- 3. Unité CNRS/Université Paris Nanterre/ENS Paris-Saclay.
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Spécialisé dans les thématiques liées aux religions, à la spiritualité et à l’histoire, Matthieu Sricot collabore à différents médias, dont Le Monde des Religions, La Vie, Sciences Humaines ou encore l’Inrees.
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