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Le grand miroir de la jeunesse française
En quoi l’enquête « Generation What ? » diffère-t-elle d’une étude sociologique classique ?
Anne Muxel1 : C’est plus une consultation qu’une enquête, car elle est ouverte à tous les jeunes qui ont voulu y répondre et elle est disponible en ligne sur plusieurs mois. À l’heure actuelle, plus de 600 000 jeunes ont répondu aux questions, dont environ 200 000 en France, et il est toujours possible d’y participer. À l’origine, les sociétés de production Yami 2 et Upian se sont associées à France Télévisions en 2013 pour réaliser un web-documentaire sur la jeunesse française. Un questionnaire de près de 150 questions a été diffusé sur Internet sous le nom « Génération Quoi ? », pour inciter les 18-34 ans à exprimer leur point de vue sur la politique, la société, l’économie…, mais aussi des sujets plus intimes, comme leurs pratiques culturelles, leur rapport au monde du travail, leurs relations familiales, amoureuses ou encore sexuelles. Le dispositif était très accrocheur, et du même coup plus attractif qu’un recueil de données classique : les jeunes étaient tutoyés, pris à parti, il y avait même un peu de provocation dans la formulation des questions pour les interpeller et leur donner envie de répondre. Ce dispositif interactif a permis de recueillir à l’époque les réponses de 320 000 jeunes français. Aujourd’hui, l’enquête devenue « Generation What ? » a élargi cette démarche à l’échelle européenne : un site Web a été diffusé dans plusieurs langues et a touché une vaste population. J’étudie les réponses des jeunes français pour faire leur portrait sociologique et politique. La richesse de ce type de consultation est de pouvoir disposer d’une base de données très large.
Des données recueillies sur Internet peuvent être biaisées… Comment interpréter les résultats ?
A. M. : Ce serait une erreur de les prendre pour argent comptant et d’élaborer des statistiques sur cette seule base. D’une part, parce que les jeunes répondent volontairement, sans avoir été présélectionnés suivant une logique de quotas représentatifs par exemple ; d’autre part, parce que le recueil en ligne suppose que les répondants soient connectés, ce qui exclut tous ceux qui ne sont pas coutumiers du Web. Les sociologues Camille Peugny et Cécile Van de Velde ont été sollicités pour analyser les résultats de 2013 sur la base d’un échantillon représentatif des jeunes français, du point de vue d’un certain nombre des critères sociodémographiques propres à cette catégorie d’âge.
C’est également mon rôle dans cette « saison 2 » de 2016 : des techniques de redressement ont été appliquées pour éliminer les biais et construire un échantillon représentatif de la jeunesse française en 2016, en prenant appui notamment sur les indicateurs de l’Insee en matière d’âge, de catégorie socioprofessionnelle, de niveau d’études ou encore d’identité de genre par exemple. Ces techniques d’échantillonnage sont classiquement utilisées dans les sondages.
Le redressement opéré a permis d’établir une base d’échantillonnage de plus de 20 000 jeunes pour l’année 2016, valide du point de vue de sa représentativité statistique. C’est donc un échantillon considérable comparé aux enquêtes réalisées habituellement.
Comment pouvez-vous être sûre qu’il n’y pas d’usurpation d’identité ou que certaines réponses ne sont pas fantaisistes par exemple ?
A. M. : C’est toujours un problème en sociologie : une personne interrogée peut raconter n’importe quoi, ou parfois se faire passer pour quelqu’un d’autre… D’où la nécessité de faire une analyse attentive des données recueillies et de vérifier qu’elles sont cohérentes. Lorsque l’on croise les variables entre elles, et que l’on étudie en parallèle les logiques socioéconomiques permettant d’expliquer les résultats, on peut discerner ce qui d’un côté relève d’une tendance bien implantée, et de l’autre des aléas plus ponctuels. Procéder par Internet induit peut-être une marge d’erreur plus importante, mais comporte aussi des avantages. Nous n’aurions jamais obtenu autant de réponses dans le cadre d’une enquête sociologique classique, et ce large panel nous permet d’examiner d’autant mieux les grandes tendances qui se dégagent. D’autre part, j’ai tendance à penser que les jeunes répondent plus librement, à leur rythme et en craignant moins le regard de la personne qui les interroge.
Quel est le rapport des jeunes français à la politique ?
A. M. : Il est ambivalent, mêlant à fois une forte défiance et une disponibilité pour l’engagement citoyen. Le rejet des élus et des partis est écrasant : 99 % des répondants estiment que les hommes politiques sont plus ou moins corrompus2, 91 % pensent que la finance contrôle le monde… En même temps, une courte majorité continue de voter, et ils sont nombreux à penser que les élus ont du pouvoir et qu’ils peuvent améliorer les choses. De façon connexe, beaucoup considèrent que les citoyens peuvent agir à leur niveau, notamment en faisant pression sur les institutions. On retrouve ainsi une forte propension à la démocratie directe et à la protestation : 63 % affirment qu’ils pourraient participer à un mouvement de révolte de grande ampleur.. Nous pouvons expliquer cette apparente dichotomie en relevant que ces jeunes n’ont pas connu la période des grandes idéologies des années 1960-1980. Ils sont nés sans boussole, dans un monde où les orientations politiques traditionnelles sont en crise, et doivent définir leurs choix politiques de façon plus autonome que leurs parents.
N’est-ce pas le propre de la jeunesse : se construire, chercher son identité… ?
A. M. : On retrouve en effet le même paradoxe sur plusieurs plans : d’un côté une recherche d’autonomie et d’expériences nouvelles, de l’autre un attachement à des structures plus traditionnelles.
Leurs relations amoureuses sont riches et variées par exemple, d’autant que l’entrée dans la vie conjugale et parentale a reculé pour s’établir autour de la trentaine. Ils se montrent également très libéraux sur le sujet : la contraception ou l’homosexualité sont pleinement admises par une large majorité d’entre eux. En même temps, dès qu’on les interroge sur leur conception du couple ou de l’amour, les valeurs de fidélité ou de romantisme reviennent au premier plan, de façon encore plus nette que pour la génération de leurs parents.
À tel point, d’ailleurs, que beaucoup ont peur de s’engager, de ne pas être à la hauteur et de souffrir en cas de difficultés ou de séparation. L’enquête brosse le portrait d’une jeunesse à la fois innovante et fragile, aventureuse et en quête de sécurité. Courageuse en tout cas. Tous veulent s’émanciper du cocon familial et se réaliser pleinement en tant qu’adulte. Mais ils estiment en même temps que le monde du travail ne leur en donne pas les moyens, et comptent beaucoup sur leurs parents pour les soutenir et les accompagner.
Le fait d’être né dans un monde en crise, à plusieurs titres, explique-t-il cette ambivalence ?
A. M. : L’état du monde, et de la société française notamment, leur inspire un certain défaitisme au niveau collectif, mais pas au plan individuel. Les premiers mots qu’ils utilisent pour décrire leur génération sont : « perdue » et « sacrifiée ». Beaucoup estiment qu’ils vivront moins bien que leurs parents, et que leurs propres enfants seront dans une situation plus défavorable encore… Mais ils témoignent en parallèle d’une étonnante confiance dans leurs propres capacités. S’ils n’attendent plus grand chose de la société – un sur deux considère qu’on ne peut compter que sur soi –, un grand nombre estime que « quand on veut, on peut ». Ils ont tendance à miser sur leurs ressources pour construire leur vie d’adulte et envisagent de plus en plus souvent de créer leur propre activité professionnelle par exemple… Beaucoup pensent également quitter la France s’ils ne réussissent pas : 50 % envisagent de partir à l’étranger, auxquels s’ajoutent 20 % qui répondent sans ambages : « Dès que je peux, je me barre ». Ils ont à la fois intégré qu’ils étaient les enfants de la crise et envisagé une échappatoire : la débrouillardise ou le départ.
À voir : le site dédié à l'enquête Generation What ?
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Auteur
Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.
À lire / À voir
Temps et politique. Les recompositions de l'identité, Anne Muxel (dir), Presses de Sciences Po, coll. « Académique », janvier 2016, 208 p., 18,00 €
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