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Ces liens qui font société

Ces liens qui font société

03.05.2023, par
Comment un individu devient-il un être social ? Qu'est-ce qui nous relie les uns aux autres ? Pourquoi se sent-on solidaire ? Dans son livre « L’Attachement social », Serge Paugam propose une relecture des liens sociaux à travers une vaste étude menée dans 34 pays.

Vous établissez dans votre livre une typologie en quatre régimes d’attachement social – familialiste, volontariste, organiciste et universaliste – qui est au cœur de votre ouvrage. Comment s’est-elle imposée dans votre réflexion ?
Serge Paugam1. Je suis parti de l’intuition qu’Emile Durkheim esquisse dans un cours intitulé « L’éducation morale » et qui est destiné aux maîtres d’école. Dans ce cours, Durkheim pose comme principe qu’il existe plusieurs formes d’attachement qui renvoient à plusieurs sphères de la morale. En suivant cette logique, j’ai défini l’attachement social comme le processus d’entrecroisement des liens sociaux et j’en distingue quatre : le lien de filiation, le lien de participation élective, le lien de participation organique et le lien de citoyenneté. L’individu devient un être social à partir du moment où s’entrecroisent en lui ces quatre formes essentielles de lien.

Serge Paugam en novembre 2022.
Serge Paugam en novembre 2022.

Durkheim avait commencé à prendre en compte la question de la hiérarchie entre ces liens. Républicain engagé, adhérent de la ligue des droits de l’Homme, dreyfusard, il plaçait sans hésiter la morale civique et donc l’attachement à la Patrie au sommet de cette hiérarchie, ce qui était conforme, par ailleurs, à sa représentation de l’État. Mais, 130 ans plus tard, cette conception normative mérite d’être questionnée. Je suis parti de l’hypothèse que chaque société, par son système normatif, donne une version propre de cette hiérarchie des liens sociaux et qu’il est possible de distinguer plusieurs régimes d’attachement.

Quel a été votre choix ?
S. P.
Mon questionnement a été le suivant : puisqu’il existe quatre types de liens sociaux qui renvoient chacun d’entre eux à une sphère spécifique de la morale – le lien de filiation à la morale domestique, le lien de participation élective à la morale associative, le lien de participation organique à la morale professionnelle et le lien de participation élective à la morale civique – comment les pays et les sociétés les combinent-ils ? Comment les hiérarchisent-ils ? J’ai ainsi défini chaque régime d’attachement par la prééminence d’un type de lien (et de la sphère de morale correspondante) sur les autres : le régime familialiste par le lien de filiation et de la morale domestique, le régime volontariste par le lien de participation élective et la morale associative, le régime organiciste par le lien de participation organique et la morale professionnelle et le régime universaliste par le lien de citoyenneté et la morale civique. C’est cette hypothèse que j’ai soumise à une vérification empirique large.

Une fois cette grille établie, vous l’avez en effet confrontée à de très nombreuses études quantitatives, soit un travail colossal puisque votre comparaison porte sur 34 pays. Quels obstacles avez-vous rencontrés ? Quels indicateurs avez-vous choisis pour établir une comparaison ?
S. P.
Pour établir cette vérification empirique, accomplie grâce à un travail d’équipe, nous avons construit une base de données permettant de faire des comparaisons, avec des indicateurs de liens sociaux définis de la même manière d’un pays à l’autre pour être indiscutables. Nous souhaitions confronter cette hypothèse à un nombre suffisant de pays pour rendre significative au plan statistique une classification par ascendance hiérarchique. Ce travail a permis de vérifier globalement la typologie des régimes d’attachement et de les croiser avec d’autres indicateurs économiques et sociaux (de développement, de pauvreté, d’inégalités, de protection sociale, de démocratie). À l’issue de cette première étape, j’ai confronté ces résultats avec d’autres travaux issus de l’histoire, de l’anthropologie, etc., afin de trouver des clefs d’interprétation des différences entre ces régimes et approfondir le cas de certains pays.

Une soirée à Athènes. Plus de la moitié des jeunes Grecs de 25-34 ans vivent chez leurs parents.
Une soirée à Athènes. Plus de la moitié des jeunes Grecs de 25-34 ans vivent chez leurs parents.

Pour mesurer le lien de filiation, nous nous sommes appuyés sur plusieurs indicateurs. L’un d’entre eux est la proportion de jeunes de 25 à 34 ans vivant chez leurs parents. Il s’agit là d’un indicateur objectif indiscutable que nous pouvons comparer sans risquer de faire preuve d’une vision par trop européo-centrée. Les différences observées sont fécondes et donnent des clefs de lecture. Tandis que plus de 50 % des 25-34 ans vivent chez leurs parents en Grèce, ils ne sont que 2 % au Danemark. Quand des différences aussi grandes apparaissent, il est évident que la famille n’a pas le même sens, que la norme d’autonomie qui va permettre aux individus de se sentir épanouis n’est pas la même. Dans le cas des pays nordiques, quand on est à cet âge hébergé chez ses parents, cela peut être considéré comme anormal, presque comme une disqualification sociale, tandis qu’héberger ses enfants dans le sud de l’Europe ou dans les pays latino-américains, c’est une question d’honneur social.

Quel a été l’indicateur clef pour définir le lien de participation élective ?
S. P.
La définition du lien de participation élective inclut de nombreuses dimensions qui peuvent être amicale, culturelle, religieuse, etc. Nous avons choisi de nous limiter à deux indicateurs particulièrement significatifs au regard du principe de solidarité : être engagé ou être donateur d’un organisme à but humanitaire. Nous faisions l’hypothèse d’un taux très élevé de donateurs aux États-Unis car la tradition nord-américaine repose sur l’engagement et la volonté de la société civile de prendre les choses en main plutôt que de les laisser à l’État. Sans grande surprise, les États-Unis sortent très haut dans la hiérarchie, tout comme le Royaume-Uni. Mais plus surprenant, le taux de bénévoles et de donateurs est également très élevé dans les pays nordiques qui se rapprochent pourtant davantage du régime universaliste. Cela signifie que ces pays combinent plusieurs types de liens et c’est ce qui fait leur force.

Préparation et emballage de nourriture pour les banques alimentaires d'Atlanta (the Georgia International Convention Center in Atlanta, 2016). Les Nord-Américains sont parmi les plus investis dans des actions de solidarité, bénévolat ou donations.
Préparation et emballage de nourriture pour les banques alimentaires d'Atlanta (the Georgia International Convention Center in Atlanta, 2016). Les Nord-Américains sont parmi les plus investis dans des actions de solidarité, bénévolat ou donations.

Et pour les autres liens ?
S. P.
Pour le lien de participation organique, nous avons opté pour la proportion des emplois couverts par des conventions collectives. Cet indicateur est le reflet des luttes sociales passées et exprime la solidarité qui se manifeste de façon concrète dans le monde du travail en prenant en compte aussi bien la protection de l’emploi que la reconnaissance par le travail. Sans surprise excessive, on s’aperçoit que la France est très bien placée avec 94 % des emplois couverts par des conventions collectives contre moins de 10 % aux États-Unis.

Concernant le lien de citoyenneté, le droit de vote semble s’imposer. Il s’avère pourtant difficile à mobiliser car le droit de vote est obligatoire dans certains pays tandis qu’il ne l’est pas dans d’autres. Surtout, les élections ne sont pas forcément comparables car elles n’ont pas toutes la même importance aux yeux des citoyens. Nous avons donc choisi pour mesurer ce lien deux indicateurs : la confiance dans le système judiciaire et la confiance dans les gens. Dans un régime universaliste, la morale civique est prééminente : dès lors, les institutions étatiques sont respectées et les citoyens se font confiance même lorsqu’ils ne se connaissent pas car ils s’accordent réciproquement une part équivalente de dignité et de droits.

Ce concept de « régimes d’attachement » permet une lecture du monde d’autant plus intéressante que certains pays, très différents du point de vue économique, appartiennent néanmoins au même régime d’attachement, comme dans le cas du régime familialiste…
S. P.
On retrouve en effet dans le régime d’attachement familialiste deux groupes de pays : d’une part des pays peu développés économiquement et d’autre part un groupe de pays très hétérogène qui rassemble par exemple le Brésil, l’Argentine mais aussi le Japon, qui ne sont pas du tout comparables économiquement. Au Brésil ou en Argentine, une forme de familialisme s’est imposée presque par défaut car ce sont des pays qui ont fait société dans un contexte de grandes inégalités, de dépendance à l’égard d’économies plus avancées. Le familialisme est intégré à la société sans que cela se traduise par des politiques familiales.

Au Japon, le régime familialiste repose sur une division des sexes (les hommes au travail, les femmes à la maison). Mais les jeunes Japonaises remettent ce modèle en cause, elles aspirent à travailler et à faire moins d'enfants. (métro Shinjuku, Tokyo, mai 1921).
Au Japon, le régime familialiste repose sur une division des sexes (les hommes au travail, les femmes à la maison). Mais les jeunes Japonaises remettent ce modèle en cause, elles aspirent à travailler et à faire moins d'enfants. (métro Shinjuku, Tokyo, mai 1921).

Au Japon, en revanche ce familialisme relève d’un choix politique, de prises de décision tout au long du XXsiècle reposant sur l’affirmation que la famille devait jouer un rôle fondamental dans la réussite économique. Il repose sur une division des sexes : l’homme doit se consacrer entièrement à son métier tandis que les femmes doivent s’épanouir dans la sphère domestique. C’est dans ces pays que les inégalités de genre sont les plus fortes. Ce familialisme s’est étendu à l’entreprise – elle-même devenant une famille et laminant les efforts syndicaux.  Cette rationalisation reposant sur la division des sexes a eu des conséquences positives qui ont permis la réussite du « modèle ». Mais le familialisme est mis à mal par la volonté des Japonaises de gagner leur place sur le marché du travail, en renonçant à faire des enfants. C’est un des traits de fragilité de ce régime qui commence à être ébranlé de l’intérieur.

Ce « cadre analytique » des régimes d’attachement, vous le mettez à l’épreuve à la lumière de conflits du travail. Qu’avez-vous cherché à démontrer à travers cela ?
S. P.
Pour comprendre la dynamique des liens sociaux, il m’a semblé important d’éprouver ce cadre analytique aux conflits. J’en ai choisi trois : la grève des chaussonniers de Fougères au cours de l’hiver 1906-1907, le conflit de Molex qui s’est développé à partir de la crise financière de 2008 dans le sud-ouest de la France et la révolte des « gilets jaunes ».

Prenons le conflit des chaussonniers : il est exemplaire car chaque type de lien y joue tour à tour un rôle fondamental. Le lien de participation organique en sort renforcé car pour mener leur combat, les grévistes ont su forger une communauté d’intérêt entre des ouvriers aux statuts différents en montrant l’interdépendance et la complémentarité entre eux.  Pour obtenir gain de cause et tenir dans la durée, les chaussonniers ont voulu faire connaître leur combat au-delà de Fougères, en faisant appel à la solidarité de toute la population, ce qui a contribué à renforcer la société civile, engageant ainsi le lien de participation élective. Parce qu’il fallait se libérer au moins temporairement de leurs charges familiales, les grévistes ont fait appel à des familles d’autres régions pour qu’elles prennent en charge leurs enfants pendant le temps de la lutte. Il s’agissait donc de mobiliser ainsi une forme de soutien au lien de filiation.

Grève des ouvriers du textile à Fougères en janvier 1907. Pour Serge Paugam, ce conflit des chaussonniers est exemplaire car chaque type de lien y a joué un rôle fondamental.
Grève des ouvriers du textile à Fougères en janvier 1907. Pour Serge Paugam, ce conflit des chaussonniers est exemplaire car chaque type de lien y a joué un rôle fondamental.

Enfin, le lien de citoyenneté s’est également manifesté puisque des députés, y compris Jean Jaurès, se sont déplacés à Fougères. Un relais s’est établi avec l’Assemblée nationale et les institutions de la République. Ainsi, ce mouvement social a contribué à renforcer et à entrecroiser chacun des quatre types de lien, ce qui a été d’ailleurs une raison de son succès.

Avec cette étude, vous renouez avec une sociologie qui aborde des sujets « grand angle » par opposition aux « études pointues et objets limités ». Est-ce là une incitation que vous lancez aux sociologues à s’engager dans de telles perspectives ?
S. P. Tout en restant très soucieux, en tant que chercheur mais aussi en tant que directeur de thèses, de mener et d’encadrer des travaux bien délimités autour d’une problématique précise, je pense en effet qu’il est dommage de se limiter à des études parcellaires et monographiques, de ne pas profiter de ce que nous offre la statistique publique. Nous disposons aujourd’hui de bases de données gigantesques qui méritent d’être utilisées car elles nous permettent de progresser dans une compréhension globale du monde. Cette approche est à mon sens d’autant plus nécessaire que nous vivons dans un monde globalisé. Nous avons besoin de comprendre les interdépendances à une échelle supranationale pour mieux appréhender l’avenir de nos sociétés respectives. Les sociologues peuvent s’approprier ces sources statistiques tout en portant sur elles un regard critique, en montrant leurs limites respectives. Tel a été le sens de ce travail sur l’attachement social qui peut encore progresser et être approfondi à mesure que de nouvelles sources permettront de construire de nouveaux indicateurs.

Vous vous interrogez en conclusion de votre livre sur la pertinence d’un attachement à l’humanité, tel qu’il se manifeste dans notre relation à l’écologie et la crainte de voir notre planète subir des dommages irréparables… Mais cet attachement à l’humanité ne suppose-t-il pas de réfléchir à la place et à la relation de notre espèce aux autres espèces qui peuplent la planète ? La sociologie doit-t-elle s’ouvrir à des réflexions qui appartiennent plutôt aujourd’hui à l’écologie au sens scientifique ?
S. P.
Les interdépendances humaines s’expriment de plus en plus à l’échelle de la planète tout entière. La conscience que nous en avons dépend en grande partie des risques planétaires que nous encourons toutes et tous en tant qu’êtres humains, notamment du fait du réchauffement climatique et de la dégradation de la biodiversité. On peut se demander si au XXIe siècle, le moment n’est pas venu pour les êtres humains de devenir des associés solidaires pour se prémunir des dangers auxquels ils sont confrontés à court terme. Quand je parle, à la suite de Durkheim, de l’attachement à l’humanité, c’est pour souligner ce processus de long terme qui apparaît comme irréversible.

Mais, vous avez raison, ce processus en alimente un autre qui est l’attachement à la planète, au sens d’une interdépendance entre les humains et les non-humains, entre les humains et toutes les espèces animales et végétales qui composent le vivant. Je ne pense pas que l’on atteigne ici les limites du raisonnement sociologique car la sociologie reste indispensable pour expliquer ces grandes transformations du monde, mais il est clair qu’aucune discipline ne saurait se suffire à elle-même et que les progrès scientifiques dépendent de notre capacité collective à croiser les savoirs comme l’encouragent d’ailleurs le CNRS et les grandes institutions de la recherche. 

À lire
L'attachement social. Formes et fondements de la solidarité humaineSerge Paugam, Seuil, coll. "La Couleur des idées", février 2023, 640 p., 27 €.

Notes
  • 1. Directeur de recherche au CNRS, au Centre Maurice Halbwachs (unité CNRS/EHESS/ENS-PSL) et directeur d'études à l'EHESS.

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