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Pervers narcissique, un syndrome social
Qu’est-ce qui vous a donné envie de consacrer six années de votre vie – et près de 600 pages – à la perversion narcissique ?
Marc Joly1 Cette notion de pervers narcissique – ou « PN », puisque le langage courant lui a donné un sigle –, je l’ai d’abord rencontrée, comme beaucoup de gens, dans la vie ordinaire : à travers des conseils de lecture, des situations évoquées devant moi… Elle m’a ensuite intéressé comme catégorie psychanalytique. En travaillant sur ma thèse de doctorat (consacrée à un sociologue très influencé par Sigmund Freud, Norbert Elias), je m’étais passionné pour l’histoire de la psychanalyse et j’avais envie d’y revenir. Au-delà de l’histoire de la notion, c’est finalement sa circulation sociale qui m’a intrigué. J’ai donc décidé d’y consacrer une recherche originale : pourquoi ce terme clinique, forgé en 1987 par un psychiatre et psychanalyste presque totalement inconnu du grand public, Paul-Claude Racamier, est-il soudain devenu si populaire à partir du début des années 2000 ?
S’agit-il d’un usage dévoyé, « galvaudé », comme l’affirme une part des commentaires ?
M. J. En fait, j’ai cherché d’abord à comprendre pourquoi et comment Racamier a élaboré et défini cette catégorie psychopathologique. Ensuite, dès lors que l’analyse textuelle (à partir de corpus de textes divers : presse, forums en ligne, etc.) montrait que « pervers narcissique » servait très majoritairement à désigner une nouvelle figure d’homme violent en couple, de façon psychologique, morale, à travers la manipulation et/ou le harcèlement, j’avais un deuxième grand problème à résoudre : comment comprendre un usage aussi genré et un tel succès ?
Et puis il restait à éclairer la prise de distance progressive des spécialistes, de nombre de « psys » ou d’associations d’aide aux victimes, à l’égard de la catégorie. J’ai donc effectué une longue enquête de terrain dans une association de lutte contre la violence morale intrafamiliale, nommée AJC2, en région parisienne. La thématique de la violence conjugale s’est ainsi imposée à moi au fil de ma recherche.
Comment Racamier définit-il la perversion narcissique ?
M. J. Selon lui, elle implique une relation de proximité entre un agresseur et sa victime, et elle se caractérise par « le besoin, la capacité et le plaisir de se mettre à l’abri des conflits internes et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet (c’est-à-dire, de l’autre) manipulé comme un ustensile et un faire-valoir ». Pour préserver la toute-puissance de son moi, pour échapper à ses propres affects destructeurs, le pervers narcissique les projette sur autrui, dans une volonté de contrôle total et un manque absolu d’empathie.
Il est à noter que Racamier, quand il propose une telle définition (dans un article publié en 19873, puis dans son grand livre Le Génie des origines4, en 1992), ne la genre pas. Il indique qu’il existe une variante féminine (dite « phalloïde ») et une masculine (dite « avantageuse »). Puis il dit privilégier par commodité, dans son exposé, la variante masculine. Mais il ne développe pas davantage et laisse ainsi planer le doute quant à une variante féminine, peut-être même plus redoutable. Cette brèche, beaucoup s’y sont engouffrés pour nier la fonction sociale que la catégorie a été amenée à jouer : elle a aidé à objectiver des nouvelles formes de violence masculine en couple et en famille, et à s’en protéger.
Pourquoi parler de « pervers narcissique » plutôt que de violence masculine ?
M. J. La perversion narcissique est spécifique, en ce qu’elle provient du ressentiment. Le « pervers narcissique », en pratique, c’est le conjoint ou l’ex-conjoint qui refuse fondamentalement les nouvelles normes juridiques et sociales garantissant l’égalité et la symétrie dans la relation homme-femme, tout en s’en prévalant et en les manipulant à son avantage. Il feint de s’y conformer pour les détourner insidieusement. Il cherche donc à enlever à sa partenaire intime tout ce qui la définit comme une personne autonome.
Il faut bien prendre la mesure des changements que nous avons connus. Jusqu’à une période très récente, le pater familias était en droit et en pratique propriétaire de la femme et des enfants, selon le modèle patriarcal garanti par notre Code civil. Quand cette propriété est inscrite dans les structures sociales, que les dominants comme les dominées en intériorisent la hiérarchie, elle relève de ce que Pierre Bourdieu nomme la « violence symbolique ». Mais ce n’est plus le cas.
Comment asseoir son contrôle sur des personnes non disposées à se laisser dominer, dans un univers social où la domination et la violence sont proscrites ? Figés dans l'idée que leurs désirs, leurs besoins, leurs sentiments doivent primer tout le reste, certains cherchent à maintenir leur pouvoir de façon masquée, usant du déni, du mensonge, de la manipulation, de la culpabilisation, etc. Propagé par des chaînes de solidarité entre femmes, le concept de « PN » s’est avéré très utile pour permettre aux victimes d’identifier ces mécanismes et, donc, les causes de leur souffrance. Mon terrain d’enquête, une association qui assure une prise en charge complète des victimes de violence morale dans le cadre privé, l'AJC, m’a permis de mesurer concrètement l’ampleur du phénomène.
Pourquoi avez-vous choisi l’AJC ?
M. J. D’abord, parce qu’il s’agit d’une association reconnue pour son expertise et que j’ai pu y nouer des liens de confiance. Qu’elle ne se revendique pas du féminisme et accueille des victimes hommes m’est aussi apparu comme un gage de « neutralité ». Mais, dans les faits, l’écrasante majorité des cas soumis à l’AJC, depuis une vingtaine d’années, sont des séparations éprouvantes, assorties généralement de procédures judiciaires, dans lesquelles des pères usent de leur droit parental comme d’un droit de propriété pour continuer à contrôler la mère via le ou les enfants et, en définitive, pour la détruire.
J’ai donc disposé d’un observatoire de choix sur ce qui se joue aujourd’hui : la volonté essentiellement masculine de dominer à tout prix, dans une situation où ce n’est plus possible, produit des processus d’agression subtils, difficiles à détecter par les institutions de travail social, de police et de justice. Cela a été assez vertigineux de constater la récurrence des situations, des discours, parfois presque mot pour mot. Le « pervers narcissique » est le symptôme d’une véritable pathologie sociale : l’impossibilité de rester un dominant légitime produit une forme de déviance, un désir secret de vengeance à l’origine de la perversion.
Le constat n’est pas optimiste…
M. J. Depuis le début de ce siècle, en gros, nous vivons une phase historique, qui voit les femmes prendre véritablement leur autonomie et mettre au défi les hommes de les accepter comme des égales. C’est cela que pose, entre autres, la question du consentement. Nous sommes donc à un tournant. Dans les années 1960-70, la revendication féministe n’avait abouti qu’à une émancipation partielle, dans les faits. Pour beaucoup d’hommes, cela a même représenté un moment béni : ils pouvaient continuer à profiter des avantages du patriarcat tout en jouissant des nouvelles possibilités offertes par la « libération des mœurs ».
Tout se passe aujourd’hui comme si nombre d’entre eux ne parvenaient pas à faire le deuil de ce pouvoir et le faisaient payer à la société tout entière. Le mouvement #MeToo non seulement a permis qu’ils ne soient plus laissés dans l’impunité, mais vient dire à tous les hommes : « Fini le double jeu ; l’égalité, c’est faire une place égale à l’autre dans son fonctionnement mental et c’est se comporter en conséquence ! » ♦
À lire
La Perversion narcissique, étude sociologique, de Marc Joly, 592 pages, CNRS Éditions, 2024, 28 euros.
- 1. Marc Joly est chargé de recherche au CNRS (laboratoire Printemps, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines).
- 2. Voir https://www.ajc-violence.org/page/1585826-association-ajc
- 3. « De la perversion narcissique » : https://bsf.spp.asso.fr/index.php?lvl=notice_display&id=10855
- 4. « Le Génie des origines – Psychanalyse et psychoses », de Paul-Claude Racamier, Payot, 1992.