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« Le risque est d'oublier la dignité humaine des personnes âgées et vulnérables »
Dès le 11 mars, le droit de visite a été suspendu dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Le 28 mars, de nouvelles directives plus strictes d’isolement des résidents dans leurs chambres furent demandées dans le but de les protéger, avant que les visites ne soient de nouveau autorisées sous conditions le 20 avril. Que pensez-vous de ces décisions ?
Benoît Eyraud1 : Dès les semaines précédant le confinement, qui a débuté le 17 mars, l’attention s’est concentrée sur l’hôpital. Toute l’inquiétude s’est focalisée sur les capacités sanitaires et la nécessité de protéger la filière de soins.
Les pouvoirs publics ont répondu très vite aux alertes des services hospitaliers et notamment des urgentistes qui disposent de relais forts, contrairement aux établissements médico-sociaux, comme les Ehpad ou les foyers d’accueil spécialisés, qui peinent généralement à se faire entendre. Tandis que les pouvoirs publics ont été plus lents pour adapter les mesures sanitaires à destination des personnes vulnérabilisées par l’environnement de la pandémie. Ce retard à l’allumage illustre la difficulté de notre pays à apporter une réponse qui ne soit pas seulement hospitalo-centrée.
Régis Aubry2 : Cette épidémie a produit une forme d’impensé. Les personnes âgées, handicapées, atteintes de polypathologies ou souffrant de problèmes psychiatriques, vivant dans les établissements médico-sociaux, ont été les grands oubliés du système de santé qui, dans l’urgence, s’est en effet d’abord organisé autour de l’hôpital. C’est d’autant plus paradoxal que ces lieux collectifs, comme les Ehpad, sont de véritables poudrières. Ce sont des foyers de contamination importants car ils concentrent les sujets les plus à risque, des personnes très âgées très vulnérabilisées par le virus. On aurait pu imaginer que ces établissements soient protégés en priorité. Sans qu’on le dise, les personnes les plus vulnérables ont été laissées au bord du chemin...
C’est ce qui vous a incité à créer une unité de soins palliatifs Covid-19 au CHU de Besançon ?
R. A. : Effectivement. À mesure que se mettaient en place les filières de réanimation, il était impératif de penser aux patients âgés et fragiles trop faibles pour y supporter les traitements. Ces patients méritent autant que tout autre d’être traités avec humanité et accompagnés en fin de vie. Certains, qu’on croyait perdus, ont d’ailleurs pu être sauvés. Le risque avec ces crises sanitaires, c’est qu’au motif de sauver des vies, on oublie le respect de la dignité humaine, pour les personnes les plus vulnérables notamment.
C’est également ce qui vous a guidé pour initier une cellule d’écoute téléphonique à destination des acteurs de la prise en charge à domicile, des établissements médico-sociaux et des médecins libéraux ?
R. A. : Ces cellules avaient été recommandées par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE). L’idée était d’aider tous ces professionnels à assumer leurs décisions, à analyser les situations toujours complexes, au travers du prisme de l’éthique et d’apporter des réponses adaptées, par exemple pour maintenir un patient dans la structure ou l’hospitaliser. Notre objectif était aussi d’accompagner la prise en charge de la détresse respiratoire asphyxique pour ceux qui décédaient dans ces structures. Cette cellule, animée par trois médecins en soins palliatifs et en gériatrie, a reçu une cinquantaine d’appels par jour.
Les décès de personnes qui résidaient en Ehpad s’élèveraient au moins à 13 000 (9 600 dans ces établissements et 3 400 après un transfert à l’hôpital). Cela représente près de la moitié des 28 600 décès à ce jour au total en France. Que pensez-vous de ces chiffres ?
R. A. : Au regard de l’état dramatique de certains établissements que j’ai pu observer lors de l’avis du CCNE que j’ai coordonné et du manque de moyens régulièrement dénoncés par le personnel, la situation aurait même pu être pire…
On s’est adapté, mais on aurait pu faire beaucoup mieux si le Plan grand-âge, annoncé en janvier 2020 dans la perspective d’un projet de loi présenté l’été suivant, avait été enfin mis en place ! Dans les pays du nord de l’Europe qui ont une autre politique, dirigée vers le maintien à domicile des personnes âgées dès que possible, le nombre de décès a été beaucoup plus bas. Il est urgent de penser à des alternatives aux Ehpad en France.
De plus en plus de familles endeuillées saisissent la justice pour dénoncer des manquements dans la prise en charge de leur proche résidant en Ehpad. Le 5 mai 2020, des familles ont créé l’association Collectif 9 471, en référence au nombre de morts recensés dans les Ehpad jusqu’alors…
R. A. : L’absence de masques explique pour partie la contagion dans les Ehpad. Le personnel soignant a été fortement touché avec comme conséquence un fort absentéisme dans ces structures. Ce qui, associé aux mesures de confinement, a eu de graves répercussions chez les résidents parfois privés de certains soins de base, comme la toilette, du fait de la raréfaction des personnels.
Certains résidents très dépendants n’étaient plus assistés par leur proche pour la prise de repas tandis que d’autres étaient totalement délaissés dans leur chambre. L’absence de soins de base pouvait alors s’apparenter à une forme d’abandon ou de maltraitance. Cet épisode a mis au grand jour les gens et les situations qu’on ne voulait pas voir. Il y a une sorte de déni collectif autour de ces situations de vieillissement, de fragilité et de fin de vie. Espérerons qu’avec cette crise, la mise en place du plan grand-âge va finalement s’imposer avec notamment des moyens mis pour le maintien à domicile. Aujourd’hui, on contraint les personnes à vivre dans des endroits où majoritairement, elles n’ont pas envie d’aller. Et au nom de la sécurité, on les prive de leur ultime liberté.
Revenons aux mesures sanitaires : ont-elles été suffisantes et adaptées ?
B. E. : Ces mesures sanitaires sont venues s’abattre de manière très administrative et très verticale, renforçant encore le sentiment de relégation et de disqualification des plus vulnérabilisés. En contrepoint de ces mesures, il aurait été judicieux, au préalable de consulter les avis des professionnels (aides-soignants, auxiliaires de vie, travailleurs sociaux, médecins…), ceux des personnes résidant en hôpitaux psychiatriques ou en établissements médico-sociaux et ceux de leurs familles. Cette attention participative aurait facilité une appropriation et un ajustement plus rapides des règles.
R. A. : Pour les 60 à 70 % des résidents en Ehpad qui souffrent de troubles cognitifs, parfois très sévères, ces mesures de confinement n’étaient pas comprises et ne pouvaient être respectées. L’interdiction des visites et le maintien dans les chambres ont été vécus comme une agression, ce qui a eu pour effet d’augmenter fortement leurs troubles du comportement. Les résidents ont eu le sentiment de subir un enfermement. Nous devons mener une réflexion sur ce que signifie être confiné quand on a des troubles cognitifs.
Benoît Eyraud, vous travaillez sur la protection des personnes vulnérables. Les mesures prises ne s’apparentent-elles pas à celles qui prévalent pour les personnes mises sous tutelle ?
B. E. : Quand la société identifie des personnes comme vulnérables, elle les surprotège, c’est un réflexe. Selon quelques retours, des résidents d’établissements médicaux sociaux ont en effet éprouvé des sentiments d’infantilisation très fort, proches de ceux de nombreuses personnes mises en protection juridique. En les qualifiant de « vulnérables », les pouvoirs publics ne se sont pas rendu compte qu’ils disqualifiaient leurs capacités à s’approprier et à ajuster les nouvelles règles sanitaires.
Il fallait pourtant mettre en place des mesures de protection…
B. E. : Certes, mais plutôt que de les surprotéger, on aurait dû les accompagner pour les aider à bien appréhender l’importance de ces règles, en tenant compte de leurs besoins et de leurs capacités à exercer leurs droits. C’est tout l’enjeu de notre manifeste « Toutes et tous vulnérables ! Toutes et tous capables ! » et de notre démarche de recherche citoyenne Capdroits qui vise à faire participer les personnes vulnérabilisées aux décisions dans la perspective d’un meilleur respect des droits humains.
R. A. : Malgré un tel contexte, il faut veiller à ne pas considérer les personnes âgées comme incapables de décider et de comprendre au prétexte qu’elles sont plus lentes et moins réactives. Cet âgisme est une forme de ségrégation qui entraîne un sentiment d’inexistence et d’inutilité très exacerbé lors de cet épisode. En leur répétant qu’elles devaient être mises à distance de toute forme de relation sociale et n’auraient pas accès à des soins susceptibles de les guérir, les personnes âgées ont été sur-vulnérabilisées et ont eu le sentiment « de ne plus être »...
L’interdiction totale de visite aux familles a été levée en urgence le 21 avril…
R. A. : Pour de nombreux résidents, l’environnement familial ou amical est le seul lien qui les rattache au monde extérieur et leur raison essentielle de vivre. Les en priver durablement risquait de provoquer une altération de leur état de santé de façon irrémédiable. Si la logique est de ne prendre aucun risque, sa contrepartie produit misère et souffrance. La responsabilité du politique, c’est justement de savoir prendre des risques. Si j’entends bien les mesures de protection, il faut toujours mettre en tension ce qui est pertinent sur le plan de la santé publique et ce qui l’est sur le plan de la santé individuelle.
L’unité de soins palliatifs Covid-19 que vous avez créée au CHU de Besançon était sans doute la seule en France à autoriser les visites : pourquoi ce choix, Régis Aubry ?
R. A. : On sait que plus que la médecine, c’est la présence humaine qui prime à ce moment essentiel de la vie. Au stade ultime de la vie, cela nous semblait important de ne pas ajouter à la souffrance et de ne pas priver de ce qui peut encore donner du sens, à savoir le contact avec ceux qu’on aime. Nous pensons également aux proches : voir le défunt, échanger les derniers mots facilite la séparation et évite les deuils pathologiques.
Cette expérience aurait pu être reproduite dans d’autres structures…
R. A. : Je crois que c’est une des leçons qu’on peut en tirer. Il faut redoubler d’humanité et défendre l’idée selon laquelle il y a des intérêts généraux qui sont supérieurs à des intérêts individuels. Une société qui oublie d’être solidaire ou qui ne respecte pas la dignité de toute vie est une société qui va droit dans le mur.
B. E. : Cette crise a montré la nécessité de réduire la dimension sur-protectionnelle, paternaliste et très verticale des autorités à l’égard des plus fragiles. Il faut réintroduire de la démocratie sociale et solidaire, faire confiance aux résidents d’établissements médico-sociaux et s’appuyer sur les avis et les expertises de chacun, professionnels comme usagers, pour favoriser le dialogue et accompagner chacun dans l’exercice de ses droits.
Régis Aubry, vous menez actuellement une étude sur la fin de vie et la mort dans les Ehpad. Quels enseignements pourrait-elle apporter pour l’avenir ?
R. A. : Cette recherche, dont les résultats sont attendus à la fin de l’année, vise à collecter des données de terrain pour documenter la manière dont les professionnels, les résidents et leurs proches ont fait face à la crise et aux décès. Elle est coordonnée par la Plateforme nationale pour la recherche sur la fin de vie et menée dans six régions, à raison de quatre à cinq Ehpad par région. Elle permettra d’apporter des éléments susceptibles d'influencer les politiques d’accompagnement du vieillissement et de solidarité envers les personnes vulnérables. Un suivi des familles permettra de faire un focus sur les situations de deuil qui vont, à mon sens, devenir un problème de santé publique. ♦
À lire
Choisir et agir pour autrui ?, Controverse autour de la convention de l'ONU relative aux droits des personnes handicapées, Benoît Eyraud, Julie Minoc et Cecile Hanon, Doin, coll. "Polémiques", 2018.
- 1. Chercheur au Centre Max Weber (CNRS/ENS de Lyon/Université Jean Monnet Saint-Étienne/Université Lumière Lyon 2), chercheur associé au CEMS (CNRS/EHESS/Inserm), maître de conférences à la faculté de sociologie et d’anthropologie de l’Université Lyon 2, initiateur de la démarche de recherche citoyenne Capdroits.
- 2. Médecin-chef du pôle Autonomie-Handicap du CHU de Besançon, membre du Comité consultatif national d’éthique, président de la Plateforme nationale de recherche sur la fin de vie.
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Auteur
Journaliste et auteur, Carina Louart est spécialisée dans les domaines du développement durable, des questions sociales et des sciences de la vie. Elle est notamment l’auteur de La Franc-maçonnerie au féminin, paru chez Belfond, et de trois ouvrages parus chez Actes Sud Junior : Filles et garçons, la parité à petits pas ; La Planète en partage à petits pas ; C’...